Daras tome 27
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CHAPITRE VIII.
Dieu seul crée les choses mêmes que les magiciens transforment par le moyen de leur art.
13. Il ne faut pas croire pour cela que la matière des choses visibles obéit à la volonté de ces anges transgresseurs, elle n'est soumise qu'à Dieu de qui les esprits rebelles tiennent leur pouvoir, en tant qu'il est assis comme un juge immuable sur son tribunal sublime et spirituel. En effet, aux esprits même impurs et condamnés, l'eau, le feu et la terre obéissent dans le creuset pour faire ce qu'ils veulent, mais toutefois autant que cela leur est permis. On ne saurait donc appeler ces mauvais anges créateurs, parce que les mages qui résisiaient, par leur pouvoir, au serviteur de Dieu, ont produit des grenouilles et des serpent. (Exod., VIII, 7, et VII, 12), attendu que ce ne sont point eux qui les ont créées. En effet, les germes de tout être visible et corporel, se trouvent invisiblement déposés dans les éléments corporels de ce monde. Les uns sont même déjà visibles à nos yeux, tels sont les germes venant de fruits et d'êtres vivants, il y en a d'autres aussi invisibles, ce sont
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QUINZE LIVRES SUR LA TRINITÉ.
les germes des germes que nous voyons, et d'où, sur l'ordre du Créateur, l'eau a fait naître les premiers poissons et les premiers volatils, et la terre les premiers êtres de son genre, et les premiers animaux de sa sorte. Car ces germes en éclatant en êtres de ce genre, n'ont point, en produisant leur effet, absorbé la force productrice tout entière dans les êtres produits; toutefois il arrive souvent que les conditions convenables pour éclore et produire des êtres selon leur espèce, font défaut à ces germes. Ainsi un petit bourgeon est un germe, car si on le met en terre il devient un arbre; mais ce petit bourgeon a lui‑même pour semence une graine de son espèce, infiniment petite, à peine visible pour nous. Quant à la graine de cette même graine, bien que nous ne puissions la discerner de nos yeux, nous pouvons cependant par la raison conjecturer qu'elle est, attendu que s'il n'y avait point dans les éléments que nous avons sous les yeux, une certaine force de ce genre, on ne verrait point pousser de terre des germes qui ne s'y trouveraient point semés, de même qu'on ne verrait pas non plus cette multitude d'animaux qui sans fécondation de femelles par des mâles, naissent dans la terre ou dans l'eau et, en s'accouplant, produisent d'autres animaux, bien que produits eux‑mêmes en l'absence de toute espèce de parents. Ainsi les abeilles ne conçoivent point les germes de leurs petits en s'accouplant, mais elles les ramassent avec leur bouche, comme s'ils étaient répandus par terre. Le Créateur des germes invisibles n'est autre que le Créateur même de toutes choses. Tous les êtres qui se montrent à nos yeux en naissant, reçoivent, de germes invisibles, le principe de l'accroissement, et prennent ensuite, en vertu des lois de leur origine, la grandeur qui leur convient et la distinction des formes qui leur est propre. De même donc que nous n'appelons point nos parents créateurs d'hommes, ni les cultivateurs, créateurs de céréales, bien que c'est avec le concours apparent de leurs mouvements que la vertu de Dieu opère intérieurement toutes les choses qu'ils produisent, de même il n'est pas permis de regarder les bons ou les mauvais anges comme des créateurs, si, en vertu de la subtilité de leurs sens et de leurs corps, ils connaissent les semences de choses qui nous sont inconnues, les répandent invisiblement dans certaines combinaisons d'éléments favorables, et fournissent à ces êtres l'occasion de naître et les moyens de grandir. Mais les bons anges ne font ces choses qu'autant que Dieu leur ordonne de les faire, et les mauvais anges ne les font injustement qu'autant que Dieu leur permet avec justice de les faire, car si les mauvais anges ont une volonté injuste, ils ne reçoivent jamais que
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justement le pouvoir d'agir, soit pour se punir eux‑mêmes, soit pour punir les autres, pour le châtiment des méchants et la gloire des bons.
