La Cité de dieu 60

tome 24 p. 249

 

CHAPITRE VII.

 

Opiniatreté de Caïn, la parole de Dieu même ne put le(s) détourner de son crime.

 

1. Mais cette parole même, que je viens d'expliquer selon mon pouvoir, quand Dieu l’eut dite à Caïn, sous la forme qu'il daignait emprunter à sa créature, pour s'entretenir comme un ami avec nos premiers parents, quelle utilité en retira Caïn ? Après l'admonition divine, en accomplit‑il moins le fratricide qu'il méditait? Dieu avait fait son choix dans les sacrifices des deux frères; il a regardé favorablement les uns et rejeté les autres; quelque signe visible et auquel on ne pouvait se méprendre, atteste la différence qu'il en fait, différence basée sur les bonnes oeuvres de l'un et sur les oeuvres mauvaises de l'autre. Caïn en concoit un violent déplaisir, son visage en est tout abattu; car l'Écriture en témoigne par ces paroles : « Et le Seigneur dit à Caïn : Pourquoi es‑tu devenu triste et pourquoi ton visage est‑il abattu? Si ton offrande est juste et que le partage de cette offrande ne le soit pas, n'es‑tu pas coupable? Cesse de t'inquiéter : car il se tournera vers toi et tu le domineras. » (Gen. IV, 6 et 7, selon les Sept.) Dans cette admonition que Dieu fait à Caïn, ces paroles : si ton offrande est juste et que le partage de cette offrande ne le soit pas, n'es‑tu pas coupable? Ces paroles dont on ne voit pas clairement le sens, ont donné lieu par leur obscurité, à plusieurs interprétations, chaque commentateur cherchant en son particulier à les expli-

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quer selon les règles de la foi. On offre, en effet, un sacrifice juste, lorsqu'il est offert au Dieu véritable à qui seul il est dû. Mais le partage n'est pas juste, lorsqu'on ne fait pas un juste discernement des lieux, des temps, des offrandes elles‑mêmes; ou bien encore de celui qui offre et de celui à qui l'on offre; ou même de ceux à qui l'on distribue une part de ce qui a été offert, pour leur nourriture, en sorte que partage signifierait ici discernement; soit que l'offrande se fasse dans un lieu où il ne faut pas offrir là ce qui doit être offert ailleurs; soit que l'on offre quand il ne le faut pas et dans un temps quand il faudrait offrir dans un autre; soit que l'on offre ce qui ne devait être offert en aucun lieu, ni en aucun temps; soit que l'homme se réserve la meilleure part du sacrifice au lieu de l'offrir à Dieu; soit enfin que l'on fasse participer aux offrandes, un profane ou tout autre personne qui n'y aurait aucun droit. Il serait difficile de déterminer laquelle de ces différentes circonstances attira à Caïn la disgrâce de son Dieu. Toutefois comme l'apôtre saint Jean dit en parlant de ces deux frères : « N'imitez pas Caïn qui étant possédé de l'esprit mauvais, tua son frère : Et pour quelle raison a‑t‑il commis ce crime? Parce que ses oeuvres étaient malicieuses et qu'au contraire celles de son frère étaient bonnes. » (I. Jean, 111, 12.) On est en droit de penser que Dieu dédaigna ses présents, par cela seul que Caïn faisait un injuste partage, donnant à Dieu une faible portion de son bien, et se réservant lui‑même pour lui seul. Ainsi agissent tous ceux qui préfèrent leur volonté propre à la volonté de Dieu, c'est-à‑dire ceux qui vivent non dans la droiture mais dans la perversité de leur cœur; ils offrent néanmoins des présents à Dieu, pensant ainsi pouvoir acheter son concours, non pour guérir leurs convoitises dépravées, mais pour les satisfaire. Et tel est le caractère propre de la Cité terrestre, d'honorer Dieu ou les dieux, dans l'espérance d'obtenir le patronage de la divinité, qui leur assurera ici‑bas, la victoire et la paix; ce n'est pas l'amour du bien qui les dirige, c'est la passion de dominer. Les bons en effet, se servent du monde, pour jouir de Dieu ; les méchants au contraire, veulent se servir de Dieu, pour jouir du monde; ceux toutefois qui croient à son existence et à l'intervention de sa providence dans les choses humaines; car il en est de plus mauvais qui n'ont pas même cette croyance. Quand donc Caïn vit que Dieu regardait favorablement le sacrifice de son frère et dédaignait le sien, il devait, changeant de conduite, imiter la vertu

