Pascal II et Henri IV 9

Darras tome 25 p. 387

 

32. Ce n'est là pourtant que le début des contradictions dans lesquelles le pseudo-empereur va s'engager. Sa lettre au roi de France rejetait sur le siège apostolique la responsabilité absolue et exclusive de la prétendue trahison de son fils. Dans le récit qu'il adresse à saint Hugues de Cluny, il n'articule plus un seul re­proche contre la papauté. Le jeune roi n'a point été circonvenu par les émissaires de Pascal  II.  Des scélérats,  des parjures, des conspirateurs de bas étage ont abusé de son inexpérience, pour le précipiter dans cet abîme d'ingratitude. Autre particularité curieuse. Il n'est plus question dans la lettre à saint Hugues d'un séjour pai­sible, ni d'un établissement quelconque, à Coblentz « durant les très-saints jours de l'Avent.» Cette idylle est abandonnée, probable­ment parce qu'elle n'aurait trouvé aucune créance près du véné-

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1. Cf. tom. XXIV de cette Histoire, p. 346.

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rable abbé. Les monastères bénédictins, si nombreux en Germanie, entretenaient des relations quotidiennes avec Gluny, leur chef d'or­dre en deçà des Alpes. On devait donc y être beaucoup mieux ren­seigné qu'à la cour de France même, sur les événements militaires d'Allemagne. De là, les détails beaucoup plus explicites donnés à saint Hugues, et le remaniement du roman impérial dans un sens tout différent. « Vous savez déjà, je n'en doute point, écrivait Henri IV à saint Hugues, dans quel sentiment d'amour paternel et de tendre affection, malgré les vives oppositions que rencontra cette mesure, je crus devoir associer mon fils au trône et l'élever à la di­gnité royale. Le jour de son élection à Mayence, il fit entre mes mains serment de fidélité et de dévouement à ma personne ; il jura de n'intervenir, durant ma vie, dans le gouvernement de l'État et l'exercice du pouvoir que suivant mes intentions et conformé­ment à mes ordres. Une seconde fois, le jour de son couronne­ment à Aix-la-Chapelle (6 janvier 1099), il renouvela ce serment, en présence des princes, sur les reliques de la vraie croix, du clou sacré de la Passion et de la sainte lance. Mais, hélas ! oubliant mes bienfaits et ses promesses, foulant aux pieds ses engagements les plus solennels, il s'est laissé entraîner par les perfides conseils de quelques conspirateurs traîtres et parjures, mes plus mortels enne­mis. Il m'a déclaré une guerre acharnée, ne respectant ni ma per­sonne ni mes états; n'ayant plus d'autre pensée que de m'arracher le trône et la vie. Il vint m'assiéger jusque dans mon camp; il en­vahit mes cités; il contraignit mes sujets à lui prêter serment de l'aider à me détrôner. Et pourtant, ô douleur ! j'espérais qu'un jour ou l'autre le repentir viendrait toucher son cœur et l'amener à résipiscence. Mais sa fureur redoublait avec ma longanimité. Sans nul sentiment de crainte de Dieu ni du respect dû à un père, il me pourchassait de ville en ville, n'épargnant aucun effort pour ache­ver ma ruine. En dernier lieu, je m'étais retiré à Cologne. Là, ayant appris qu'il se disposait à tenir aux prochaines fêtes de Noël une diète à Mayence, je rassemblai mes fidèles, et remontant le Rhin, je marchai sur cette ville. A cette nouvelle, il accourut pour me barrer le passage. La rencontre eut lieu à Coblentz, mais ayant