44. Voilà pourquoi l'Apôtre saint Paul distinguant l'action intérieure de Dieu qui crée et forme les êtres, de l'oeuvre de la créature qui agit au dehors, a emprunté la comparaison suivante à l'agriculture : « C'est moi qui ai planté, c'est Apollon qui a arrosé, mais c'est Dieu qui a donné l'accroissement. » (I Cor., III, 6.) Il en est de même de la vie chez nous; Dieu seul peut former notre âme en la justifiant, mais les hommes peuvent prêcher l'Evangile au dehors, par l'impulsion de la vérité, s'ils sont bons, et par occasion s'ils sont méchants. » (Philip., I, 18.) Voilà comment Dieu opère intérieurement la création de choses visibles, quant aux opérations extérieures des bons ou des méchants, et même de quelque être animé que ce soit, il la produit à son commandement et suivant les dispositions de puissances et des appétences de commodités réglées par lui, qu'il fait servir à la nature des choses dans laquelle il crée tout, de même qu'il se sert de l'agriculture pour la terre. Je ne puis donc dire que les mauvais anges évoqués par l'art des magiciens ont été créateurs de grenouilles et de serpents (Exod., VII, 12 et VIII, 7), de même que je ne puis dire que les hommes méchants sont créateurs de la moisson que je vois pousser par leurs soins.
15. De même Jacob ne fut point le créateur de la couleur dans ses brebis (Gen., XXX, 41), pour avoir placé dans l'eau où elles buvaient au moment du rut, des baguettes de diverses couleurs (1). Les brebis n'ont point non plus créé les variations de couleur de leurs petits, parce qu'il s'est trouvé dans leur âme une image de couleurs différentes, produites dans leurs yeux par la vue de baguettes de différentes couleurs, image qui n'a pu affecter par l'effet du mélange que le corps animé par un esprit affecté de la même manière et qui a influé sur les tendres éléments de leurs petits, au point d'en modifier la couleur. Mais ce qui fait que soit l'âme soit le corps soient affectés par une action réciproque, ce sont certaines raisons de convenance, qui vivent d'une manière immuable dans la souveraine sagesse même de Dieu, que nul espèce de lieu ne renferme, et qui, tout immuable qu'elle est, n'abandonne pourtant rien de ce qui est muable, par la raison qu'aucune de ces choses n'a été créée par d'autres que par lui. En effet , que des brebis naissent non des
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(1) Voir à propos de ce fait, un peu plus loin, la pensée de saint Augustin, au livre XI, chapitre ii, de la Trinité. Voir aussi au livre XII, chapitre xxv, et au livre XVIII, chapitre v, de la Cité de Dieu.
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baguettes, mais des agneaux, c'est un effet de l'immuable et invisible raison de la sagesse divine par laquelle tout a été créé; mais que de la diversité des baguettes, il soit résulté quelque chose pour la couleur de leurs petits, c'est le fait de l'âme de la brebis qui a été affectée au dehors, par les yeux, à l'époque où elle était pleine et qui a appliqué intérieurement en elle, à sa manière, la loi de la formation du corps des petits, loi qu'elle tenait de la puissance intime de son Créateur. Mais combien faut‑il que la force d'une âme soit grande pour affecter et changer ainsi une matière corporelle, (car, bien qu'elle ne puisse être appelée créatrice du corps, puisque toute cause de substance muable et sensible, tout mode, tout nombre et tout poids qui fait qu'elle soit, et qu'elle ait telle ou telle nature, n'existe que par la vertu de la vie intelligible et immuable, placée au‑dessus de tout, et atteignant jusqu'aux choses extrêmes placées le plus loin, c'est‑à‑dire aux choses terrestres), c'est ce qui demanderait de bien longs discours sans aucune utilité en cet endroit. Toutefois j'ai cru devoir rappeler ici le fait de Jacob (Gen., XXX, 41), pour faire comprendre que si celui qui a disposé ainsi les baguettes dont il est parlé ne peut être appelé le créateur de la couleur des agneaux et des chevreaux, on ne peut non plus donner ce nom aux âmes des mères, qui ont reproduit, autant que la nature le leur a permis, dans les germes qu'elles avaient conçus dans la chair, l'image de la variété de couleurs dont elles avaient été affectées par les yeux du corps, on ne saurait à plus forte raison, dire que les mauvais anges, par qui les mages de Pharaon, ont opéré jadis leurs merveilles, aient créé leurs grenouilles et leurs serpents.