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de son frère et non pas lui porter envie, en se laissant dominer par l'orgueil. Mais au contraire, il s'attriste et son visage est abattu. Et c'est surtout ce péché que Dieu lui reproche; il se plaint de cette tristesse causée en lui par la bonté d'autrui et principalement d'un frère. C'est en effet, ce dont il l'accuse en l’interpellant, lorsqu'il lui dit : Pourquoi es‑tu devenu triste et pourquoi ton visage est‑il abattu ? Car Dieu voit qu'il porte envie à son frère et il l'en reprend. Les hommes, qui ne peuvent pénétrer dans le secret des cœurs, pourraient douter si cette tristesse est un regret de sa malice qu'il savait déplaire à Dieu, ou bien le chagrin de la vertu de son frère, dont les sacrifices lui sont agréables et attirent ses divins regards. Mais Dieu expliquant lui‑même pourquoi il a refusé l'offrande de Caïn, lui révèle que c'est bien plutôt contre lui‑même qu'il doit éprouver du déplaisir, que contre son frère innocent, attendu qu'il s'est montré injuste par son partage illicite, signe certain de la perversité de sa vie ; que d'ailleurs son offrande ne mérite pas d'être agréée; car il est d'autant plus pervers, que la haine qu'il porte au juste Abel est une haine toute gratuite.

 

2. Cependant Dieu ne le laissa point aller sans lui faire une recommandation sainte, juste et bonne : «Cesse de t'inquiéter, lui dit‑il; car il se tournera vers toi et tu le domineras. » Serait-ce de son frère dont il parle ainsi? A Dieu ne plaise. De qui donc ? Ne serait‑ce pas du péché? En effet, il venait de dire : Tu as péché; et il ajoute aussitôt : Cesse de t'inquiéter; il se tournera vers toi et tu le dominera. Ainsi, ce retour du péché vers l'homme peut très‑bien faire entendre que l'homme ne doit en imputer la faute qu'à lui‑même quand il péche? Car c'est là un salutaire remède de pénitence, et une demande sérieuse de pardon, quand ce retour du péché vers l'homme, n'annonce pas un fait futur, mais une détermination actuelle de la volonté. Celui‑là, en effet, dominera son péché, si, au lieu de l'excuser, il le soumet à la pénitence ; le péché, au contraire dominera et l’homme sera son esclave, si, dès le principe, il prétend lui servir d'avocat. Mais si par ce péché, il faut entendre la concupiscence charnelle dont l'Apôtre dit : « La chair convoite contre l'esprit; » (Gal. v, 177) car, parmi les fruits de la chair, il signale cette jalousie qui tourmentait Caïn el l'excitait contre son frère; alors ces paroles : Il se tournera vers toi et tu le domineras, peuvent très bien s'interprèter comme l'annonce d'une chose future. Lors donc que le trouble sera venu dans cette partie charnelle de l'âme appelée péché par l'Apôtre quand il dit : « Ce n'est pas moi qui fais le mal, mais le péché qui habite en moi; » (Rom. vii, 17) partie de l'âme dont les philosophes reconnaissent aussi la dépravation, déclarant qu'elle ne doit pas entraîner l'esprit, mais lui obéir, afin que