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échoué contre moi par la force, il eut recours à la trahison. Des affidés vinrent de sa part me prier de lui accorder une conférence amiable. De l'avis de mes fidèles, j'acquiesçai à sa requête. Sitôt que nous fûmes en présence, je me prosternai à ses pieds, le conjurant, au nom de Dieu et par sollicitude pour le salut de son âme, de cesser de persécuter si cruellement son père. Mais lui, à son tour, se jeta à mes genoux, fondant en larmes. Sous pré­texte de rétablir l'union et la paix, il me suppliait d'avoir confiance en sa bonne foi et en son amour filial. « Je suis, me dit-il, votre chair et votre sang. N'hésitez point à vous rendre avec moi à la diète de Mayence. Je vous y conduirai en toute sécurité; j'y soutiendrai votre honneur et vos intérêts près des princes. Quelle que soit l'issue des négociations, je vous ramènerai en sûreté au lieu qu'il vous plaira de désigner vous-même. » Après ces assu­rances réitérées, de l'avis de tous mes fidèles, je crus pouvoir me re­mettre à sa conscience et à sa fidélité. «Je me confie à votre amour filial, lui dis-je, et ne veux d'autre garantie que la foi au Seigneur notre Dieu, qui commande à un fils d'aimer son père, » Plaçant alors sa main droite dans la mienne, il me jura de ne rien épargner pour sauve­garder mon honneur et ma sécurité. Après ce serment, je n'hésitai plus ; je congédiai ceux qui m'accompagnaient, leur donnant rendez-vous à la prochaine diète : je mandai à mes autres féaux de venir éga­lement m'y rejoindre, et je partis avec mon fils. Mais en chemin, on me vint secrètement prévenir que j'étais trahi. Mon fils fut averti du message qui m'arrivait ainsi inopinément : il accourut aussitôt pour protester par les serments les plus terribles que c'était une affreuse calomnie et me renouvela toutes ses promesses de fidélité. Ce fut de la sorte que nous arrivâmes le soir à Bingen1. »

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1 « Scire eniin te credimus, quia audisse non dubitarnus, quanta affectione et intima cordis dilectioue, contra volunlatem multorum, eumdemfilinm nostrmn exaltavirnus usque ad regiii solium, qui in ipsa electione sua nobis juravit Moguntire vitam et salutem personne uostrae; et quod de regno et omni honore nostro, et de omnibus qurc habebamus vel babituri eramus, nullomodo se iu-tromitteret, me vivente, contra voluntatem et prœcepturn nostrum. Idem quo-que super Crucem et Domiuicum clavurn, cum Lancea, coram omnibus princi-pibus, nobis juravit, cum intronisatus fuisset Aquis. Verum bis omnibus post-babitis et oblivioni traiilis, consilio perfldorum et perjuratorum mortaliumque

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   33. L'exposé des faits adressé en ces termes à saint Hugues de Cluny na presque rien de commun avec celui que le pseudo-empereur dictait pour le roi de France. Fleury s'en était aperçu. Cet historien, après avoir traduit in extenso la lettre au roi Philippe I, mentionne seulement, sans l'anatyser ni la reproduire, « une lettre semblable à Hugues abbé de Cluny et à toute sa communauté. » Henri IV « y raconte tout au long, dit-il, la trahison de son fils et la manière dont on l'a forcé à renoncer à l'empire, avec quelques différences de la lettre précédente dans les circonstances 1. » Non,

