Léodégar et Ébroïn 3

Darras tome 16 p. 218

 

19. Mais Ébroïn reparut, et avec lui une anarchie et des désor­dres tels, disent les chroniqueurs, « qu'on put croire à la venue de l'Antéchrist.» — «Nous reconnûmes si manifestement la colère de Dieu, ajoutent-ils, que nous vîmes apparaître au firmament l'un de ces météores désignés par les astrologues sous le nom de comètes, et qui, aux yeux du vulgaire, annoncent les famines, change­ments de rois, révolutions des peuples, partis et factions, guerres et meurtres par le glaive. En réalité, tous ces malheurs survinrent

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à la fois 1. » Ébroïn, quittant le capuchon de moine, avait repris son épée, résolu de l'abreuver de sang. Un enfant inconnu, ramassé par lui sur quelque grand chemin, fut présenté aux leudes d'Austrasie comme héritier de Clotaire III, bien que ce prince n'eût pas laissé de postérité. Le pseudo-mérovingien, affublé du nom toujours popu­laire de Clovis, reçut les hommages de la multitude. L'imposture, soutenue par une bande de scélérats aux ordres d'Ébroïn, s'affirma par des meurtres sans nombre. Thierry III et Leudèse son maire du palais étaient à la villa de Novientum sur les bords de l'Oise, où ils devaient passer l'hiver, quand Ébroïn et sa troupe, franchissant le fleuve au pont Saint-Maxence, surprirent les gardes endormis et les taillèrent en pièces. Une fuite précipitée sauva le jeune roi, mais Leudèse fut égorgé. Divisant alors son armée en escouades qui se partagèrent les diverses provinces, Ébroïn commença cette guerre d'extermination contre les pontifes, qui l'a fait comparer par les chroniqueurs « à un lion furieux dont les rugissements faisaient trembler la terre. » — « Il grinçait des dents, disent les contempo­rains, contre les prêtres du Seigneur. Fils de perdition, suppôt d'enfer, tout fuyait devant sa face comme à l'aspect du tigre 2. » A Vienne, le prêtre saint Ferréol fut mis à mort3 ; l'ermite Itagnebert (saint Rambert) eut la tête tranchée ; le diacre Amor (saint Amour), qui a donné son nom à une petite ville de la Franche-Comté, et son compagnon Viator (saint Viâtre ou Viôtre) eurent le même sort. Saint Lambert de Maëstricht, Amatus (saint Amé) de Sion furent chassés de leur siège. Ébroïn remplaça le premier par une de ses créatures, Pharamond, soldat couvert de sang et de crimes. Le farouche persécuteur avait pour maxime que le meilleur moyen de tuer l'Église était d'en livrer les dignités à des scélérats. On vit alors une invasion plus redoutable que celle des Huns et des Vandales, l'intrusion à main armée des hommes de guerre dans le temple du Seigneur, la mise à l'encan des titres épisco-

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1 S. Leodegar. vit. seu passio, cap. vu; Pair, lat., tom. XCVI, col. 354.