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les œuvres illicites soient réprimées par l'empire de la raison. Quand donc cette partie de l'âme sera portée au mal, si on a soin d'observer avec calme cette recommandation de l'Apôtre : « N'abandonnez point vos membres au péché pour lui servir d'instruments d'iniquité ; » (Rom. VII., 17) alors domptée et vaincue, elle se tourne vers l'esprit et se soumet à l'empire de la raison. C'est l'avertissement que Dieu donne à Caïn, lorsqu'en proie aux fureurs de la jalousie, sa passion le porte à faire périr ce frère qu'il aurait dû imiter. « Reste calme » (Gen. iv, 7) lui dit‑il : retiens ta main prête au crime; que le péché ne règne point en ton corps mortel, ne te plie point à ses désirs, et n'abandonne point au péché tes membres qui deviendraient des instruments d'iniquité. Car il se tournera vers vous, si vous ne le secondez point par le relâchement et que vous le comprimiez par le calme. « Et tu le domineras; » car lorsqu'on ne lui permet pas d'agir au‑dehors, il s'accoutume volontiers à subir le joug de l'esprit qui le dirige et ne se révolte plus au dedans. Dans le même livre, nous trouvons, au sujet de la femme, des expressions à peu près semblables, quand après le péché, Dieu questionnant et jugeant les coupables, prononce la sentence de condamnation contre le démon dans le serpent, contre la femme et son mari, dans leur propre personne. En effet, lorsqu'il eût dit à Éve : «Je multiplierai vos tristesses et vos gémissements et vous enfanterez dans la douleur; »il ajoute: «et vous vous tournerez vers votre mari et il vous dominera, » (Gen. 111, 16.) Ce qui est dit ensuite à Caïn du péché ou du vice de la concupiscence charnelle est dit ici de la femme pécheresse, pour montrer que le mari doit gouverner sa femme comme l'esprit doit gouverner la chair. C'est pour cela que l'Apôtre dit : « Celui qui aime sa femme s'aime lui-même; car jamais personne n'a eu de la haine pour sa chair. » (Eph. v, 28 et 29.) Il faut donc guérir ces plaies comme étant nos propres plaies et ne pas les condamner, comme si elles nous étaient étrangères. Mais Caïn déjà perverti, ne tient aucun compte de l'avertissement de Dieu, et le vice de la jalousie se rendant maitre de son cœur, il attire perfidement son frère dans un piège et le tue. Tel fut le fondateur de la Cité terrestre. Or, comment Caïn fifurait les juifs qui ont fait mourir Jésus-Christ, le divin pasteur des âmes, représenté par Abel, pasteur de brebis, j'évite d'en parler maintenant, parce qu'ici l'allégorie le dispute à la prophétie, et d'ailleurs je me souviens d'en avoir dit, quelque chose en combattant les er-

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reurs de Faustes le manichéen. » (Liv. XII, chap. ix et suiv.)

 

CHAPITRE VIII.

 

Comment Caïn a pu bâtir une ville dès le commen­cement du monde.

 