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inimieorum nostrorum, ita a nobis separatus est, utomnimode nospersequi tam in rébus quam in persona cupiens, nos privare regno et vita ab ea horasemper intenderet. Cœpit enim castra nostra obsidere et prasdia nostra usurpare; quot-quot poluit, tam de familia quam et alios, sibi contra nos sacramento alligavit. Proh dolor ! eum de die in diem exspectaremus ut lactus dolore cordis intrin-secus humiliatus resipisceret, magis ac magis furore perfidies acceusus, nihili pendens Dei timorem et paternam reverentiam, non dubitavit nos de civitate in civitatem persequi et omnia nostra pro posse invadere... Sic venimus Colo-uiam. Proinde eum ipse in proxima Nativitate Domini disposuisset colloquium apud Moguntiam, congregatis fidelibus noslris, eœpimus illuc aseendere. Quo audito, oecurrit nobis obviam in loeum qui dicitur Conûuentia; ibi eum nihil vi contra nos posset agere, eœpit laborare astutia, dolo et omni arte. Misit namque nobis nuntios ut secum Ioqueremur ;nos autem, aceepto consilio nos­trorum fidelium, annuimus. Postquam vero illuc convenimus, statim procidens ad pedes ejus eœpimus pro solo Deo et anima sua affeetuosissime rogare ut vellet jam cessare abinbuman apatris persecutione. Ille autem e contra sub specie etvelamine paeis et conventionis, provolutus ad pedes nostros lacrymando ro-gabat et obsecrabat nos ut fidei et animas suas nos eommittentes, quia sanguis noster et caro nostra erat, non dubitaremus eum eo ad prasfatum colloquium ire Moguntiam; illuc nobis ipse duceret omni certitudine securitatis et eum principibus quanto fidelibus posset de honore nostro sollicite tractaret, et inde nos, peracto negotio vel infecto, ad locum quem vellemus seeurissime reduceret. His omnibus auditis et intellectis, collaudantibus nostris, commisi-mus nos fidei et animae ejus, dicentes : Commitlimus nos animas tuas sub ea fide qua Deus voluit filium diligere palrem. Ille vero data dextra sub eadem fide salutis et honoris nostri nos securosreddidit. Hae igitur fiducia nihil dubitantes, remisimus nostros ut ad prasfatum colloquium redirent; mandando etiam cas-teris fidelibus nostris ut ibidem noslris occurrerent, et sic eum illo profecti sumus. Cum autem essemus in média via, nuntiatnm est nobis privatim quod traderemur. Hoc cum ipse sciret nobis relatum esse, cœpit jurare et detestari nullo modo esse verum, recipiens nos iterum sub prasfata fide. Deinde in se-quenti die cirea noctem pervenimus in locum qui dicitur Binga. » (Henric. IV, Epist. ad S. Hug. Cluniac, Pair, lat., tom. CLIX, col. 934,-935.) i Fleury, Hist. ecclés., 1. LXV, chap. 42.

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les « quelques différences dans les circonstances » dont Fleury af­fecte de parler si légèrement ne sont point, comme il le voudrait faire croire, de simples variantes de détail, des divergences insi­gnifiantes de rédaction ou de style. Elles tombent sur la substance même des faits ; elles en changent la nature, l'origine, le caractère. Vis-à-vis du roi de France, Henri IV accuse le saint-siége en gé­néral et le pape Pascal II en particulier d'avoir poussé son fils au parricide, d'avoir organisé la rupture de Fritzlar et commandé la guerre civile. La lettre à saint Hugues de Cluny est muette sur cette prétendue conspiration du saint-siége. Les seuls coupables sont quelques scélérats, traîtres et parjures, qui ont abusé de l'inexpérience d'un jeune prince, pour le jeter dans les derniers excès d'une ingratitude monstrueuse. Tout le reste du récit suit une ligne parallèle, mais complètement divergente. Qui faut-il croire de Henri IV déclarant au roi Philippe I qu'il passait « pacicifiquement et dans une sécurité relative les très-saints jours de l'Avent à Coblentz, quand son fils l'invita à une conférence amia­ble»; ou du même Henri IV écrivant à saint Hugues de Cluny qu'ayant appris à Cologne que son fils, poursuivant le cours de ses attentats, venait de convoquer pour les prochaines fêtes de Noël une diète à Mayence, il avait sur-le-champ réuni lui-même ses fidèles et marché contre cette ville? Qui faut-il croire de Henri IV présentant au roi Philippe I la rencontre de Coblentz comme une scène toute pacifique entre un père et un fils; ou du même Henri IV mandant à saint Hugues de Cluny que « son fils l'était venu attaquer à main armée à Coblentz et n'avait rien épargné pour s'emparer de lui de vive force ? » Qui faut-il croire enfin de Henri IV écrivant à Phi­lippe I que la seule condition posée par son fils pour une réconci­liation immédiate était la reconnaissance par l'empereur de l'au­torité du siège apostolique; ou du mêmeHenri IVdéclarant à saint Hugues que l'unique condition posée par son fils était la promesse faite par l'empereur de se rendre pacifiquement à la diète de Mayence? Ce ne sont point là des différences légères roulant sur des points de détail. Les deux versions sont absolument inconciliables entre elles. Le pseudo-empereur mentait dans l'une, ou il mentait