2. Vita S. Wilfrid., saec. m Benedict ; Vit. S. Leodegar., auct. Ursin., n° 12; Anonym. .Eduens., n» 13.

3.  Bollandist., Act., 13 januar.

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paux et des abbayes. Deux évêques de ce genre, Desiderius (Diddo) de Chalon-sur-Saône et Bobbo de Valence, véritables chefs de brigands, parcoururent la Burgondie en y semant l'in­cendie et le pillage. Ils vinrent mettre le siège devant la ville de Lyon pour en expulser le métropolitain Genesius (saint Genès). Mais le peuple de la cité se leva comme un seul homme, défen­dit son pasteur et repoussa vaillamment les intrus. A la suite de cette victoire, Genesius se rendit à Chellos pour visiter sainte Bathilde, et concerter avec la pieuse reine les moyens de rendre la paix à l'Église et à la France. Mais épuisé de fatigues et de cha­grin, il mourut en arrivant au monastère (3 novembre 679). L'abbé de Jumiéges, saint Philibert, osa affronter le courroux du tyran. Devant ce thaumaturge de la Neustrie, père de quinze cents moines, Ëbroïn perdit son audace. Il écouta sans colère les reproches de l'homme de Dieu, et alla même jusqu'à lui offrir des présents. « Apostat, s'écria le saint abbé, ignores-tu que nul chrétien ne peut communiquer avec toi? » Ébroïn dissimula son dépit, et n'en jura pas moins de poursuivre sa vengeance. Il fut assez habile pour l'obtenir en subornant quelques clercs de saint Ouen, et en
trompant la vieillesse de ce vénérable évêque, alors presque octo­génaire. Philibert, que saint Ouen avait jusque-là tendrement aimé, fut jeté dans un cachot infect. L'exil succéda à la prison. Deux in­trus, nommés par le farouche maire du palais, imposèrent succes­sivement leur commende à Jumiéges, malgré l'énergique résistance des moines. Cependant Philibert, retiré dans le diocèse de Poitiers, y termina sa glorieuse vie (20 août), après avoir érigé encore deux nouveaux monastères, Noirmoutiers et Quinçay.

   20. Le sang des fidèles de Jésus-Christ inondait la Gaule, comme au temps des proconsuls païens. Le saint évêque de Clermont. Prarjectus tomba frappé non pas directement par l'ordre d'Ebroïn, mais sous les coups d'une bande d'assassins qui agissaient pour leur compte, au milieu du bouleversement universel. « L'instigateur principal, disent les actes, fut un fils de Bélial, nommé Agricius. Il s'associa quatre complices, deux sénateurs Placidus et Bodo, un chasseur Ursio et l'appariteur Rodbert, saxon d'origine, le plus

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scélérat de tous. Ils partirent sans délai pour investir la villa de Volovicum (Volvic), pieuse retraite à quelque distance de Clermont, où Prœjectus vaquait à la méditation et à la prière. Soudain, au milieu de la nuit, un bruit de trompettes se fait entendre. L'évêque s'agenouille avec son fidèle Amarinus, un moine qu'il avait guéri miraculeusement lors de son voyage à Autun, et qui depuis lors s'était attaché à sa personne. Les ser­viteurs, à l'approche de la bande ennemie, prirent la fuite. Un seul resta pour défendre la porte, que vingt assaillants eurent bientôt enfoncée. La maison fut envahie. Au milieu de l'obscu­rité, parmi la foule qui remplissait les appartements, il était pos­sible de fuir. Amarinus en donna le conseil au saint évêque. Non, mon frère, répondit le pontife. Si nous manquons aujourd'hui la couronne, nous ne la retrouverons plus. — Amarinus, qui s'était déjà levé pour sortir, tomba le premier sous les coups des assas­sins. Ils le prirent pour l'évêque lui-même, et croyant leur tâche terminée, ils se retiraient, lorsque Prœjectus courut à eux et leur dit : Je suis celui que vous cherchez. Accomplissez votre mission. — A ces mots, le saxon Rodbert lui enfonça son épée dans la poi­trine. Seigneur, dit le martyr, ne leur imputez pas ce péché, car ils ne savent ce qu'ils font ; — et il expira1. »

 

21. De tous les évêques, celui dont Ëbroïn souhaitait le plus la mort était Léodégar. Mais entouré de la ghilde armée qui veillait à sa défense derrière les remparts d'Autun, Léodégar ne pouvait, comme Prœjectus, être l'objet d'un guet-apens. Il fallait une armée et un siége en règle pour l'arracher à l'amour de la Burgondie et de son peuple fidèle. Les deux évêques indignes, Bobbo et Desiderius, offrirent leurs bandes pour cette expédition. Le duc de Champagne, Waimer, un dur et rapace soldat, demanda à leur être associé. Tous trois ils jurèrent d'arracher Léodégar de son église, et d'en tirer une vengeance dont la rage d'Ébroïn serait satisfaite. Se ruant donc sur la Burgondie, ils vinrent camper dans la plaine d'Augustodunum. A l'approche du péril, clergé

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1 Bolland., S. Prœject., 29 januar.