1. Il s'agit maintenant de défendre la Sainte-Écriture contre ceux qui refuseraient de croire ce fait qu'elle rapporte d'une ville batie par un seul (1. Gen. iv, 17), quand il semble qu'alors il n'y avait pas plus de quatre hommes sur terre, et même trois seulement, depuis le meurtre d'Abel par son frère; Adam, le premier et le père de tous, Caïn lui‑même et son fils Enoch, dont la première ville porte le nom. Mais ceux qui se laisseraient séduire par ce raisonnement, seraient peu réfléchis ; ils oublieraient de remarquer que l'auteur de l'histoire sacrée n'était point obligé de mentionner tous les hommes alors existants, mais ceux‑là seulement que ré­clamait son sujet. Car le but de l'historien di­rigé par le Saint‑Esprit, était d'établir la suite de générations certaines qui descendaient d’un seul homme, jusqu'à Abraham, et ensuite par la postérité de ce patriarche, d'arriver jusqu’au peuple de Dieu, qui, distingué de tous les autres peuples, devait annoncer et figurer d’avance selon les vues de l'Esprit‑Saint, tout ce qui con­cernait cette Cité, dont le règne subsistera à jamais, avec le Christ, son roi et son fondateur; il ne devait pas toutefois passer sous silence cette autre société, que nous appelons la Cité terrestre, mais de manière à faire ressortir avec éclat la supériorité de la Cité de Dieu. Et de fait, quand la Sainte‑Écriture mentionne le nombre d'années de la vie des premiers hommes et qu'elle conclut uniformément pour chacun d'eux: «Et il engendra des fils et des filles, et les jours de la vie de tel ou tel, furent de tant d'années et il mourut. » (Gen. V, 4) Est‑ce que, sous prétexte que ces fils et ces filles ne sont pas nommés, nous nous refuserions à croire qu'aux premiers âges du monde, où la vie humaine était si prolongée, il ait pu naître une multitude d'hommes assez considérable pour nécessiter la fondation même de plusieurs villes? Mais dès l'origine il était dans les desseins de la Providence de Dieu qui a inspiré ces récits de présenter dans un ordre distinct, ces deux sociétés avec leurs générations propres; d'un côté, les générations des hommes, c'est‑à‑dire, de ceux qui vivent selon l'homme; de l'autre, les générations des enfants de Dieu, c'est‑à‑dire de ceux qui vivent selon Dieu, formant comme deux chaines qui se développent sans interruption et chacune à part, jusqu'au déluge. Alors l'Écriture fait connaître la séparation et la réunion des deux sociétés; la séparation, car elle mentionne distinctement les générations de Caïn le fratricide

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et celles de la postérité de Seth, cet autre fils d'Adam, né pour remplacer celui qu'un frère avait tué; la réunion, car les bons se détournant chaque jour davantage du bien, tous devinrent si mauvais, qu'ils périrent par le déluge (Gen.,VII), à l'exception d'un seul juste, Noé, avec sa femme, ses trois fils et ses trois brus, en tout huit personnes, qui méritèrent d'échapper dans l'arche à la ruine commune.

 

12. Lors donc qu'il est écrit : « Et Cain connut sa femme, qui conçut et enfanta Enoch; et il bâtit ‑une ville du nom de son fils Enoch; » (Gen. iv, 17) il ne s'ensuit pas qu'Enoch était le premier fils de Caïn; car on ne saurait conclure de ces paroles : il connut sa femme, que c'était la première fois qu'ils s'unissaient charnellement. En effet, l'Écriture se sert des mêmes expressions par rapport à Adam, iionseulement à l'occasion de Caïn, qui paraît être son premier‑né, mais plus tard encore :«Adam, dit‑elle, connut È ve son épouse, elle conçut et enfanta un fils qui fut appelé Seth. » (Gen. iv, 25.) C'est donc là une manière clé parler trèsusitée dans la Sain te‑Écriture, et bien qu'elle ne rapporte pas toutes les générations humaines, ces expressions ne sont pas réservées seulement à la première union charnelle des époux. De ce que la première ville a porté le nom d’Enoch, il ne s'ensuit pas non plus nécessairement qu'Enoch ait été le premier‑né de Caïn. Il peut très‑bien se faire que par certaines raisons, son père l'aimât plus que ses autres enfants. Judas n'était point le premier‑né des enfants de Jacob, cependant il donna son nom à la Judée et aux Juifs. Mais, quand même Enoch serait le fils aîné du fondateur de la première ville, ce n'est pas à dire que son nom ait été donné à cette ville, aussitôt après sa naissance, car un homme à lui seul ne pouvait constituer une ville qui en réalité est formée par une multitude d'hommes unis ensemble par le lien social. Il est plutôt à croire, que, la famille de Caïn s'étant assez prodigieusement augmentée pour devenir un peuple, ce fut alors qu'il bâtit cette ville et qu'il lui donna le nom de son fils aîné. En effet, la vie des premiers hommes était si longue que, selon le témoignage de l'Écriture, celui qui aurait le moins vécu, avant le déluge, serait encore parvenu à l'âe de sept cent cinquante‑trois ans. (Gen. V, 31.) Plusieurs même dépassèrent neuf cents ans, bien qu'aucun n'ait été jusqu'à mille; qui donc pourrait douter que, pendant la vie d'un seul homme, le genre humain ait pu tellement se multiplier, qu'il ait suffi à peupler non-seulement une ville, mais plusieurs? Et cette conjecture est d'autant plus admissible qu'en

