Les Clémentines

Darras tome 6 p.322

 

   55.  « Outre les nombreux ouvrages que saint Clément composa pour la défense de la foi chrétienne, dit le Liber Pontificalis, il écrivit les deux lettres catholiques, qui portent son nom. » Les ouvrages attribués à saint Clément, et que nous possédons encore, sont : les Recognitiones : vingt homélies intitulées : Prédications de saint Pierre durant ses voyages, enfin l’Épitome des Actes de saint Pierre, sous forme de lettre adressée à saint Jacques le Mineur, évêque de Jérusalem. Cette simple nomenclature justifie suffisamment la mention des nombreux ouvrages, multos libros, dont le Liber Pontificalis fait honneur à saint Clément. Mais il s'en faut de beaucoup que ces œuvres aient pour nous la valeur à laquelle une authenticité bien constatée leur donnerait droit. Sous une forme diverse et d'inégale étendue, elles sont la reproduction d'un roman historique dont saint Pierre et Simon le Mage sont les acteurs et saint Clément le héros. Ce dernier, issu d'une branche de la famille impériale d'Auguste, s'était vu de bonne heure abandonné par ses parents. Dans un voyage fait par sa mère Mattidia, en Grèces où elle conduisait ses deux fils aînés pour y terminer leurs études, cette

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noble dame disparut avec ses enfants, sans qu'on pût retrouver leur trace. Clément entrait alors dans sa douzième année; il était resté à Rome près de son père Faustinien. Après avoir fait faire par des serviteurs  fidèles les recherches les plus minutieuses, Faustinien  s'était déterminé lui-même à parcourir la Grèce. Il confia le jeune Clément à la direction de tuteurs dévoués, et s'embarqua à son tour; mais il ne revint jamais et ne donna plus de ses nouvelles. Nous n'insistons pas sur l'invraisemblance de ces disparitions successives de tous les membres d'une famille alliée aux Césars. L'auteur en avait besoin pour former l'intrigue de son roman,  et préparer le dénouement par des «reconnaissances » [Recognitiones) inespérées. Attristée par ces malheurs domestiques, l'âme du jeune Clément chercha dans l'étude de la philosophie païenne  des  espérances  et des consolations qu'elle n'y trouva point. Le problème de la destinée présente et future se présentait sans cesse à sa pensée; il n'en rencontrait la solution nulle part. Fatigué des  contradictions et des  incohérences des rhéteurs romains, il se dit : «J'irai en Egypte, là je me mettrai en commu-nication avec les hiérophantes. A prix d'argent, j'obtiendrai qu'avec leur science de la nécromancie, l'un d'eux évoque pour moi l'âme d'un mort, et je saurai la vérité sur la vie à venir. » On le voit, le scepticisme tourne dans le même cercle. A l'époque des Césars, le monde demandait aux hiérophantes ce qu'il demande aujourd'hui aux spirites. Sur ces entrefaites, le bruit se répand à Rome qu'un personnage extraordinaire a paru récemment en Judée, qu'il se disait le Fils de Dieu et qu'il prouvait sa mission par des prodiges. «Pendant que cette rumeur circule dans la ville impériale, arrive un étranger qui se met à prêcher en public la nouvelle doctrine. C'était saint Barnabé. Le peuple l'accueille avec faveur ; mais les philosophes cherchent à le tourner en ridicule. Ils lui demandent entre autres choses pourquoi le moucheron a six pattes, tandis que l'éléphant n'a que quatre pieds.  « Il s'agit bien de cela, répond l'apôtre, vous avez bonne grâce à chercher les différences entre l'éléphant et le moucheron, vous qui ne savez même pas qui les a créés l'un et l'autre. » Cette réponse si sensée ne fait que provoquer