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et fidèles avaient supplié leur  évêque de   se   soustraire par la fuite à la fureur de ses ennemis. Il en avait encore le temps, et il pouvait sauver avec lui  les richesses de son palais épiscopal. « Non, répondit Léodégar. Ma vie est aux mains de ceux qui la veulent prendre. Mes trésors, comme jadis ceux du diacre Lau­rent, appartiennent aux pauvres. » Il fit appeler des orfèvres qui rompirent les vases d'or et d'argent, offrandes des rois méro­vingiens, et l'évêque, de sa propre main, les répartit entre les indigents de la cité. Il ordonna ensuite un jeûne de trois jours et des processions générales qu'il présida lui-même. Au peuple rassemblé dans la basilique, il disait : « S'il en est un seul d'entre vous que j'aie offensé par trop de zèle dans les réprimandes, ou par des paroles trop vives, je le prie de me pardonner. Sur le point d'entrer avec le Sauveur dans la voie douloureuse, je ne puis ignorer qu'en vain souffrirait-on le  martyre, si la conscience offensée d'un frère s'interpose entre la victime et la céleste récom­pense. » Les sanglots de l'auditoire répondirent seuls à cet humble et sublime appel. Le lendemain, 26 août 676, au moment où l'as­saut commençait, l'évêque monta sur le rempart.  « Cessez, dit-il, un combat fratricide. Si c'est moi que vous cherchez, je suis prêt à verser mon sang pour épargner cette ville. » En même temps, par son ordre, l'abbé Méroald, se présentant à la porte extérieure, demandait à parlementer. On le conduisit à Desiderius (Diddo), l'indigne   évêque   de Chalon-sur-Saône, l'un des trois chefs de l'armée assiégeante. « Aussi inflexible que le roc, aussi endurci que Pharaon, dit l'hagiographe, Diddo s'emporta en injures et en blasphèmes contre Léodégar. Il l'accusait d'avoir fait assassiner le roi Childéric. « Tant que le traître ne sera pas remis entre nos mains, et qu'il n'aura point prêté serment de fidélité au roi Clovis, ajoutait-il, nous poursuivrons le siège d'Autun, et s'il le faut nous n'y laisserons pas pierre sur pierre, » Au retour de Méroald, Léodégar s'avançant sur la plate-forme d'un bastion, s'écria   d'une  voix retentissante : « Qu'il vous soit notoire à tous, aux amis et aux frères comme aux ennemis et aux persécuteurs, qu'aussi long­temps que Dieu me gardera en cette vie, je garderai moi-même la

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fidélité promise au roi Thierry devant le Seigneur. Périsse mon corps, j'y consens, plutôt que de déshonorer mon âme par un parjure! » Rentrant alors dans la basilique, entouré par un peuple immense, il se fortifia par la participation au pain et au vin eucha­ristiques, dit adieu à ses fidèles, et rassemblant une dernière fois son clergé autour de lui, revêtu des ornements pontificaux, pré­cédé de la croix et des saintes reliques, il se fit conduire à la porte extérieure la plus rapprochée de l’episcopium. Sur son passage, la foule agenouillée et fondant en larmes lui criait: « Père, pourquoi nous abandonner? Demeurez avec vos enfants.- Nous mourrons tous pour vous défendre. » Le bon pasteur continuait sa marche en les bénissant. Il arriva ainsi à la poterne, la fit ouvrir, et se présentant aux avant-postes ennemis : « Qui demandez-vous? dit-il. — L'évêque Léodégar, lui fut-il répondu.— C'est moi, reprit-il ; je vous donne ma vie, mais épargnez ce peuple1. »

 