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l'espace d'un peu plus de quatre cents ans, le peuple Hébreu, sorti du seul Abraham, se multiplia si merveilleusement, qu'à la sortie d'Egypte, l'Écriture compte six cent mille combattants d'élite (Exod. xii, 37) ; et dans ce nombre, ne sont pas compris les Iduméens, nation différente du peuple d'Israël et qui descend d'Esaü, frère de Jacob, petit‑fils d'Abraham; ni d'autres peuples issus aussi d'Abraham, mais non par sa femme Sara.

 

CHAPITRE IX.

 

De la longévité des hommes, de leur taille et de leur force extraordinaire, avant le déluge.

 

Aussi, nul homme de bon sens et doué de droiture dans ces appréciations, ne doutera que Caïn n'ait pu fonder une ville quelconque, mais même une grande ville, en raison de la longévité des hommes dans ces temps‑là. Il n'y a qu'un incrédule qui pourrait peut‑être faire difficulté d'admettre ce nombre prodigieux d'années que l'Écriture donne aux hommes d'alors et qui rejetterait les vérités contenues dans nos livres saints. Ainsi, il en est qui ne veulent pas croire que les anciens hommes fussent beaucoup plus grands et plus forts que ceux d'aujourd'hui. Cependant, le plus célèbre de leurs poètes, parlant d'une pierre énorme, qui servait de borne à un champ, dit que, dans un combat, un homme d'alors s'empara de cette pierre et après l'avoir balancée, il la jeta en courant contre son ennemi; « maintenant, ajoute Virgile, douze hommes choisis pourraient à peine la soulever (Eneide, xii); » pour faire entendre que les hommes d'alors étaient plus forts que ceux d’à présent. Ne l'étaient‑ils pas encore bien davantage dans les premiers àges du monde, avant le déluge universel de triste mémoire ? Mais que dis‑je? les tombeaux brisés par le temps, ou emportés par la violence des eaux et d'autres accidents, n'ont‑ils pas laissé voir des os d'une grandeur extraordinaire, pour convaincre les incrédules de la taille gigantesquie des corps ? J'ai vu moi‑même et plusieurs ont vu comme moi, sur le rivage d'Utique, une dent molaire d'homme, d'une grosseur telle que, si on l'eut divisée en autant de parties que le comporterait les nôtres, elle eût pu faire cent de nos dents. Mais je suis porté à croire que cétait une dent de géant; car si les hommes alors avaient des corps plus grands que les

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p256 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

nôtres, les géants les surpassaient encore de beaucoup; comme depuis et même de nos jours, on n'a pas cessé de voir, quoique plus rarement, des hommes d'une taille extraordinaire. Pline l'ancien, homme très‑savant, assure (livre VII) que les corps produits par la nature diminuent, en raison de la marche des siècles; et il rapporte à ce sujet les plaintes fréquentes d’Homère (HOMÈRE, Iliade, liv. V et liv. XII), non pas comme de poétiques et ridicules fictions, mais comme preuves sérieuses de la vérité historique, qui s'appuie sur les merveilles de la nature. Au reste, je l'ai déjà dit, les vieux ossements que l'on découvre quelquefois, même après de longs siècles, justifient pleinement la vérité de la grandeur des corps anciens; mais la longévité des hommes, aux premiers âges, ne saurait se prouver à présent par aucun fait semblable. Notre foi à l'histoire sainte n'en sera pas altérée, car il y aurait d'autant plus d'imprudence à ne pas croire ce qu'elle nous rapporte, que nous voyons avec plus de garantie de certitude l'accomplissement de ce qu'elle a prédit. Toutefois le même Pline assure (liv. VII, C. XLYIII) qu'il est encore une nation où l'on vit deux cents ans. Si donc il y a des lieux inconnus pour nous où l'on conserve des restes de cette longévité humaine, dont nous n'avons plus d'exemple, pourquoi ne croirions‑nous pas qu'il y a eu aussi des temps où l'on vivait jusqu'à un âge très‑avancé? Et, s'il est croyable que ce qui n'est pas ici, existe quelque part, serait‑il incroyable que ce qui n'est plus maintenant, ait été autrefois?

