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§ VII. Les Œuvres de saint Anselme de Cantorbéry.
48. Les éloges décernés si solennellement par le bienheureux pontife au mérite de saint Anselme ont été ratifiés par l'histoire. Aujourd'hui encore l'ancien abbé du Bec, le primat d'Angleterre, l'innocente victime des fureurs de Guillaume le Roux, est considéré, même par les ennemis de la foi et de l'Église, comme un génie philosophique de premier ordre. Quel contraste entre les bru-
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1 Eadmer, Histor. » Id., ibid.
2. novor., loo. cit., col. 403-407.
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talités d'un roi ignorant et à demi-sauvage, avec l'humble mansuétude du représentant d'une science qui n'a peut-être dans sa sphère jamais eu d'égale ! C'est toujours le mot du prince des pasteurs à ses disciples : « Voici que je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups 1; » et jusqu'à la fin des siècles il en sera ainsi. « Pour apprécier saint Anselme, dit M. de Rémusat, on pourrait s'en tenir au jugement des écrivains du moyen âge. » Voici ce jugement tel qu'il résulte de leurs divers témoignages. « La philosophie, c'est-à-dire l'étude de la sagesse par la méthode et le raisonnement, fut mise en honneur dans les Gaules et en Angleterre aux jours de ces hommes illustres, Bruno, Lanfranc, Anselme 2. Tout entier à la théorie céleste, Anselme, puisant à la source de la sagesse, répandit largement les flots de miel de la science. Il pénétra habilement les obscurités de la sainte Écriture3. Nul de son temps ne fut aussi curieusement docte, nul plus profondément spirituel 4. Éloquent même dans l'idiome vulgaire5, éminent par la sainteté, éminent par l'étude des lettres, connu, aimé, célèbre dans la Normandie, dans la France, dans la Grande-Bretagne, ce fut un magnifique docteur de l'Église 6. Ce fut le philosophe du Christ7. Il obtint un grand nom près de celui des grands docteurs qui sont au ciel8.» L'écrivain, l'homme de lettres, le théologien, le philosophe, le saint, tout ici est indiqué, poursuit M. de Rémusat. On peut étudier Anselme sous les divers aspects de son génie, mais il faut remarquer que chez lui
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1 Luc, s, 3.
2 Alberic. Trium-Fontiuin, Chrome; D. Bouquet, t. XI, p. 358.
3 Cœlesti theoriœ ornnino inhœsit, et ex
uberrimo fonte sophiœ melKflua
■copiose
profudit. (Order.
Vital., Hist. eccles., 1. IV.)
4 Nemo tom anxie doctus, nemo tampenitus
spiritualis. (Willelui. Malmesbur.,
Oest. reg. Anglor., 1. IV.)
5 Eloquentia etiam in communi loquela profluens.
(M., Gest. pontif. Anglor.,
1. I.)
6 Abaelard., Opéra, Epist. xxi.
7 Christi plùlosopkus. (Matth. Paris, Historié, major, p. 43, édit. 1644.)
8 Sortitus est ?iomen grande juxto. nomen
magnorum qui sv.nt in cœlo.
'Brointon, Chronic, Scr. X, p. 1003. — Dom
Bouquet, t. XIII, p.
94.) Notes de
M. de Rémusat.
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(Argument de St Anselme)
36. Assurément dans la doctrine élevée et hiératique del'Aréopagite on rencontre les idées fondamentales, les principes qui ont servi de base et comme de point de départ aux déductions Iumineuses par lesquelles saint Anselme arrive à des conclusions solides et précises. Le rapprochement établi par M. de Rémusat entre le docteur de Cantorbéry et le docteur de l'Aréopage est donc de nature à solliciter l'attention des philosophes chrétiens, et à provoquer de leur part de nouvelles études. Le génie de saint
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1 M. de Rémusat, Saint Anselme de Cantorbéry, p. 483-485.