22. A ces mots, les soldats se précipitant sur l'homme de Dieu, lui arrachèrent ses ornements pontificaux et le traînèrent, en l'ac­cablant d'outrages, au sommet de la montagne qui domine la cité d'Augustodunum. Là, en présence de la population éduenne groupée sur les remparts, les bourreaux entourèrent Léodégar, pour lui infliger un supplice «dont la rage d'Ébroïn, » comme l'avaient promis leurs chefs, « pût se tenir satisfaite.» On voulut au préalable le garrotter, mais il refusa. Immobile et calme, domi­nant toutes les faiblesses de la nature, il se laissa arracher les yeux, et pendant que des stylets de fer creusaient les orbites san­glants, il disait : « Je vous rends grâces, ô Dieu tout-puissant, d'avoir daigné glorifier en ce jour votre serviteur !» Le martyr fut alors remis, comme trophée de victoire, au duc de Champagne Waimer. Bobbo, évêque dégradé et déjà expulsé de Valence, se mit en possession du siège d'Autun. Il y entra à la tête de l'armée triomphante, et après un pillage de quelques jours, lui imposa sous prétexte de rançon définitive, une somme de cinq mille solidi d'or2.

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1 Vit. seu pass. S. Leodegar., cap. ix et x; Pair, lat., tom. XCVI, col. 338.

2. Environ 497,630 francs de notre monnaie actuelle, d'après l'évaluation de M. d'Arbois de Jubainville, Hist. des ducs et comtes de Champagne, t. I, p. 44

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Waimer et ses hommes d'armes, avec leur part de butin, reprirent la route de la Champagne, emmenant le captif mutilé. Un mes­sage avait déjà porté à Ébroïn ces heureuses nouvelles. Il y avait lieu de croire que les fureurs du maire du palais seraient enfin as­souvies. C'était une erreur. Waimer, en arrivant à Troyes, reçut d'Ébroïn l'ordre de conduire son prisonnier dans les profondeurs d'une forêt écartée, de l'y laisser mourir de faim, puis de jeter son corps dans un étang. Après quoi, on ferait courir le bruit que Léodégar avait lui-même mis fin à ses jours, et qu'il s'était noyé de déses­poir. L'homme de Dieu fut en effet mené au milieu d'un bois, et abandonné sans aliments, sans guide, à la double torture de la cé­cité et de la faim. « Par un prodige qu'il faut avoir vu, dit le chro­niqueur, pour le croire possible, Léodégar ne mourut point. Le Dieu qui autrefois fit nourrir le prophète Élie par un corbeau du désert, vint en aide à son serviteur. Après de longs jours de souf­frances endurées dans la solitude par le saint martyr, Waimer se souvint de lui et eut la curiosité de savoir ce qu'il était devenu. Quelle ne fut pas sa surprise de le retrouver vivant ! Ses dures entrailles s'amollirent à ce spectacle. Il comprit que la grâce du Christ avait pu seule soutenir une nature humaine en pareille détresse, et il ramena l'évêque dans sa demeure. Les doux et fami­liers entretiens du martyr achevèrent de dompter la férocité de son caractère. Lui et sa femme se convertirent à la crainte du Seigneur. Dans la ferveur de son repentir, Waimer remit à l'homme de Dieu la part qui lui était revenue du pillage de l'église et de la cité éduennes. Léodégar la fit reporter à Autun par un moine fidèle, compagnon de son exil, Berto, qui distribua ce subside aux servi­teurs de la foi, aux pauvres de Dieu1.» Waimer permit à son captif, devenu son vainqueur, de résider dans un monastère de Champagne dont les hagiographes ne nous ont pas conservé le nom, peut-être Montier-en-Der. Une tradition rapporte en effet que Bercharius (saint Bercaire), qui en était alors abbé, accompagnap lus tard le duc repentant dans un pèlerinage à Jérusalem, entrepris

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1 Vit. seu pass. S. Leodegar., cap. xi.