 

CHAPITRE X.

 

Différences apparentes entre l'Hébreu et les Septante pour le nombre des années.

 

Aussi, bien qu'il semble exister une certaine différence, dont je ne saurais pénétrer la cause, entre les livres Hébreux et les nôtres (1), touchant le nombre des années; cependant cette différence n'est pas telle, qu'elle reparaisse encore au sujet de la longévité des premiers hommes. Ainsi, d'après nos livres, Adam, le premier homme, engendra un fils nommé Seth, à l'âge de deux cent trente ans (Gen. v), et selon l'Hébreu, il en avait seulement cent trente. Mais après la naissance de Seth, nos livres ne lui donnent que sept cents ans de vie, tandis que les hébreux lui en donnent huit cents; ainsi ils

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(1) Saint Augustin se servait d'une traduction latine faite d'après les Septante, et il désigne ici par livres hébreux, une version faite sur 1'Hébreu tel qu'il existait alors.

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sont d'accord pour le total. Il en est de même pour les générations suivantes, les livres hébreux comptent cent ans de moins, au père à la naissance de son fils et après la naissance, ils comptent cent ans de plus que nous, de sorte que la somme des années est égale de part et d'autre. Pour la sixième génération, il n'y a aucune différence entre les deux livres. A la septième génération, celle d'Enoch, dont il est dit qu'il ne mourût point, mais qu'il fut enlevé de ce monde, parce qu'il était agréable à Dieu, il y a la même différence signalée déjà dans les cinq premières générations, différence de cent années pour l'époque de sa naissance, et au total même accord que précédemment, car, suivant les deux livres, Enoch vécut, avant sa translation, trois cent soixante‑cinq ans. La huitième présente aussi une différence, mais moins importante que les autres et dans un sens inverse. En effet, Mathusalem (Gen. v), fils d'Enoch, avant la naissance de celui qui lui succède dans l'ordre des générations, a, selon le texte Hébreu, non pas cent ans de moins, mais vingt ans de plus que dans nos livres, mais il y a vingt ans de moins après la naissance, en sorte que les deux textes sont paritement d'accord au total général. C'est seulement à la neuvième génération, pour les années de Lamech, fils de Mathusalem et père de Noé, que le total diffère, encore cette différence est légère. Lamech aurait vécu vingt-quatre ans de plus d'après l'Hébreu; car, avant la naissance de son fils Noé, l'Hébreu lui donne six ans de moins que nos livres et après la naissance, trente ans de plus. De trente ôtez six, reste vingt‑quatre.

 

CHAPITRE XI.

 

Des années de Mathusalem qui aurait vécu encore quatorze ans après le déluge.

 

De cette différence entre le texte hébreux et le nôtre, est né cette fameuse question : Si Mathusalem a vécu quatorze ans après le déluge, attendu que, de tous les hommes qui étaient sur la terre, l'Écriture fait mention seulement de huit personnes sauvées du déluge par le moyen de l'Arche (I. Pierre, 111, 10); et parmi elles, ne se trouve point Mathusalem. Car, selon les Septante, Mathusalem avait cent soixante-sept ans avant la naissance de son fils Lamech, et Lamech, cent quatre‑vingt huit ans avant la naissance de Noé, ce qui fait en tout trois cent cinquante‑cinq ans. Si on ajoute à ce