CHAPITRE IX.
Dieu, cause première de toutes choses.
16. Il y a en effet une différence entre créer un être et le gouverner dès le principe suprême et intime de toutes les causes, ce qui n'est le propre que du Créateur, et produire au dehors une opération, à l'aide de forces et de facultés venant de lui, et faire paraître à tel ou tel moment, de telle ou telle façon un être créé; ces sortes d'êtres sont en effet en principe et primordialement produits par une certaine disposition des éléments, et, l'occasion donnée, ils paraissent au monde. Car de même que les mères sont grosses de leurs petits, ainsi le monde entier est gros des causes de la naissance des êtres; or, ces causes n'ont été créées en lui que par la suprême essence en qui rien ne naît, rien ne meurt, rien ne commence, rien ne finit. Mais la mise extérieure en oeuvre, des causes secondes,
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qui pour n’être point la nature, n'en sont pas moins mises en action selon la nature, ce qui fait que les êtres secrètement cachés dans son sein apparaissent et sont en quelque sorte créés au dehors, par le développement des mesures, des nombres et des poids qu'ils ont invisiblement reçus de celui qui dispose tout avec nombre, poids et mesure. (Sap., XI, 21.) Non‑seulement elle est possible aux mauvais anges, elle l'est même aux hommes de bien, comme je l'ai dit plus haut, en prenant l'agriculture pour exemple.
17. Mais si on ne veut point se laisser ébran ler au sujet des animaux par une raison qui semblerait aller contre ce que j'ai dit, attendu qu'ils ont un esprit de vie et un instinct leur faisant rechercher ce qui est conforme à leur nature et éviter ce qui y est contraire, il faut ne point perdre de vue qu'il y a bien des gens sachant quelles herbes, quelles chairs, quels sucs ou humeurs de différentes choses il faut disposer de telle ou telle manière, broyer, piler ou mêler de telle ou telle façon, pour donner naissance à certains animaux; or, qui est assez insensé pour oser se dire le créateur de ces êtres? Qu'y a‑t‑il donc d’étonnant si un homme de rien est capable de connaître d’où naissent tels ou tels vers, telles ou telles mouches, les mauvais anges, à raison de la subtilité de sens qui pénètrent les semences les plus secrètes, sachent d'où naissent les grenouilles et les serpents et en procurent l'apparition, sans pour cela en être les créateurs, en ayant recours à des mouvements invisibles, à certaines opportunités de mélanges secrets et connus d'eux? Mais on n'éprouve aucune admiration pour ce que les hommes ont l'habitude de faire. Si par hasard on s'étonne de la rapidité avec laquelle se sont produits certains accroissements et des animaux sont nés, il faut faire attention à la manière dont les hommes les produisent en vertu de la puissance humaine. En effet, d'où vient que les mêmes petits vers naissent plus vite en été qu'en hiver, plus promptement dans les endroits chauds que dans les lieux froids? Mais les conditions requises sont d'autant plus difficilement mises en œuvre par les hommes, que leurs sens sont moins subtiles et leurs membres formés d'éléments terreux et pesants sont moins agiles. Aussi pour les anges bons ou mauvais, plus il est facile de réunir les éléments et les causes prochaines, plus leur rapidité à produire de semblables résultats nous frappent d'admiration.