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dans l'autre. Pour parler plus juste, dans toutes les deux il dissimu­lait la vérité avec une égale fourberie. Ni au roi de France, ni à saint Hugues, il ne parle de la déroute des comtes Sigefrid et Wilhelm ses lieutenants, en avant de Coblentz ; il se tait avec le même soin sur sa fuite précipitée, la nuit qui suivit la bataille. Il in­sinue au contraire, dans sa lettre à saint Hugues, que « l'attaque de son fils avait échoué. » Outre le sentiment de vanité personnelle qui lui faisait ainsi déguiser la défaite de ses troupes, il avait be­soin de cette fiction pour ne pas rendre invraisemblable la dé­marche dont il prête l'initiative à son fils, lequel « lui aurait en­voyé, dit-il, un message pour solliciter une conférence amiable. » D'ordinaire, ce n'est pas au vainqueur, mais au vaincu, à prendre ce rôle. Aussi avons-nous vu plus haut que les chroniqueurs dé­sintéressés déclarent formellement que la demande d'une con­férence émana directement du pseudo-empereur et fut adres­sée par lui à son fils. En se transformant en vainqueur dans sa lettre à saint Hugues, Henri IV croyait sauver la difficulté, mais il se rejetait dans une autre encore plus inextricable. Com­ment admettre, en effet, que, vainqueur à Coblentz d'un fils dé­naturé, parjure, rebelle, parricide, Henri IV le tenant en son pou­voir, au lieu de l'envoyer pieds et poings liés au fond d'un cachot, se fût prosterné à ses genoux et l'eût conjuré en pleurant de cesser sa persécution ? Est-ce là, même quand il veut être clément, l'atti­tude d'un souverain et d'un père outragé et victorieux, maître de la vie d'un sujet rebelle et d'un fils parricide? L'effusion des senti­ments de tendresse paternelle, d'intime affection dont se vante ici le pseudo-empereur n'est qu'un hypocrite mensonge. Les flots de sang versés durant quarante années par sa main barbare, ses attentats contre les membres de sa famille, ses fureurs sauvages contre ses pro­pres sœurs, contre la reine Berthe sa première femme1, contre le roi Conrad son fils, contre le grand pape saint Grégoire VII, qu'il avait fait arracher de l'autel de Sainte-Marie-Majeure, dépouiller de ses ornements pontificaux, traîner aux cheveux, couvrir de blessures,

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1 Cf. tom. XXI de cette Histoire, p. 5H-515.

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jeter meurtri et sanglant dans un cachot1; l’égorgement de la Saxe 2, les récents assassinats qui avaient terrifié l'Allemagne, ses dernières cruautés en Bavière et en Saxe, prouvaient assez ce dont il était capable en fait d'humanité. Tout est donc mensonger dans le double récit contradictoire adressé séparément par Henri IV au roi de France et à saint Hugues; aussi, et il faut bien en faire la remarque, ni Philippe I ni le vénérable abbé de Cluny, dont il im­plorait si instamment le secours, ne prirent sa parole au sérieux et n'y ajoutèrent la moindre foi.

 

   34. S'il est difficile de concilier l'une avec l'autre les deux lettres du pseudo-empereur, il ne l'est pas moins de les faire accorder avec le récit de l'auteur de la  Vita Henrici IV. Tout en se  en victime innocente de la prétendue trahison de son fils, Henri IV dans ses deux lettres avait soin de se réserver assez de perspicacité pour soupçonner un piège, le craindre à chaque instant et manifester ses inquiétudes sur ce point. L'Europe entière connaissait trop la souplesse et l'astuce de son génie politique pour le croire capable d'être facilement dupe d'un stratagème aussi grossièrement ima­giné que celui qu'il attribue à son fils. Aussi ne manque-t-il pas, dans sa lettre au roi de France, d'insister sur les avis de trahison que lui transmettaient ses fidèles, sur les précautions que ces si­nistres révélations lui inspiraient, sur les assurances réitérées et les nouveaux serments qu'il exigeait de son fils. La lettre à saint Hugues contient les mêmes articulations. Elles étaient en quelque sorte commandées par la nature même de son caractère. Il n'eût plus été lui-même et n'aurait pas ressemblé au Henri IV universel­lement connu, s'il ne les eût point faites. Cependant l'auteur de la Vita Henrici tient un langage fort différent. Selon lui, non-seu­lement le pseudo-empereur n'eut pas la moindre défiance de son fils, mais il se livra absolument à sa discrétion; non-seule­ment il ne prit pas la peine d'éprouver durant quelques jours sa loyauté, mais il mit un empressement plus que naïf à adop­ter toutes ses idées et à suivre tous ses conseils; non-seulement il ne manifesta aucune inquiétude durant le voyage de Coblentz à