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de nouveaux éclats de rire parmi les esprits forts, mais elle fait une vive impression sur Clément qui s'attache à Barnabé 1. » Le jeune romain suit l'apôtre à Césarée, où Pierre luttait alors contre Simon le Magicien. Clément devient le disciple assidu et le com- pagnon de tous les voyages de saint Pierre. Il le suit à Tripoli, Tyr, Sidon, Béryte, où l'Apôtre institue des évêques et des prêtres ; il se dirige avec lui vers Antioche, en passant par Orthosia et Antarados. Dans cette dernière ville, une pauvre femme mendiait, assise à la porte du temple. Pierre lui fit raconter ses malheurs. L'infortunée lui apprit qu'elle appartenait à l'une des plus illustres familles de Rome, qu'au temps de sa jeunesse, pour se soustraire aux tentatives criminelles dont elle était l'objet, de la part d'un de ses beaux-frères, elle avait déterminé son mari à l'envoyer à Athènes avec ses deux fils aînés qui devaient y compléter leurs études. Pendant la traversée, le vaisseau avait fait naufrage, ses deux fils avaient péri dans la tempête; elle avait abordé sur le rocher d'Arados, et s'était fixée dans cette retraite pour y terminer, dans le silence et les larmes, une vie si pleine de misères. La mendiante était Mattidia ; elle reconnut Clément son fils et reçut le baptême des mains de l'Apôtre. Une seconde reconnaissance eut lieu à Laodicée, où Mattidia retrouva ses deux fils, Faustinus et Faustus, qui avaient pu, comme elle, échapper à la tempête. Enfin, quelques jours après, comme le prince des apôtres priait avec ses disciples sur le bord de la mer, un vieillard, qui l'avait aperçu, lui dit : Priez ou non, il importe peu, car il n'y a pas de providence ; c'est une aveugle fatalité qui dirige le monde. Au son de cette voix, dont il semble reconnaître les accents, Clément se trouble. Cependant une discussion s'engage ; le vieillard raconte sa propre histoire pour convaincre les assistants qu'un destin aveugle s'était plu à l'accabler de malheurs immérités. C'était Faustinien. S. Pierre lui présenta sa femme et ses trois fils, le vieillard reçut aussi le baptême et la série des Recognitiones se trouva ainsi terminée par le bonheur de la nouvelle famille chrétienne. Il n'est pas douteux

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1.. l'abbé Freppel, Les Pères apostoliques, pag. 171.

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qu'un fond de vérité se dissimule sous cette forme romanesque; ainsi l'itinéraire que l'auteur fait suivre à saint Pierre est le même dont nous avons parlé précédemment et qui est attesté par les plus solides traditions. En rapportant que le prince des apôtres prêchait dans chaque ville et y instituait un évêque et des prêtres, il ne fait que reproduire ce que l'histoire nous apprend d'ailleurs. Mais il est certain aussi que les Clémentines, telles que nous les lisons aujourd'hui, sont l'œuvre d'un gnostique ébionite de la fin du IIe siècle. On y trouve, en effet, une longue citation du livre du Destin, composé par l'hérésiarque syrien Bardesanes, vers l'an 170. « Les Ébionites, dit saint Épiphane, s'appuient sur un ouvrage intitulé : Itinéraire de Pierre, et écrit par Clément. Ils l'ont corrompu de telle sorte qu'il y reste fort peu de choses vraies. Clément lui-même les réfute énergiquement dans ses Épîtres authentiques qu'on lit aujourd'hui dans les églises. Sa doctrine y diffère radicalement de celle qu'ils lui prêtent dans cet Itinéraire. Il y enseigne la virginité, les Ébionites la répudient; il loue Élie, David, Samson, tous les prophètes, que les Ébionites anathématisent. Ainsi ils ont entièrement falsifié l'œuvre de saint Clément pour en étayer leur système, et ils ont voulu couvrir leurs erreurs de l'autorité de saint Pierre. A les entendre, cet apôtre aurait pratiqué les ablutions quotidiennes prescrites par la loi mosaïque, comme ils le font eux-mêmes, croyant par là se justifier devant Dieu ; il se se-rait abstenu de l'usage de la viande, comme Ébion et ses disciples 1.» Saint Jérôme porte le même jugement sur les fausses Clémentines et Rufin d'Aquilée, qui a traduit les Récognitions, les fait précéder d'une préface où il déclare que ce livre a été altéré par les hérétiques.

 

   56. Nous n'avons donc point à nous préoccuper davantage de ces compositions pseudonymes. Elles prouvent seulement l'importance attribuée, dans le cours du IIe siècle, aux œuvres authentiques de  saint Clément. De ce nombre sont les fragments d'une autre Epître aux Corinthiens et deux lettres sur la Virginité, récemment  découvertes dans un manuscrit syriaque et traduites en latin par    

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1. S. Clem., II Epist. ad Cor., cap. i; Patrol. greee, tom. \, col. 530.