18. Mais il n'y a de créateur que celui qui forme tous les êtres, en principe. Or, personne ne saurait le faire, que celui qui tient dans ses mains les poids, les nombres et les mesures de toutes choses ; ce créateur c'est Dieu seul, de l'ineffable puissance de qui il dépend aussi que
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ce que les anges peuvent faire s'il le leur permet, ils ne le sauraient faire dès qu'il ne leur permet plus. Il n'y a pas d'autre moyen d'expliquer pourquoi ils n'ont pu faire de très‑petites mouches, après avoir produit des grenouilles et des serpents, que de dire qu'ils en étaient empêchés par un pouvoir plus grand que le leur, par le pouvoir de Dieu, par le Saint‑Esprit, ainsi que les mages eux‑mêmes l'ont reconnu et confessé en disant : « Le doigt de Dieu est là. » (Exod., VIII, 19.) Mais, que peuvent‑ils, en vertu de leur nature, qu'ils cessent de pourvoir s'ils en sont empêchés, et que ne peuvent‑ils faire par les conditions de leur nature, c'est ce dont il est difficile pour ne pas dire impossible à l'homme de se rendre compte, à moins qu'on n'ait reçu de Dieu le don, que saint Paul appelle: «Le discernement des esprits. » (I Cor., XII, 10.) Nous savons bien en effet qu'un homme peut marcher, et qu'il ne saurait le faire si on ne le lui permet point, mais il ne saurait voler quand même on le lui permettrait. Il en est de même de ces anges, ils peuvent faire certaines choses, si des anges plus forts qu’eux le leur permettent par un ordre exprès de Dieu; mais il y a des choses qu'ils ne sauraient faire quand bien même ils n'en seraient point empêchés, par la raison que celui de qui ils tiennent tel ou tel mode de nature ne le leur permet point, de même que souvent il leur empêche par le moyen de ses anges de faire même ce dont il leur a donné le pouvoir.
19. Par conséquent, à l'exception de ce qui se fait dans l'ordre des choses de la nature par le cours ordinaire des temps, tel que le lever et le coucher des astres, la naissance et la mort des animaux, les innombrables diversités de semences et de germes, les nuages et les brouillards, la pluie et la neige, les éclairs et le tonnerre, la foudre et la grêle, les vents et le feu, le froid et la chaleur, et toutes les autres choses semblables; à l'exception également des phénomènes qui dans le même genre sont rares, tels que les éclipses de lune, l'aspect divers des astres, les monstres, les tremblements de terre et autres choses semblables, à l'exception donc de toutes ces choses dont la cause première et suprême n'est autre que la volonté de Dieu, ce qui fait que dans un psaume après avoir rappelé plusieurs de ces phénomènes : « Le feu, la grêle, la neige, la glace et le souffle de la tempête, » (Ps. CXLVIII, 8) craignant qu'on n'attribue ces choses au hasard seulement ou à des causes corporelles ou même spirituelles, mais indépendantes de la volonté de Dieu, le Psalmiste ajoute. «Toutes choses que sa parole fait. »
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CHAPITRE X.
En combien de manières la créature est prise pour signifier quelque chose.
Et bien donc, comme j'avais commencé plus haut à le dire, à l'exception de ces choses, il y en a d'autres qui bien que provenant de la même matière corporelle, sont employées pour signifier quelque chose de la part de Dieu à nos sens, on les appelle proprement des miracles et des signes, mais la personne même de Dieu ne se trouve point dans toutes ces choses qui nous sont annoncées par le Seigneur Dieu. Si parfois elle s'y trouve, tantôt elle est représentée par un ange, tantôt par une espèce d'êtres qui n'est point celle des anges, bien que disposée pour son rôle par le ministère des anges. Et même quand elle se trouve dans une espèce qui n'a rien de l'ange, quelquefois elle existait déjà auparavant à l'état de corps, quand elle a été prise pour signifier telle ou telle chose par certains changements, quelquefois aussi cette espèce d'êtres naît exprès pour la circonstance et se dissout dès que le but est atteint. De même aussi quand les hommes annoncent une chose, il arrive parfois qu'ils font personnellement entendre eux‑mêmes les paroles de Dieu, ainsi que cela a lieu quand ils commencent ainsi : « Le Seigneur a dit, » (Jérém., XXXI, 1) ou bien de cette manière : « Voici ce que dit le Seigneur. » D'autres fois, ils ne commencent par rien de semblable et jouent le rôle même de Dieu, par exemple quand ils disaient: «Je vous donnerai l’intelligence et je vous placerai dans la voie où vous devez marcher. » (Psal. XXXI, 8.) Voilà comment non‑seulement dans son langage, mais encore dans sa propre personne, un prophète a pour mission de remplir le rôle même de Dieu et de le représenter dans son ministère prophétique. Ainsi pour donner un exemple, le prophète qui divisa son manteau en douze parties, pour en donner dix au serviteur du roi Salomon qui devait être roi d'Israël (III Reg., XI, 31), remplissait le rôle même de Dieu. Quelquefois aussi, des êtres, qui n'étaient point le prophète, mais qui existaient déjà parmi les objets terrestres, étaient empruntées pour exprimer quelque chose de semblable. Tel est l'usage que Jacob, au sortir du songe où il avait eu une vision, fit de la pierre placée sous sa tête, pendant son sommeil (Gen., XXVIII, 18), d'autres fois, il est créé exprès pour un usage déterminé une espèce qui tantôt doit continuer à subsister, tel le serpent d'airain élevé dans le désert (Nomb., XXI, 9) qui a pu subsister plus tard ; tels encore les écrits, tantôt disparaît, une fois le mystère accompli; tel le pain eucharistique, qui se consomme par la réception du sacrément.