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1 Tom. XXII do cette Histoire, p. 00-65.—2 Cf. n° 17 do co présent chapitre.

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Bingen, mais il prodiguait les témoignages les moins équi­voques de sa joie et de sa complète satisfaction. Voici les pa­roles de l'auteur anonyme : « La feinte pénitence du jeune roi avait trompé son père; ses conseils l'égarèrent encore plus. Fidèle au programme qu'on lui avait tracé d'avance, le prince conseilla à l'empereur de licencier son armée. « Pourquoi, lui dit-il, vous faire suivre d'une si grande multitude? Nous nous rendrons tous deux à la diète avec une simple escorte. Dès que la concorde et la paix sont rétablies entre nous, rien ne saurait maintenant vous porter ombrage. Une telle quantité de troupes affamerait tout le pays. » Cet avis eût été bon s'il avait été sincère. L'empereur le prit comme tel. Licenciant donc son armée, et ne gardant avec lui que trois cents hommes d'armes, il se mit en chemin avec son fils dans la direction de Mayence. On parvint de la sorte au lieu où l'on devait passer la nuit (Bingen). Le fils ne cessait de prodiguer ses hommages à son père, qui lui-même passa toute cette nuit à le combler de caresses ; ne se rassa-siant point de l'entretenir avec une tendre familiarité, une incroyable allégresse, le pressant dans ses bras, le couvrant de baisers, comme s'il eût voulu se dédommager d'avoir été si longtemps privé de ce bonheur. Il ne savait point, hélas! que ces instants seraient les derniers où cette consolation lui serait permise; car ce fut vraiment chose prodigieuse qu'un guet-apens pareil ait pu réussir 1. » On le voit, l'auteur de la Vita Henrici décerne à son impérial maître un brevet de simplicité qui touche à la niaiserie. Il a cependant l'air d'être parfaitement renseigné, et d'avoir assisté comme témoin aux scènes d'épanchement qui eurent lieu entre le pseudo-empereur et son

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1 a Post heec palrem sicut ficta pœnitudine/sie et consilio fefellit, suggerens ei quemadmodum ei suggestum fuerat ut dimissa tanta multitudine, ad curiam ambo mediocri copia venirent; nihil esse, cum ipsi coiissent in concordiam, quod illi resisteret : vastari omnia si pergerent ea copia. Placuit consilium pa-tri : bonum quidem, si fraudulentum non fuisset. Dimissaque multitudine, non plus quam trecentis viris ad curiam fllio comité pergebat. Ventum est ad noc-turnam mansionem ; ibi sefilius obsequio patris totum impendebat; ibi sepater cum Clio per totam illam noctem oblectabat, colloquebatur, colludebat, am-pleiabatur, osculabatur, avidus recompensare damnum oblectationis diu inter-missas, sed nescius illam oblectationis noctem ultimam esse. Mirum fraudem, vimque tam ordinatam fortunam habuisse ! » (Henrici IV Vita, apud Urtisium, Lac. ci7.