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pour expier la cruauté dont Waimer s'était rendu coupable à l'égard de saint Léger. Il est certain que l'influence d'Ébroïn fut assez puissante pour élever Waimer sur le siège épiscopal de Troyes; ce qui n'empêcha pas, quelques mois après, ce même Ébroïn de le faire pendre (678).

 

   23. Ces revirements, comparés  par  le   chroniqueur   aux  bonds désordonnés du tigre, emplissent toute la vie d'Ébroïn. Léodégar aveugle put respirer un instant dans le monastère inconnu de Champagne, où Waimer l'avait déposé. Cette trêve dans la persécution était due à une nouvelle volte-face d'Ébroïn. Lassé de traîner le fantôme de roi qu'il avait décoré du nom de Clovis, et à la légitimité duquel personne ne voulait croire ; redoutant aussi le mécontentement des leudes que cette fable irri­tait, il abandonna soudain ce malheureux enfant, qui disparut sans que jamais on n'ait plus entendu parler de lui. Puis rap­pelant Thierry III, il le proclama de nouveau roi des Francs et se constitua son maire du palais. Un nom mérovingien d'une incontes­table authenticité lui était nécessaire pour l'opposer à Dagobert II, le fils légitime de saint Sigebert, le proscrit de Grimoald, qui ve­nait après vingt ans d'exil de quitter la Grande-Bretagne et le toit hospitalier de saint Wilfrid pour remonter sur le trône d'Austrasie, aux acclamations enthousiastes de tout un peuple. Trois héros, Pépin d'Héristal, petit-fils et digne héritier du bienheureux Pépin de Landen, le duc Martin de Metz, Athalric duc d'Alsace s'étaient réunis autour du jeune et pieux roi, qui fit revivre en Austrasie les vertus et la sainteté de son père (673) 1. La restauration s'accom­plit d'autant plus facilement que la tyrannie d'Ébroïn était plus détestée. La Neustrie et la Bourgogne frémissantes n'attendaient qu'un signal pour renverser un joug odieux. Pour contenir le mouvement, Ëbroïn, sans renoncer à ses cruautés et à ses ven-

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1 Nous avons encore quatre diplômes royaux de Dagobert II au monas­tère de Wissembourg (675), à l'abbaye de femmes de Sainte-Marie-d'Oeren {Horreur») près Trêves, à l'église de Strasbourg (même année), et aux monas­tères de Stavelo et de Malmundarium (Malmondier, 677). Cf. Pair, lat., tom. LXXXV11, col. 1301-1308.

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geances, crut devoir leur donner un caractère d'apparente légalité. « Il imagina, dit l'hagiographe, de faire une enquête sur le meurtre de Childéric, annonçant l'intention de venger la mémoire de ce roi mérovingien, quand il était de notoriété publique que de sa prison de Luxeuil Ébroïn avait lui-même commandé l'attentat1.» Léodégar et son frère Warein, comte de Poitiers, furent traduits de ce chef en jugement devant l'assemblée des évêques et des leudes. On croit que le plaid national convoqué pour cette cir­constance le 8 des calendes de septembre (25 août 678), se tint au castrum Verziacum (Vergy) non loin d'Autun.

 

22.Un écrivain protestant, Simonde   de   Sismondi, auteur d'une Histoire des Français2 recommandée trop légèrement par M. Guizot « comme la meilleure sans contredit de toutes les histoires de France 3, » affirme que « saint Léger et son frère Warein furent juridiquement convaincus de complicité dans le meurtre de Childéric II, et que saint Léger le reconnut lui-même, ne voulant pas souiller la fin de sa vie en niant sa parti­cipation au régicide. » C'est là une calomnie monstrueuse qui, de l'ouvrage de Sismondi, est passée dans la plupart des résumés officiels et des manuels classiques. En un temps où les Ébroïn modernes se remettent à tuer de nouveau les évêques et les prêtres, il importe de signaler à l'indignation de toutes les âmes honnêtes la conspiration de l'école historique actuelle contre la vérité. Sismondi, en écrivant ce blasphème posthume contre saint Léger, avait parfaitement conscience de son mensonge. Les seules autorités invoquées par lui, Frédégairs et les deux Vies de saint Léger, ne disent pas un seul mot à l'appui de sa thèse calom­nieuse. Mais Sismondi voulait mentir, sachant qu'il en reste tou­jours quelque chose. En effet, la foule des copistes et des vulgari­sateurs, connaissant à peine de nom la double Passio Leodegarii et la Chronique de Frédégaire, reproduit son appréciation, les uns dans les termes de Sismondi lui-même, comme M. Henri Martin, lequel affirme que « Léodegher, interpellé sur sa partici-