20. Mais comme ces choses sont connues des hommes, et qu'elles se font par le ministère des hommes, elles peuvent obtenir notre respect,
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parce qu’elles tiennent à la religion, mais elles ne sauraient exciter notre étonnement comme miraculeuses; aussi celles qui se font par le moyen des anges, nous semblent‑elles d'autant plus admirables qu'elles nous sont plus difficiles et moins connues, bien que pour les anges elles soient faciles et connues, puisqu'elles leur sont propres. C'est en remplissant le rôle de Dieu qu'un ange parlait en ces termes à l'homme: « Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d' Isaac et de Jacob, » (Exod., III, 6) car l'Ecriture commence par dire : « Il lui apparut un ange du Seigneur; » de même c'est également en remplissant le rôle de Dieu, qu'un homme a dit: «Ecoutez, mon peuple, et je vais vous parler, écoutez Israël, et je vous déclarerai ma volonté (Ps. LXXX, 9); je suis le Dieu votre Dieu. » (Exod., VII, 10.) La verge de Moïse a été prise pour devenir un signe de quelque chose, mais c'est par le pouvoir d'un ange qu'elle s'est changée en serpent, et bien que ce pouvoir fasse défaut à l'homme, cependant une pierre a été prise par ce dernier pour une pareille signification. (Gen., XXVIII, 18.) Entre le fait de l'ange et celui de l'homme, il y a une grande différence : dans l'un, il y a à admirer et à comprendre; dans l'autre, il n'y a qu'à comprendre; mais peut‑être ce qu'il y a à comprendre dans l'un et l'autre cas est‑il une seule et même chose, bien que les faits qui le font comprendre soient différents; c'est comme si le nom du Seigneur était écrit avec de l'encre et avec de l'or; l'encre est plus vile, l'or est plus précieux, mais le sens exprimé par l'une et par l'autre est le même. Aussi quoique la verge de Moïse changée en serpent (Exod., IV, 3) signifie la même chose que la pierre de Jacob (Gen., XXVIII, 18), cependant la pierre de Jacob signifiait quelque chose de mieux que les serpents des mages. En effet, si l'onction de la pierre signifie le Christ dans la chair où Dieu l'a oint d'une huile de joie, d'une manière plus excellente que tous ceux qui ont part à sa gloire (Ps. XLIV; 8), la verge de Moïse changée en serpent le représente obéissant jusqu'à la mort de la croix. (Philipp. , II, 8.) Aussi est‑il dit : « De même que Moïse dans le désert a élevé en haut le serpent, de même il faut que le Fils de l'homme soit élevé en haut, afin que quiconque croit en lui ne périsse point; mais qu'il ait la vie éternelle , » (Jean , III , 14) de même que ceux qui, dans le désert, levaient les yeux sur le serpent que Moïse avait élevé, ne périssaient point de la morsure des serpents (Nomb., XXI, 9), ainsi « notre vieil homme a été crucifié avec lui, afin que notre corps de péché fût détruit en nous. » (Rom., VI, 6.) Par le serpent, on entend la mort introduite dans le monde, au paradis terrestre, par le serpent, manière de parler qui consiste à prendre la cause pour l'effet. Ainsi la verge qui se change en serpent, c'est le
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Christ destiné à la mort, et quand le serpent retourne à l'état de verge, c'est le Christ ressuscitant avec son corps qui est l'Eglise (Voir plus loin ch. XI), ce qui aura lieu à la fin des temps (Col., 1, 24) et est rendu par la queue du serpent que Moïse prit de sa main pour le faire redevenir verge. (Exod., IV, 4.) Quant aux serpents des Mages, ce sont les morts du siècle qui, s'ils ne croient point au Christ, afin d'entrer dans son corps comme s'ils étaient dévorés par lui, ne pourront ressusciter en lui. La pierre de Jacob, ainsi que je l'ai dit, signifiait donc quelque chose de mieux que les serpents des mages, mais le fait des mages était bien plus surprenant que la pierre de Jacob. Tout cela ne fait rien à la signification des choses, c'est absolument comme si on écrivait le nom d'un homme avec de l'encre et celui de Dieu avec de l'or.