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p258 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

chiffre les six cents ans de Noé, à l'époque du déluge, on arrive à neuf cent cinquante‑cinq ans, depuis la naissance de Mathusalem jusqu'au déluge. Or, les années de Mathusalem s'élèvent à neuf cent soixante‑neuf ans; cent soixante-sept ans avant la naissance de son fils Lamech, et depuis, huit cent deux ans; ce qui fait bien un total de neuf cent soixante‑neuf ans. Si on retranche neuf cent cinquante‑cinq ans, depuis la naissance de Mathusalem jusqu'au déluge, il reste quatorze ans, qu'il aurait encore vécu, dit‑on; après le déluge. Aussi, plusieurs pensent qu'il passa quelque temps, non sur la terre, où toute chair, qui, par sa nature, ne saurait vivre dans l'eau, trouva la mort; mais avec son père, qui avait été enlevé au ciel, et qu'il demeura près de lui jusqu'à la fin du déluge; ceux qui partagent cette opinion pour ne point diminuer la foi aux livres qui jouissent dans l'Église de l'autorité la plus incontestable, ont préféré rejeter la faute sur les Juifs que sur les Septantes; admettant plutôt une erreur dans le texte hébreux, d'où l'Écriture a été traduite en grec, avant de passer dans notre langue, que de la part des interprètes: car, disent‑ils, il n'est pas croyable que les Septante qui se sont si bien rencontrés pour le sens et le temps de leur travail, aient pu se tromper ou voulu men­tir, quand il n'y avait pour eux aucun intérêt; il est beaucoup plus probable que, jaloux de voir la loi et les Prophètes passer chez nous par le moyen de cette version, les Juifs aient fait quelques changements dans leurs livres, afin de diminuer l'autorité des nôtres. Chacun peut faire de cette opinion ou de cette conjecture ce qu'il lui plaira; il est certain, toutefois, que Mathusalem n'a pas vécu après le déluge et qu’il mourût la même année, si la chronologie des Hébreux est véritable. Quant aux soixante‑dix, je dirai plus longuement, en son lieu, ce quej’en pense, lorsque avec l'aide de Dieu, j'en serai arrivé à leurs temps, (voyez plus bas: liv. XVIII chap. XLII, XLIII et XLIV), pour satisfaire aux exigences de cet ouvrage. Il suffit à la question présente, que, d'après les deux textes, la vie des hommes d'alors fut assez longue, pour que celle d'un seul, qui fut le premier né de la première union, ait pu voir le genre humain se multiplier assez pour bâtir une ville.

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p259 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

CHAPITRE XII.

 

De l'opinion de ceux qui révoquent en doute la longévité des hommes des premiers temps.

 

1. N'écoutons point ceux qui prétendent qu'alors les années étaient calculées autrement qu'aujourd'hui, et qu'elles étaient si courtes qu'il en fallait dix pour en faire une des nôtres. Aussi, disent‑ils, quand l'Écriture parle d'un homme qui a vécu neuf cents ans, il faut entendre quatre‑vingt‑dix; car, dix de leurs années, en font une des nôtres, et dix des nôtres, cent des leurs. Or, à ce compte, Adam avait vingt‑trois ans quand il engendra Seth, vingt ans et six mois à la naissance d'Enos, tandis que l'Écriture compte deux cent cinq ans. Mais, selon cette opinion que nous avons expliquée plus haut, ils divisent une de nos années en dix parties, et chacune de ces parties s'appelait autrefois une année. Chacune de ces parties était composée d'un sénaire carré, parce que Dieu acheva l’œuvre de la création en six jours et se reposa le septième. J'ai traité de mon mieux ce sujet, au onzième livre. (chap. viii.) Or, six fois six font trente‑six, nombre de jours du sénaire carré, et trente‑six jours multipliés par dix font trois cent soixante jours, c'est‑à‑dire douze mois lunaires. Quant aux cinq jours qui restent pour accomplir l'année solaire, et le quart de jour qui tous les quatre ans forment un jour supplémentaire, d'où vient notre année bissextile, les anciens ajoutaient quelques jours, afin d'avoir des années justes, les Romains appelaient ces jours intercalaires. De même encore, d'après l'opinion citée plus haut, Enos, fils de Sept, avait dix‑neuf ans, ou, selon l'Écriture, cent quatre‑vingt‑dix ans, lorsqu'il eut  pour fils Caïnan. Et, dans la suite des générations qui précédèrent le déluge, nos livres ne citent presque point d'hommes qui engendrent avant d'avoir cent, et même cent vingt ans, ou un peu plus; mais les adversaires soutiennent que les plus jeunes n'avaient pas moins de cent soixante ans et plus; car, disent‑ils, aucun homme ne saurait être père à l'âge de dix ans ou de cent ans, selon les anciens calculs; c'est seulement à seize ans ou cent soixante ans, qu'arrive l'âge de la puberté, âge réglé par la nature pour la génération. Et, pour donner quelque créance à leur opinion sur la supputation des années d'alors, ils ajoutent, d'après la plupart des historiens, (voir LACTANCE, liv. 11, chap, XII, et PLINE, liv. VII) que l'année des Égyptiens était de quatre mois, celle des Arcaniens de six, celle des Laviniens de treize. Pline, le natura-