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1 Vit. seu pass. S. Leodegar., cap. XII ; Pair, lut., tom. XCV1, col. 360.

2. Tom. 11, pag. 68. — 3 Guizot, Cours d'histoire moderne, tom. 1, pag. 40.

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pation au régicide, se contenta de répondre que Dieu savait ce qui en était, apparemment pour ne point se parjurer en niant sa parti­cipation au complot1; » d'autres renchérissent sur la calomnie, comme M. Daunou qui déclare « qu'en effet les communications des assassins avec Léger sont bien constatées 2 ; » d'autres, plus légers de science mais non moins tranchants, apprennent aux enfants de nos écoles « qu'un gentilhomme bourguignon nommé Léger, homme altier, turbulent, et par-dessus tout ennemi d'Ébroïn, se jouait de tout ce qu'il y avait de plus sacré 3 ; » ou enfin, se contentant d'un sourire sardonique, après avoir exalté la politique d'Ébroïn comme celle d'un merveilleux génie, disent simplement: « Il fit crever les yeux à Léger et plus tard le fit décapiter, ce qui valut à l'évêque le titre de saint 4. »

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1 Henri Martin, Hist. de France, tom. II, pag. 216. Paris, Furne, 1844.

2.  Daunou, France, tom. X, pag. 140. En note on lit cette citation : « Gesta
Francorum, XLV : Eranlque in hoc concilia B. Levdegarius et Gerinus frater ejus conseniientes. Voyez aussi les deux biographies de saint Léger dans le pre­mier volume du Recueil des historiens de France. » Quelle joie pour les révo­lutionnaires modernes, qui tuent périodiquement les rois, de trouver dans l'histoire des évêques régicides ! Mais aussi quelle infamie de tromper à ce point la bonne foi des lecteurs, et de transformer nos martyrs en de vils
assassins ! Le Gesta Francorum cité par M. Daunou n'existe pas, et le prétendu texte que M. Daunou semble lui emprunter ne se rencontre nulle part ailleurs
que dans cette note, où il a été forgé de toutes pièces pour les besoins de la cause. Au lieu de Gesta Francorum, il fallait dire Gesta regum Francorum. Ce dernier ouvrage, l'une de nos plus précieuses chroniques nationales,
existe très-réellement et a été fort souvent réédité, mais il ne contient pas un seul mot qui ressemble de près ou de loin au passage audacieusement inventé par M. Daunou. Voici ses propres paroles : Sanctum Leudegarium
episcopum diversis pœnis ccesum gladio ferire jussit, Gairoenum fratrem ejus, 
dura pœna. damnavit. Reliqui vero Franci eorum socii per fugam vix evaserunt :
nonnulli vero in exsilio pervagati propriis facultatibus privaii sunt (Gest. reg. Francor., cap. xlv; Patr. lat.. tom. XCV1, col. 1460). La Chronique de Frédégaire tient exactement le même langage : Sanctum Leudegarium episcopum crudelissimis tormentis cœsum, gladio perimi jussit. Gerinum germanum ejus diverso tormento trucidavit. (Fredcgar. Scholastic. Chronic continuât., pars 1, cap. xevi; Potr. lat., tom. LXXI, col. 668.)

3. Lamé-Fleury, Histoire de France racontée aux enfants, tom. I, pag. 101.

4.  Duruy, Histoire de France, tom. I, pag. 141. Paris, Hachette, 1864.

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