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le cardinal Villecourt. La seconde Êpître aux Corinthiens ne nous est parvenue que mutilée, la suscription manque; le texte s'arrête brusquement au milieu d'une phrase interrompue. Cependant le peu qui reste est digne de l'éloquence et du zèle de saint Clément. Avant d'en présenter une analyse succincte, il convient de jeter un coup d'œil sur les erreurs que le Pontife se proposait de combattre. Jamais peut-être les hérésies ne furent plus nombreuses ni plus redoutables qu'au siècle apostolique. La puissance de vie, déployée par l'Église naissante, provoquait une immense réaction de la part des intelligences hostiles. Simon le Mage avait posé les bases d'un système spirite en opposition au vrai spiritualisme chré-tien. Il eut des successeurs par milliers. Les Naassènes ou Ophites, dont l'auteur des Philosophumena nous fait connaître la doctrine, tiraient leur nom du mot hébreu Naas, en grec ophis, serpent, parce qu'ils attribuaient au serpent de l'Éden la première révélation de la vérité faite aux hommes. Suivant eux trois principes, le premier spirituel, le second animal, le troisième terrestre, correspondant aux trois substances angélique, animée et inanimée, avaient con- couru à la formation de l'homme type, «Adamas, » qui fut lui-même l'origine de toutes les choses visibles. En qualité de démiurge inférieur, Adamas fit un monde complètement désavoué par la divinité supérieure et inaccessible. Les Eons ou génies auxquels il en confia le gouvernement tyrannisaient l'humanité. Le Christ fut envoyé par la Divinité suprême pour anéantir le pouvoir de ces usurpateurs. Il s'unit au corps d'un juste, d'un sage, d'un saint nommé Jésus. Né d'une vierge, par l'opération de Dieu, Jésus avait été providentiellement préparé pour devenir l'organe de l'envoyé céleste; mais il n'était lui-même qu'un homme. Le Christ, complètement distinct de cette personnalité humaine, s'était pendant trois années uni au corps de Jésus et l'avait abandonné à l'époque de la passion. Les rêves de la cabale rabbinique appliqués par des néophytes judaïsants aux dogmes chrétiens exerçaient alors une notable influença de séduction. Tous les Pères le constatent. La négation de la divinité de Jésus-Christ était le fond de chacun de ces systèmes. Les Séthiens prétendaient que deux anges avaient

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créé l'un Caïn, l'autre Abel, et qu'après la mort de celui-ci, la Grande Vertu avait fait naître d'une semence pure le patriarche Seth, véritable Christ, qui avait reparu en ces derniers temps sous la forme de Jésus. Les Pérates, ainsi nommés du mot grec pératès (passager), soutenaient qu'ils avaient seuls le privilège de franchir la mort. Cette magnifique prétention n'était qu'une formule hyperbolique, propre tout au plus à tromper quelques pauvres intelligences. Il n'existe, disaient-ils, qu'un seul monde, divisé en trois parties, dont le principe est l'unité. L'unité génératrice est la triade suprême. Au second échelon, une multitude de puissances spiri- tuelles forment le monde angélique. Au dernier rang, notre monde humain et terrestre s'agite en attendant la destruction et la mort. Sous le nom de Christ, un homme parut, aux jours d'Hérode. Il avait une nature, un corps et une puissance triples, parce que les trois parties du monde avaient concentré en lui quelques-uns de leurs éléments. Il venait nous apporter le secret de notre avenir, en nous révélant que, par le principe spirituel, l'âme, nous échappons à la mort. L'œuvre de la rédemption se trouvait ainsi réduite à une simple donnée philosophique. La divinité absorbée dans le panthéisme; l'humanité jouant un rôle éphémère dans les évolutions du Dieu universel; la personnalité de Jésus-Christ disparaissant dans une sorte d'apparition fantastique; le dogme de la ré-surrection des morts transformé en une allégorie de l'immortalité du principe spirituel, voilà le dernier mot de ces hérésies primitives, dont notre moderne rationalisme reproduit maintenant sous une forme nouvelle les erreurs depuis si longtemps oubliées.