21. Quant aux nuées et aux flammes, qui sait comment les anges les ont produites ou empruntées pour signifier ce qu'elles annonçaient, quand bien même on admettrait que c'étaient le Seigneur ou le Saint‑Esprit qui étaient représentés par ces formes corporelles? De même, les enfants ne savent point ce qu'on place sur l'autel, et consomme après la célébration du mystère de piété, ils ignorent où et comment cela se produit, pourquoi on le reçoit avec religion. Tant qu'ils n'apprennent point à le savoir par leur propre expérience ou par celle d'autrui, tant qu’ils ne voient ces choses que pendant la célébration des mystères, au moment où l'on offre et distribue ces mystères, si on leur dit avec autorité, de qui ces espèces sont le corps et le sang, ils croiront que le Seigneur est apparu sous ces mêmes espèces aux yeux des hommes, et que c'est du côté de ces espèces frappé de la lance que le sang a coulé. (Jean, XIX, 34.) Mais il faut que je ne perde pas de vue jusqu'où peuvent aller mes forces et que j'engage mes frères à ne point oublier où sétendent les leurs, si je ne veux pas que la faiblesse humaine ne dépasse les bornes au delà desquelles il n'est plus sûr de s'engager. En effet, si les anges opèrent les merveilles dont nous avons parlé, ou plutôt si Dieu les opère par leur moyen en les laissant agir, en leur ordonnant ou en les contraignant de les faire, du haut du trône invisible de son empire, ma vue n'est pas assez perçante pour pénétrer ce secret, ni ma raison assez confiante en elle‑même pour entreprendre de l'éclairer ou pour chercher à le comprendre par les investigations de mon esprit, de manière à pouvoir répondre à toutes les questions qu'il est possible de me faire sur ces choses, avec la même certitude que si j'étais un ange, un prophète, ou un apôtre, « car les pensées des hommes sont timides et nos prévoyances sont incertaines; attendu que le corps qui se corrompt appesantit l'âme; et cette demeure terrestre abat l'esprit par la multiplicité des soins qu'elle réclame. Aussi ne comprenons‑nous que difficilement ce
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qui se passe sur la terre et nous ne discernons qu'avec peine ce qui est devant nos yeux. Qui pourra découvrir ce qui se passe dans ciel?» Et comme l'auteur de la sagesse continue en ces termes : « Qui pourra connaître votre pensée, Ô mon Dieu, si vous ne donnez vous‑même la sagesse et si vous n'envoyez votre Esprit saint du haut des cieux?» (Sag., IX, 14 à 17) nous ne chercherons point à savoir ce qui se passe dans les cieux, ni dans quel ordre de choses le corps des anges, eu égard à leur dignité, et certaines de leurs actions corporelles se trouvent renfermés; mais en vertu de l'Esprit de Dieu qui nous a été envoyé d'en haut, et de sa grâce départie à nos âmes, j'ose avancer avec confiance que ni Dieu le Père, ni son Verbe, ni son esprit qui, tous trois ne font qu'un seul Dieu, n'est en lui-même, et dans ce qui fait qu'il est ce qu'il est, aucunement sujet au changement, et que, par conséquent, il s'en faut bien qu'il soit visible; car s'il y a des choses muables qui ne laissent point, que d'être invisibles, par exemple nos pensées, notre mémoire, nos volontés, et toutes les créatures incorporelles, il n'y a rien de visible qui ne soit en même temps muable.