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fils à Bingen. La fonction qu'il remplissait au palais lui permit sans doute, sinon de suivre tous les détails de ces entretiens familiers et intimes, du moins d'en saisir quelques-uns. Ce qu'il en raconte est en contradiction formelle avec ce que le pseudo­-empereur écrivait à Philippe I et à saint Hugues. Il n'est plus ques­tion d'avis sinistres reçus durant le chemin, de craintes de trahison, d'inquiétudes mortelles qui obsédaient l'esprit du pseudo-empereur. En revanche, l'auteur anonyme nous parle explicitement d'une par­ticularité que les deux lettres de Henri IV avaient à peu près com­plètement passée sous silence. A Philippe I le pseudo-empereur avait dit qu'il « résidait pacifiquement à Coblentz, dans une sécurité rela­tive, durant les très-saints jours de l'Avent, quand son fils lui avait fait demander une entrevue. » Cette résidence «pacifique » écartait l'idée d'un armement considérable ; la sécurité relative supposait simplement une escorte suffisante. Forcé d'étendre un peu ses aveux à saint Hugues de Cluny, qu'il savait plus exactement renseigné, Henri IV insinue dans sa lettre au vénérable abbé que la rencontre de Coblentz n'avait pas été entièrement pacifique, mais que l'atta­que à main armée dirigée contre lui par le jeune roi avait échoué. On comprend facilement l'intérêt qu'avait le pseudo-empereur à dissimuler soigneusement le caractère hostile de la rencontre sous les murs de Coblentz, et son expédition belliqueuse contre la diète de Mayence. Les reconnaître, c'eût  été, vis-à-vis du roi de France, pro­clamer lui-même qu'il était à ce point abandonné par la majorité des princes ses vassaux, que, pour conserver un reste d'autorité en Allemagne, il était obligé de les empêcher de se réunir. C'eût été, vis-à-vis de saint Hugues de Cluny, déclarer qu'il tenait en tel mé­pris le pape et le saint-siége qu'il ne respectait même pas la pré­sence à la diète du cardinal légat apostolique, Richard d'Albano, envoyé de Rome pour la présider. L'auteur anonymede la Vita Henrici n'était probablement point dans le secret de cette tortueuse diplo­matie. Plus courtisan qu'homme d'État, son œil ne perçait pro­bablement pas les profondeurs de ces ténébreuses intrigues. Il écrit ce qu'il a vu. Or, il a vu une armée réunie autour du pseudo-empereur, quand celui-ci se rendait à Mayence pour y demander

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p396   PONTIFICAT   DU   D.   PASCAL   II   (1099-1118).

 

compte des procédés dont on usait à son égard. Cette armée était nombreuse, puisqu'elle eût suffi par sa seule présence à affamer tout le pays. Il enregistre le fait simplement, au courant de la plume, sans se douter qu'il trahit un secret de la plus haute im­portance, qu'il compromet son impérial maître et inflige à ses dé­pêches officielles un démenti catégorique et flagrant. Cette étude spéciale des deux lettres du pseudo-empereur, confrontées avec le récit du biographe familier et anonyme, nous conduit à l'arrivée des deux princes à Bingen, le 14 décembre 1103. Il nous faut main­tenant reprendre le récit historique, auquel nous aurons soin de comparer les allégations opposées de Henri IV. Mais dès main­tenant nous sommes en droit de conclure que les lettres du pseudo-empereur au roi de France et à saint Hugues de Cluny constituent un double roman contradictoire brodé sur le même thème; que la critique la moins sévère y découvre à chaque ligne les traces d'une insigne mauvaise foi, de mensonges caractérisés, de réticences calculées avec la plus habile perfidie, de contradic­tions vraiment effrontées. En somme, Henry IV voulait faire croire à un complot parricide organisé contre sa vie par le jeune roi sous l'influence du saint-siége. Or, de l'aveu même de Henri IV il résulte que le saint-siége n'eut aucune part à un complot de ce genre ; et de l'ensemble même des faits, il résulte que le com­plot parricide, imputé calomnieusement au jeune roi, n'exista jamais. Il est faux que le jeune roi ait posé à son père aucune au­tre condition que celle de reconnaître immédiatement l'autorité du saint-siége. Il est faux que le pseudo-empereur ait accepté sur-le-champ cette condition, puisqu'il avoue lui-même en avoir ren­voyé l'examen à la future diète. Il est faux que le pseudo-empereur ait favorisé la tenue de cette diète, puisqu'il convient lui-même que la nouvelle seule de sa convocation lui avait fait prendre les armes. En dernière analyse et pour résumer d'un mot les deux lettres contradictoires du pseudo-empereur, il faut emprunter la parole de l'Écriture : Mentita est iniquitas sibi.

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