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Anselme procédant directement du disciple immédiat de saint Paul, illuminant le ZIIe siècle des radieuses clartés du siècle apostolique, offre un sujet digne d'exercer les plus nobles esprits et de tenter leurs investigations. Il serait, en particulier, fort intéressant pour la dogmatique de pouvoir constater la mesure dans laquelle la méditation des œuvres de l'Aréopagite par saint Anselme aida celui-ci dans la découverte du fameux argument connu aujourd'hui sous le nom de « preuve métaphysique » ou « démonstration à priori » de l'existence de Dieu. C'est dans le Proslogion que cet argument fut mis en lumière. « Aussi, dit M. de Rémusat, le Proslogion est-il regardé comme l'ouvrage capital de son auteur. Le temps l'aurait seul épargné, qu'Anselme occuperait presque la même place dans l'histoire de la philosophie. Quels que soient ses autres mérites, c'est à l'argument développé dans le Proslogion qu'il doit sa renommée de métaphysicien. Là est le sujet d'éternel examen qu'il a laissé à la postérité l. » Anselme n'était encore que prieur de l'abbaye du Bec, alors que vers l'an 1070, il composa le Proslogion dans des circonstances que ses biographes ont soigneusement notées, et que lui-même nous a fait connaître. Il venait de terminer le Monologium où il expose les diverses preuves de l'existence de Dieu, dites dans l'école « expérimentales » ou à posteriori, tirées de l'ordre de la création, de la notion des êtres finis, imparfaits, contingents, supposant tous l'existence de l'infini, du parfait absolu, de l'éternel. « Or, dit Eadmer, après avoir par les seules lumières de la raison naturelle établi ces grandes vérités que la foi nous enseigne, il lui vint à l'esprit de chercher s'il n'y aurait point un argument, court, simple, décisif, à la portée de toutes les intelligences, qui suffirait seul à démontrer l'existence de Dieu avec ses attributs divers, éternité, incommutabilité, omnipotence, ubiquité, incompréhensibilité, justice, amour, miséricorde, véracité, bonté; et comment tous ces attributs essentiels « sont en Dieu, suivant le mot de saint Jean, une
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1 M. de Rémusat, Saint Anselme de Cantorbéry, p. 521.
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seule et même chose 1. » Ce problème, comme nous l'a dit plus tard Anselme lui-même, était hérissé de difficultés. Il absorba sa pensée, durant de longs mois, au point de lui faire perdre l'appétit et le sommeil; et ce qui lui était plus sensible encore, il le plongea dans une distraction, telle que ni dans la récitation des matines, ni dans la célébration des autres offices divins, il ne pouvait la maîtriser. Cependant, ne réussissant point à trouver la solution tant cherchée, il finit par craindre que son idée ne fût une tentation du démon, et il s'efforça de la repousser. Mais plus il travaillait à la bannir de son imagination, plus elle revenait l'assaillir. Or, une certaine nuit, comme il était au chœur, présidant la récitation des matines, la grâce de Dieu illumina son intelligence ; la vérité qu'il avait si longtemps poursuivie lui apparut dans une clarté évidente, il se sentit comme inondé d'une joie intérieure qui remplissait tout son être. Sur-le-champ, voulant pour lui-même fixer son souvenir, et pour les autres conserver une exposition qui devait être utile à tant d'âmes, il prit des tablettes de cire et y nota rapidement la substance du nouvel argument. Ces tablettes ainsi écrites , il les confia à la garde de l'un des religieux, en lui recommandant de les conserver avec soin. Quelques jours après, comme il les redemandait, le frère qui les avait déposées dans l’armarium alla les y chercher. Elles ne se retrouvèrent plus ; et jamais, malgré toutes les recherches faites dans l'intérieur du monastère, on ne sut ce qu'elles étaient devenues. Anselme se hâta de réparer la perte, en transcrivant de mémoire sa note primitive sur de nouvelles tablettes, qu'il confia au même dépositaire, insistant plus fortement que la première fois sur l'ordre de veiller à leur conservation. Le religieux, pour plus de sûreté, les plaça sous le chevet de son lit; mais le lendemain matin quelle ne fut pas sa surprise de trouver épars sur le sol les fragments de cire détachés des tablettes et rompus en morceaux ! On recueillit l'un après l'autre ces précieux débris, Anselme lui-même les rajusta
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1 Joann., xvn, 21.
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dans les tablettes et parvint, non sans peine, à retrouver les traits à demi effacés du poinçon. Au nom du Seigneur, il fit alors transcrire ces notes sur parchemin, pour éviter tout nouvel accident. Ce fut d'après elles qu'il rédigea le Proslogion, opuscule de quelques pages, mais d'une sublimité de conception et de pensée vraiment incomparable 1. »
57. Avec moins de détails, saint Anselme lui-même, dans la préface du Proslogion, expose les motifs qui le déterminèrent à le composer et les difficultés qu'il eut à vaincre. « Cédant, dit-il, aux instances de quelques-uns de mes frères qui me demandaient un modèle de méditation philosophique, où, s'élevant de déductions en déductions successives, les esprits spéculatifs pussent arriver par la raison à se rendre compte des vérités de la foi, j'avais composé le Monologium. Mais réfléchissant ensuite à la difficulté pour un grand nombre d'intelligences de suivre la longue chaîne de raisonnements qui s'y rencontrent, je fus amené à chercher s'il n'y aurait pas possibilité de condenser toutes ces preuves en un seul argument qui serait à lui-même sa preuve, et suffirait à démontrer que véritablement Dieu existe, qu'il est le souverain bien, n'ayant lui-même besoin d'aucun autre être, tandis que tous les êtres ont besoin de lui et pour exister et pour être bons, enfin tout ce que la foi nous enseigne de la substance divine. Longtemps et avec toute l'énergie dont je suis capable, je m'appliquai à cette recherche : parfois il me semblait entrevoir la possibilité de réussir; mais bientôt je retombais dans l'impuissance, et la solution me paraissait dépasser les forces de la raison humaine. Désespérant du succès, je voulus abandonner cette idée comme un problème insoluble. Mais j'essayais en vain de la bannir de mon esprit pour me livrer à d'autres travaux intellectuels, sans cesse elle revenait m'obséder, de telle sorte que, bon gré mal gré, il me fallait la subir. Enfin, un jour où je me fatiguais à repousser son obsession importune, dans le conflit des pensées diverses qui s'élevaient en mon âme, la solution dont j'avais désespéré s'offrit d'elle-même et s'empara de
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1. Eadmer, S. Anselm. Vita; Pair, lut., t. CLYIII, col. 63.
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moi avec un empire tel, que désormais je déployai autant d'ardeur à en poursuivre l'exposition que j'en mettais auparavant à en fuir même la recherche. Mon intention était de donner au public ce nouvel opuscule ainsi que le Monologium dont il est le complément sous le voile de l'anonyme, mais le très-révéré Hugues archevêque de Lyon, alors légat apostolique dans les Gaules, m'enjoignit en vertu de l'autorité du saint-siége de les publier l'un et l'autre avec leur nom d'auteur. Ce fut ainsi que parurent le Monologium, titre qui convient au caractère d'un monologue philosophique, et le Proslogion, dont la forme est celle d'une allocution que j'adresse tantôt à Dieu, tantôt à ma propre conscience1. »
38. Avoir écrit le Proslogion c'est un titre de gloire à jamais immortel. Mais après l’avoir écrit, se préoccuper d’en laisser à jamais ignorer l'auteur, mettre à cette abnégation de sa personnalité une insistance telle qu'il faille l'intervention de l'autorité apostolique pour la vaincre, c'est là ce qui dépasse toute gloire humaine, c'est le génie s'effaçant dans la sainteté. «Seigneur, mon Dieu, s'écrie saint Anselme, je ne tente point de pénétrer votre profondeur ; loin de moi la présomption de mesurer à votre infini la faiblesse de mon intelligence, mais je voudrais me faire quelque idée intellectuelle de votre vérité que mon cœur aime et croit. Je ne cherche pas à comprendre pour croire ; mais je crois afin de comprendre. Car le premier principe de ma foi est que si je ne crois, je ne puis arriver à l'intelligence. Donc, Seigneur, vous qui donnez l'intelligence de la foi, faites-moi la grâce, dans la mesure où vous le jugerez utile, de comprendre que vous existez, ainsi que nous le croyons, et que votre être est tel que la foi nous l'enseigne. Or, par la foi nous croyons que vous êtes tel que rien ne se peut concevoir de plus grand. L'existence d'une telle nature sera-t-elle contestable parce que «l'insensé aura dit dans son cœur : Dieu n'est pas?2 » Mais l'insensé qui tient ce langage,
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1 S. Anselrn. Cantuar., Proslog. proœmlum ;
Pair, lut., t. CLVI1I, col. 223- 22a. Coegerunt me plures et maxime reverendus archiepiscopus Ltigdunemis,
Hugo nomine, fungens in Gallia legatione apostolica, gui mihi hoe ex aposto- lica prœcepit auctoritote, ut nomen meimi Mis preeseriherem.
2 Psalm. m, 1.
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lorsqu'il m'entend dire que vous êtes une nature telle que rien ne peut se concevoir de plus grand, comprend ma parole, et ce qu'il comprend ainsi se trouve dans son intellect, bien qu'il n'en comprenne pas l'existence. Car autre chose est l'idée d'un objet dans l'intellect, autre chose la croyance à l'existence de l'objet. Le peintre qui conçoit un tableau l'a dans l'intellect, mais il sait que ce tableau n'existe pas puisqu'il n'est point encore fait. Quand l'œuvre sera terminée, l'artiste l'aura dans l'intellect et il en connaîtra l'existence réelle. Donc l'insensé qui nie Dieu est forcé de convenir qu'il a dans l'intellect l'idée d'une nature telle que rien ne se peut concevoir de plus grand, puisque dès qu'on énonce cette proposition il la comprend, et que tout ce qui se comprend est dans l'intellect. Mais très-manifestement ce quelque chose de plus grand que tout ce qui saurait se concevoir ne peut pas être seulement dans l'intellect, car s'il était seulement dans l'intellect on pourrait le concevoir comme existant en réalité, et dès lors on concevrait quelque chose de plus grand que lui. Donc sans aucune espèce de doute, ce qui est tel que rien de plus grand ne peut être pensé existe et dans l'intellect et dans la réalité. Si l'être au-dessus duquel on ne saurait rien imaginer pouvait être regardé comme n'étant pas, cet être sans égal ne serait déjà plus celui au-dessus duquel on ne peut rien concevoir. Il y aurait contradiction dans les termes. Il y a donc vraiment un être au-dessus duquel on n'en saurait élever un autre, et qui par là est conçu comme ne pouvant pas ne pas être. Cet être, c'est vous, ô Seigneur notre Dieu ! Comment donc l'insensé a-t-il pu «dire dans son cœur : Dieu n'est pas?» C'est qu'il y a deux manières de « dire dans son cœur » ou penser. On peut penser les mots qui expriment la chose ; de cette manière on peut tout dire et tout penser, même que Dieu n'est pas. Mais on peut aussi penser la chose même que l'on dit, et la comprendre. Or, quand on comprend que Dieu est ce qui ne suppose rien de plus grand que soi, on comprend qu'il est impossible que Dieu ne soit pas. Grâces donc vous soient rendues, ô Dieu de bonté, grâces immortelles, d'avoir par votre lumière éclairé mon intelligence pour comprendre ce que je
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croyais déjà par la foi que vous m'avez donnée, de telle sorte que, ne voulant pas croire à votre existence, je sois ramené par mon intelligence à la foi1. »
59. Tel est cet argument de saint Anselme. Réduit en syllogisme, il se peut formuler ainsi : Nous avons l'idée d'un être souverainement grand et parfait ; or, s'il n'existait pas, il ne serait point souverainement grand ni souverainement parfait; donc l'être souverainement grand et parfait existe. « Cet argument inventé par Anselme, dit Leibnitz, est très-beau et très-ingénieux. Les scolastiques, sans en excepter leur docteur angélique, ont méprisé cet argument, et l'ont fait passer pour un paralogisme ; en quoi ils ont eu grand tort2. » Le reproche fait par Leibnitz aux scolastiques d'avoir professé une hostilité pleine de dédain pour l'argument de saint Anselme est fondé. Mais leur docteur angélique, saint Thomas d'Aquin, ne nous paraît pas avoir été si loin qu'eux, et nous croyons que les disciples ont sur ce point singulièrement exagéré la pensée du maître. Au chapitre IIe de la Somme théologique, saint Thomas d'Aquin se pose cette question : «L'existence de Dieu est-elle évidente par elle-même?» Il répond négativement et saint Anselme eût répondu de même. En effet si l'existence de Dieu était d'évidence immédiate, la raison humaine n'aurait pas besoin pour s'élever à cette notion de l'intermédiaire des choses visibles, devenues, selon le mot de saint Paul, « le miroir des choses invisibles;» les docteurs comme saint Thomas d'Aquin et saint Anselme n'auraient point eu à chercher des arguments, à réunir des preuves, à fournir avec tant d'efforts et de traits de génie la démonstration d'une vérité d'évidence immédiate. Donc saint Thomas d'Aquin, résumant dans sa réponse la tradition, l'Écriture et la conscience du genre humain tout entier, avait raison de dire : « Non, l'existence de Dieu n'est point évidente par elle-même. » Cependant il se posait l'objection suivante : « Il semble évident en soi que Dieu est. En effet, on appelle évidentes en soi toutes les vérités qu'on admet aussitôt que le sens des termes qui les
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1 S. Anselin., Pi-oslogion, cap. i-v ; Pair, lut., t. CLVIII, col. 225-229.
2. Leibnitz, Nov.v. Ess. sur l'entend, hum., 1. IV, chap. x.
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expriment est connu. Mais, dès qu'on sait la signification du mot Dieu, on sait aussitôt que Dieu existe, car ce nom signifie une chose telle qu'on ne peut pas en imaginer une plus grande. Or ce qui existe tout à la fois dans la réalité et dans l'intellect est plus grand que ce qui existe seulement dans l'intellect. C'est pourquoi Dieu étant dans l'intellect puisque l'intellect comprend le nom de Dieu, on doit conclure qu'il existe aussi dans la réalité. Donc l'existence de Dieu est évidente par elle-même. » Cette objection reproduit, on le voit, l'argument de saint Anselme. Le docteur angélique la résout ainsi : « Non, l'existence de Dieu n'est point d'évidence immédiate. Celui qui entend prononcer le nom de Dieu ne comprend peut-être point par ce mot une chose si grande qu'on ne saurait imaginer rien de plus grand, puisqu'il en est qui ont cru que Dieu était corporel. En admettant même que chacun attachât cette signification au mot Dieu, et entendît par là, comme il convient, un être au-dessus duquel on ne puisse rien imaginer de plus grand, il ne s'ensuivrait pas pour cela que chacun comprît qu'un tel être existe en réalité et non pas seulement dans l'intellect. Pour le convaincre de la réalité de l'existence de Dieu, il faudrait qu'il admît d'abord comme possible l'existence d'un être au-dessus duquel rien ne se peut concevoir de plus grand ; or, c'est ce que n'admettent point ceux qui nient l'existence de Dieu 1. » Si nous ne nous trompons, saint Thomas d'Aquin dans ce passage n'entendait nullement nier la valeur intrinsèque de l'argument de saint Anselme, mais uniquement démontrer que cet argument ne pouvait en rien établir que l'existence de Dieu fût de soi une vérité d'évidence immédiate. Par le fait même qu'il
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1 Dicendum quod forte Me qui audit hoc nomen, Deus, non intelligit signi ficari aliquid quo majus cogitari non possit, cura quidam crcdiderint Detim esse corpus. Dato etiam quod quilihet intelligat hoc nomine, Deus, significari hoc quod dicitur, scilicet illud quo majus cogitari non potest ; non tamen propter hoc sequitur quod intelligat id quod significatur per nomen esse in rerum natura sed in apprehensione intellectus tantum. Nec potest argui quod sit in re, nisi daretur quod sit in re aliquid quo majtis cogitari non potest ; quod non est datum a ponentibus Deum non esse. (S. Thom. Aquin., Summ Theolog., p. I, q. n, art. i ; Pair, lat., t. CCXVIII, col. 472.)
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p125 CHAP. I. — SIÈGE DE CAPOUE.
faut un argument pour prouver l'existence de Dieu, il est clair qu'elle n'est pas d'évidence directe. C'est là tout ce qu'a voulu dire saint Thomas d'Aquin. L'argument de saint Anselme subsiste donc dans toute sa force, non point comme supposant l'évidence immédiate de l'existence de Dieu, mais comme approchant le plus possible, pour toute intelligence cultivée qui s'appliquera sincèrement à le comprendre, d'une démonstration à priori, au moins par rapport à la raison humaine prise comme base de la démonstration même. Voilà pourquoi des philosophes de premier ordre, tels que saint Bonaventure et Henri de Gand au moyeu âge, Leibnitz et toute une génération de savants jusqu'à nosjours, en ont maintenu la valeur. L'argument de saint Anselme ne supplée point à tous les autres, il en suppose au contraire la notion préexistante, mais il les complète et les couronne magnifiquement. S'il ne prouve pas directement l'existence de Dieu, il en démontre d'une façon péremptoire la nécessité logique. Le génie humain ne s'était jamais élevé plus haut, et depuis saint Anselme la science métaphysique n'est pas allée plus loin.