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p260 DE LA CITÉ DE DIEU.

 

liste, sur la foi de certains mémoires, parle d'un homme qui aurait vécu cent cinquante-deux ans, un autre dix ans de plus, d'autres deux cents ans; ceux‑ci trois cents, ceux‑là cinq cents, quelques‑uns enfin, seraient parvenus jusqu'à six et même huit cents ans; mais toutes ces années, il les met sur le compte de l’ignorance de ces temps‑là. En effet, dit‑il, chez les uns, l’êté finissait l'année ; chez les autres, c'était l’hiver; d'autres comptaient les quatre saisons de l’année pour quatre ans, comme les Arcadiens, en sorte que leurs années n'avaient que trois mois. De plus, il ajoute que les Égyptiens, dont nous avons dit plus haut que leurs années étaient réduites à quatre mois, les réglaient de temps en temps sur le cours de la lune. Aussi, parmi eux, dit‑il enfin, quelques‑uns arrivaient-ils à vivre mille ans.

 

92. Ce sont là les raisons spécieuses sur lesquelles se fondent ceux qui, loin de vouloir détruire l'autorité de l’Ecriture, prétendent, au contraire, l’affermir; et, dans la crainte que ce qu'elle rapporte de la longévité des premiers hommes ne paraisse incroyable, ils se sont persuadés à eux mêmes et croient faire sagement de persuader aux autres que l'espace de temps appelé alors une année, était si court, que dix de ces années n'en feraient qu'une des nôtres, et cent n'en feraient que dix. Il est facile de prouver jusqu'à l'évidence, que tout cela est de la plus grande fausseté. Mais auparavant, je ne crois pas devoir négliger une conjecture plus probable. Nous pouvons certainement, par un texte hébreu réfuter et réduire à néant ces assertions débitées avec tant d'assurance, puisque nous y lisons qu'Adam avait cent trente ans et non deux cent trente, quand il engendra son troisième fils. (Genèse V.) Or, si ce nombre ne fait que treize de nos années, il est certain qu'il avait à peine onze ans à la naissance de son premier né. Et, qui peut engendrer à cet âge, suivant les lois ordinaires et très‑connues de la nature? Mais, sans nous arrêter davantage à Adam, qui fuit sans doute capable d'engendrer en sortant des mains du Créateur, car il n'est pas croyable qu'il ait été créé aussi petit que nous voyons les enfants à leur naissance; son fils, d'après le même texte, n'avait pas deux cent cinq ans, mais bien cent cinq ans quand il engendra Enos, et par conséquent, selon nos adversaires, il n'avait pas encore onze ans. Que dirais‑je de Caïnan, son fils qui, selon nos livres,

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p261 LIVRE XV. ‑ CHAPITRE XIII.                    

 

avait cent soixante‑dix ans, et selon les Hébreux, n'avait que soixante‑dix ans, lorsqu'il engendra Malalehel? Quel homme peut engendrer à sept

ans, si soixante‑dix ans d'alors ne font que sept ans des nôtres?

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