 

    57. Pendant le siège de Jérusalem et le séjour des chrétiens à Pella, un Juif nommé Ébion, originaire de l'antique contrée de Basan, s'était mis à dogmatiser dans ce sens. Il parcourut ensuite l'Asie-Mineure, propagea sa doctrine dans l'île de Chypre, en Grèce et jusqu'à Rome. La personnalité d'Ébion est attestée par saint Epiphane, qui nous donne sur ce sectaire les détails biographiques les plus circonstanciés. Ce fait renverse toute la thèse de la critique protestante qui se prévalut de l'étymologie du mot d'Ébionite (pauvre), pour prétendre qu'Ébion n'exista jamais et que sa doc-

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trine, application pratique et rigoureuse des préceptes de l'Évangile relatifs au détachement des biens de ce monde, doit être considérée comme l'expression parfaite de l'enseignement des apôtres, et le résumé du véritable christianisme primitif. Ébion exista, puisque saint Epiphane, né lui-même en Palestine et plus tard évêque de Salamine, en Chypre, recueillit sur le théâtre même où vécut cet hérésiarque, tous les renseignements qu'il nous a transmis à son sujet. De plus le système d'Ébion, très-soigneusement analysé par le saint évêque, n'a guère de rapport avec le détachement et le paupérisme idéal que lui prêtent nos rationalistes. Laissons parler saint Epiphane: «Ébion, dit-il, emprunta le fond de son hérésie aux sectes juives. Il n'admettait point la naissance miraculeuse du Sauveur, qu'il disait issu, à la manière ordinaire, de l'union de Joseph et de Marie. En pratique, il réunissait les observances juives à celles des Samaritains; maintenant l'obligation absolue de la circoncision, du sabbat, des néoménies, des ablutions surtout, dont il exagérait encore la nécessité, et qu'il prescrivait comme essentielles, toutes les fois qu'il se trouvait obligé de converser avec un étranger. La chasteté, la virginité lui étaient en horreur. C'est du reste un trait commun à presque toutes les hérésies de ce genre. Au temps où les chrétiens quittèrent Jérusalem, pour se réfugier à Pella, capitale de la Pérée, dans la province de la Décapole, entre la Batanée et le territoire de Basan, Ébion commença à propager parmi eux ses erreurs. La tradition de ce pays nous apprend qu'il prêcha d'abord dans le bourg de Cocab, sur la lisière des vallées de Basan1. » En présence d'un témoignage si positif, il faut un certain courage aux novateurs modernes pour affirmer qu'il n'y eut jamais d'hérésiarque du nom d'Ébion. Ce sectaire fameux aurait voulu profiter de la ruine de Jérusalem pour établir l'identité de la Synagogue et de l'Église, dans une sorte de fusion entre le judaïsme et le christianisme. Selon lui, Dieu avait fait deux parts de l'empire du monde : il en avait donné l'une au Christ, l'autre à Satan. Le Christ, transitoirement uni à la personne

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1. S. Epiph., Hœres. XIX; Patrol. grœc, tom. XLI, col. 408.

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de Jésus, s'en était séparé pour aller régner sur le monde des esprits; Satan conservait son royaume terrestre. En conséquence, tout dans le monde visible était impur et mauvais. Voilà pourquoi, pendant un certain temps, les Ébionites affectèrent une abstinence rigoureuse, ne voulant manger ni la chair ni le lait des animaux; voila pourquoi ils multipliaient leurs ridicules ablutions. La foi en Jésus-Christ et les œuvres de salut faites en son nom ne suffisaient point dans leur pensée pour la justification des âmes, si l'on n'y joignait les purifications légales et rituelles, unique préservatif contre les souillures contractées au sein d'un monde essentielle-ment impur. Pour rester conséquents avec eux-mêmes, il semble qu'ils eussent dû se montrer partisans de la virginité. Mais rien n'est plus illogique que l'erreur. L'impureté radicale et absolue de la chair, une fois admise en principe, les amena à l'indifférence la plus complète par rapport au vice de la chair. Tous les désordres les plus ignominieux ne pouvaient, disaient-ils, atteindre l'âme, élément spirituel réservé aux gloires du règne futur. Aussi ils sanctionnaient la pluralité des femmes, l'obligation du mariage pour tous leurs disciples, le divorce et la promiscuité. Tels sont les hommes que l'école rationaliste, a prétendu réhabiliter de nos jours, et nous donner comme les véritables représentants du christianisme primitif!

 

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon