La Cité de Dieu 62

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CHAPITRE XVII.

 

Les deux enfants d'un même père deviennent les fondateurs et les princes des deux cités.

 

Adam était donc le père de deux sortes de citoyens, dont la double descendance appartient, l'une à la Cité terrestre, l'autre à la Cité du ciel. Après la mort d'Abel, figure touchante d'un admirable et profond mystère, parurent les deux chefs des deux races, Caïn et Seth; et dans leurs fils, dont les noms devaient être rapportés, commencent à se montrer les signes évidents qui caractérisent les deux cités des mortels. Caïn engendra Enoch et fonda une ville à laquelle il donna le nom de ce fils; Cité terrestre, qui n'est pas étrangère en ce monde, qui au contraire y trouve son bonheur dans la possession paisible des biens temporels. Caïn, en effet, signifie possession; aussi, à sa naissance, son père ou sa mère dit : « J'ai acquis un homme par la grâce de Dieu. » (Gen. XLI.) Enoch signifie, dédicace; parce que c'est ici-bas, où elle est bâtie, que la Cité terrestre est dédiée; ici‑bas en ce monde même qu'elle atteint le but de ses désirs et de ses espérances. Seth au contraire veut dire : Résurrection et Énos son fils, veut dire : homme, non comme Adam qui a la même signification, mais qui dans l'hébreu est un nom commun à l'homme et à la femme, selon ce qui est écrit : « Il les créa mâle et femelle, et il les bénit et il les nomma : « Adam; » (Gen. v, 2) ce qui fait bien voir que le nom d'Ève était un nom propre à la femme, tandis que celui d'Adam, qui signifie : homme, était un nom commun aux deux sexes. Mais Enos désigne si particulièrement l'homme, que les plus savants dans la langue hébraïque, assurent qu'ils ne saurait convenir à la femme; aussi, celui qui le porte est le fils de la résurrection, où il n'y aura plus ni mariages, ni épouses. (Luc, xx, 35.) Les générations seront finies là où la régénération nous aura conduits. De plus, je ne pense pas qu'il soit inutile de remarquer que, dans la généalogie des enfants de Seth, il n'est fait mention d'aucune femme; tandis que dans celle de Caïn, nous voyons, même à la fin, pour dernier nom, le nom d'une femme. Or l'Écriture dit : « Mathusaël engendra Lamech: Et Lamech eut deux épouses, le nom de l'une était Ada et celui de l'autre Sella; et Ada enfanta Jobel : celui‑ci fut le père des bergers habitant sous des tentes. Il eut pour frère Jubal, inventeur du psaltérion

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et de la cithare. Sella enfanta Thobel : il était forgeron et martelait l’airain et le fer. Thobel eut pour sœur Noëma. » (Gen. IV, 18 etc.) La postérité de Caïn ne s'étend pas plus loin ; il y a en tout, y compris Adam, huit générations, savoir : sept jusqu'à Lamech qui épousa deux femmes; et la huitième est en ses enfants, parmi lesquels l'Écriture nomme une femme. Par là, elle insinue très‑ingénieusement qu'il y aura jusqu'à la fin, des mariages et des générations charnelles dans la Cité terrestre. C'est pour cela que les deux femmes de celui qui est le dernier descendant de Caïn, sont appelées par leurs noms propres, ce qui, en exceptant Eve, ne se rencontre nulle part, avant le déluge. Or, comme Caïn, fondateur de la Cité terrestre, et son fils Enoch, dont le nom sert à désigner cette cité, figurent par leurs noms mêmes, puisque l'un signifie possession et l'autre dédicace, l’origine et la fin terrestre de la cité de ce monde qui borne ici‑bas ses espérances. Ainsi Seth, dont le nom signifie résurrection, est le père d'une postérité qui a sa généalogie propre et il est temps de voir ce que l'histoire sacrée dit de son fils.

 

CHAPITRE XVIII.

 

Ce qui est figuré en Abel, Seth et Enos, s'applique à Jésus‑Christ et à son corps, c'est-à‑dire à l'Eglise.

 

« Et Seth, dit l'Écriture, eut un fils et il l'appela Enos : celui‑ci mit son espérance à invoquer le nom du Seigneur Dieu. » (Gen. iv, 26.) Ainsi le proclame la vérité même; c'est en espérance que vit l'homme, fils de la résurrection ; il vit en espérance, tant que se prolonge ici‑bas le pélerinage de la Cité de Dieu, cité engendrée par la foi en la résurrection du Christ. Car ces deux hommes, Abel, qui signifie deuil; et son frère Seth, qui signifie résurrection, figurent la mort du Christ et sa résurrection d'entre les morts. C'est par cette foi que naît ici‑bas la Cité de Dieu, c'est‑à‑dire l'homme qui a mis son espérance à invoquer le nom du Seigneur. « Nous sommes sauvés par l'espérance, dit l'Apôtre. Mais lorsque l'on voit ce que l'on espère, il n'y a plus lieu à l'espérance. Car qui espère ce qu'il voit? Que si nous espérons ce que nous ne voyons pas encore, nous l'attendons par la patience. » (Rom. viii

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24 et 25.) Qui donc ne soupçonnerait ici un profond mystère? Abel, en effet, n’a‑t‑il pas mis son espérance à invoquer le nom du Seigneur, lui dont le sacrifice, au témoignage de l'Écriture, fut si agréable à Dieu? Seth n'a‑t‑il pas mis aussi son espérance à invoquer le nom du Seigneur, lui dont il est dit : « Dieu m'a donné un autre fils, à la place d’Abel? » (Gen. IV, 25.) Pourquoi donc attribuer à Enos particulièrement ce qui est commun à tous les justes? Parce qu'il fallait que l'homme, né le premier de l'auteur des générations mises à part, pour composer la Cité céleste, figurât l'homme, ou plutôt la société de ces hommes, qui vivent, non selon l'homme, dans la possession d'une félicité toute terrestre, mais selon Dieu, dans l'espérance de la félicité éternelle. Car il n'est pas dit : celui‑ci espéra dans le Seigneur : ou bien celui‑ci invoqua le nom du Seigneur, mais « celui‑ci mit son espérance à invoquer le nom du Seigneur. » (Gen. iv, 26.) Que veulent dire ces paroles « il mit son espérance à invoquer? » N'est‑ce pas l'annonce prophétique d'un peuple qui, un jour, selon l'élection de la divine grâce, invoquerait le nom du Seigneur? C'est précisément ce qui a été dit par un autre prophète (Joël, 11, 322) et l'apôtre en le citant (Rom. x, 13), applique ce passage au peuple qui appartient à la grâce de Dieu : « Et ainsi, quiconque invoquera le nom du Seigneur, sera sauvé. Du reste, ces paroles mêmes : Et il l'appela Énos, nom qui signifie homme et ce qui suit : « celui‑ci mit son espérance à invoquer le nom du Seigneur, » (Gen. IV, 26.) font assez voir que l'homme ne doit pas placer son espérance en lui‑même. Car il est dit ailleurs : « Malheur à l'homme qui met son espérance en l'homme; » (Jérém. xvii, 5) et par conséquent, il ne la doit point mettre en lui‑même, pour être citoyen de cette autre Cité qui n'est pas dédiée au fils de Caïn, en ce monde, c'est‑à-dire dans le cours de ce siècle périssable, mais dans l'immortalité de l'éternelle béatitude.

 

CHAPITRE XIX.

 

Ce que sifinifie la translation d'Enoch.

 

Car cette race dont Seth est le père, a aussi un nom qui signifie dédicace, il est à la septième génération depuis Adam et en le comprenant lui‑même. Enoch, qui veut dire dédicace, est en effet le septième descendant. Mais c'est celui‑là même qui fut enlevé du monde, parce qu'il était agréable à Dieu et comme il est le septième depuis Adam, il tient un rang remarquable dans l'ordre des générations, car il rappelle la consécration du Sabbat. De plus, il est le sixième depuis Seth, chef des générations qui sont distinctes de la race de Caïn; et c'est au même jour, au sixième que l'homme fut

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créé et que Dieu termina l'œuvre de la création. Mais la translation d'Enoch est la figure de notre dédicace différée. Il est vrai qu'elle est déjà accomplie dans le Christ, notre chef, ressuscité pour ne plus mourir, et transporté aussi lui-même; mais il reste une autre dédicace, celle de toute la maison dont le Christ est le fondement; elle est différée jusqu'à la fin, alors que se fera la résurrection de tous ceux qui ne doivent plus mentir. Aussi il importe peu qu'on l'appelle maison de Dieu, ou temple de Dieu, ou Cité de Dieu, c'est la même chose; et la langue latine autorise ces expressions diverses. Car Virgile (Eneide, vi) appelle cette cité très-puissante, la maison d'Assaracus, comme s'il disait que les Romains descendent d'Assaracus par les Troyens; il appelle aussi ces mêmes Romains, la maison d'Enée, parce que les Troyens arrivèrent en Italie, sous la conduite de ce prince et fondèrent Rome. Ici le poète a imité les saintes Lettres qui appellent : maison de Jacob, le peuple innombrable des Hébreux.

 

CHAPITRE XX.

 

Comment la postérité de Cain est renfermée en huit générations depuis Adam et comment Noé se trouve le dixième descendant aussi d'Adam.

 

1. Mais on me dira, si, dans le dénombrement de ces générations, l'auteur de cette histoire se proposait de nous conduire d'Adam, par son fils Seth, jusqu'à Noé et à l'époque du déluge, pour reprendre ensuite la série des généalogies, afin d'arriver jusqu'à Abraham, d'où l'Evangéliste saint Matthieu commence à énumérer les générations qui vont jusqu'au Christ, le roi éternel de la Cité de Dieu; quel était son dessein dans le dénombrement de celles de Caïn et jusqu'où prétendait‑il les conduire? Je réponds : jusqu'au déluge qui en engloutit toute la race de la cité terrestre, reconstituée ensuite par les enfants de Noé. Car, cette Cité terrestre, cette société des hommes vivants selon l’homme, subsistera jusqu'à la fin de ce siècle, dont le Seigneur a dit : « Les enfants de ce siècle engendrent et sont engendrés. » (Luc, xx, 34.) Mais, pour la Cité de Dieu, étrangère en ce siècle, la régénération la conduit à un autre siècle, où les enfants n'engendrent ni ne sont engendrés. Ici‑bas, l'une et l'autre Cité ont cela de commun qu'on y engendre et qu'on y est engendré; bien que la Cité de Dieu ait même dès ce monde, plusieurs milliers de citoyens qui vivent dans la continence; l'autre cité a aussi des citoyens qui cherchent à les imiter, mais ils s'égarent. Car c'est dans son sein que se trouvent ceux qui, deviant de la vrai foi, ont fondé

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diverses hérésies; ils vivent selon l’homme, non selon Dieu. C'est aussi à cette Cité qu'appartiennent les gymnosophistes de l'Inde, qui philosoplient nus, dit‑on, dans les forêts et qui s'abstiennent de la génération. Mais la continence n'est un bien qu'autant qu'on la garde par amour du souverain bien, qui est Dieu. On ne voit pas cependant que personne l'ait pratiquée avant le déluge, puisqu'Enoch lui‑même, le septième descendant d'Adam, qui, sans mourir, a quitté ce monde, engendra, avant sa translation, des fils et des filles; de ce nombre est Mathusalem qui continue l'ordre de ces générations privilégiées.

 

  2. Pourquoi donc l'Écriture mentionne‑t­-elle un si petit nombre de générations issues de Caïn, si elles devaient aller jusqu'au déluge et si l'âge qui précédait la puberté n'excédait pas alors cent et quelques années? Car, si l'auteur de ce livre n'avait en vue quelqu'un qui fût le but particulier de sa généalogie, comme dans celle de Seth où il se proposait d'arriver à Noé, pour reprendre ensuite les générations dans un ordre nécessairement fixé; qu'était‑il besoin de négliger les noms des premiers-nés, pour pas­ser à Lamech, et limiter à ses enfants cette gé­néalogie, c'est‑à‑dire à la huitième génération depuis Adam et à la septième depuis Caïn? Comme si, de là il eût voulu renouer une autre généalogie, afin d'arriver, soit au peuple d'Israël, en qui la terrestre Jérusalem elle‑même a servi de figure prophétique à la Cité céleste; soit au Christ selon la chair, qui est le Dieu souverain, béni dans tous les siècles (Rom. IX, 5), le fondateur et le roi de Jérusalem du ciel. Qu'était‑il besoin d'agir ainsi, puisque toute la race de Caïn fut anéantie dans le déluge? On pourrait croire qu'il n'est précisément question que des aînés dans cette généalogie. Mais d'ailleurs, pourquoi sont‑ils en si petit nombre? Certes, ils eussent été plus nombreux, si, dans le cas où la longévité n'aurait pas retardé la puberté, les patriarches eussent été capables d'avoir des enfants avant l'âge de cent ans. Car, en supposant qu'ils eussent eu tous trente ans, quand ils commencèrent à engendrer, comme il y a huit générations depuis et y compris Adam jusqu'aux enfants de Lamech, huit fois trente font deux cent quarante ans; est‑ce que tout le reste du temps jusqu'au déluge, ils ont cessé d'engendrer? Pourquoi donc, l'historien ne parle‑t‑il pas des autres générations? Car, depuis Adam jusqu'au déluge, on compte, d'après nos livres, deux mille deux cent soixante-

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deux ans; et selon les Hébreux, mille six cent cinquante‑six ans. Quand nous adopterions ce dernier chiffre comme le plus certain, si de mille six cent cinquante‑six ans, nous retranchons deux cent quarante, il reste encore mille quatre cents ans et plus jusqu'au déluge, est‑il croyable que, pendant tant d'années, la race de Caïn ait cessé d'avoir des enfants?

 

3. Celui qui s'étonnerait de cette difficulté, devrait se rappeler les deux moyens que j'ai donnés de la résoudre, lorsque je demandais, comment on pourrait croire que les premiers hommes eussent gardé la continence pendant si longtemps. Je disais donc que c'était, ou à cause de la puberté tardive, en raison de la longévité ou parce que l'Écriture ne mentionnait pas les premiers‑nés, mais ceux au moyen desquels l'auteur arrivait directement à celui qu'il avait en vue, ainsi Noé, dans les générations issues de Seth. Si donc, dans la postérité de Caïn, rien ne trahit l'intention d'arriver à un personnage, en passant sous silence les aînés et en produisant ceux‑là seuls qui conduisent au but, restera l'autre solution, la puberté tardive. Alors ils n'auraient eu des enfants qu'après avoir dépassé la période centenaire et l’ordre des générations étant basé sur les premiers‑nés, cette multitude d'années pourrait concorder avec l'époque du déluge. Cependant peut‑être que, pour une cause secrète que j'ignore, l'écrivain sacré, aura seulement conduit cette généalogie de la Cite terrestre jusqu'à Lamech et ses enfants et aura omis la suite jusqu'au déluge. Mais, il y a une autre raison qui nous permettra de mettre de côté et l'ordre des générations par les premiers‑nés et la puberté tardive; c'est que la ville fondée par Caïn et à laquelle il donna le nom de son fils Énoch, a pu étendre au loin sa domination et avoir plusieurs rois, non à la fois, mais de père en fils les uns après les autres, sans toutefois garder l'ordre des aînés. Caïn serait le premier de ces rois, le second, son fils Enoch, dont le nom a été donné à la ville, devenu le siége de l'empire, le troisième, Gaidad, fils d'Enoch; le quatrième Manihel, fils de Gaidad; le cinquième, Mathusaël, fils de Maniliel; le sixième, Lamech, fils de Mathusaël, et le septième descendant d'Adam par Caïn. Or, il n'était pas nécessaire que les aînés succédassent à leurs pères, car la couronne pouvait très‑bien être dévolue au mérite personnel, dont la Cité terrestre eût retiré

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son avantage; ou bien, elle était le partage de

celui qui favorisait le sort; ou mieux encore, le père avait peut‑être le droit de désigner pour son successeur, celui de ses enfants qu'il préférait. Or, le déluge a pu arriver du vivant de Lamech et sous son règne et le faire périr avec tous les autres hommes, à l'exception de ceux qui étaient renfermés dans l'arche. D'ailleurs, il ne faudrait point s'étonner, si, dans un espace de temps si long et si incertain, c'est‑à‑dire depuis Adam jusqu'au déluge, nous ne trouvons pas un nombre égal de générations dans les deux races, sept seulement, du côté de Caïn et dix du coté de Seth; car, comme je l'ai déjà dit, depuis Adam, Lamech est le septième et Noé le dixième. Mais l'Ecriture ne fait pas seulement mention d'un fils de Lamech, comme dans les générations précédentes, elle en compte plusieurs; parce qu'il était incertain qui devait lui succéder, si le déluge ne fut, survenu pour interrompre toute succession.

 

4. Mais de quelque façon que l'on compte les générations sorties de Caïn, ou par les aînés ou par les rois, il me semble que je ne dois pas passer sous silence, que Lamech étant le septième descendant dAdam, l'Écriture mentionne autant de ses enfants qu'il en faut pour former le nombre onze, qui signifie le péché. Car elle parle de trois fils et d'une fille. La mention des épouses aurait bien aussi sa signification particulière, mais sans rapport avec la question présente. Car nous parlons maintenant des générations et l'Écriture se tait sur l'origine de ces femmes. Or, cette loi célèbre arrivant à sa perfection par le nombre dix, d'où lui vient le nom de Décalogue; le nombre onze qui dépasse celui de dix, signifie assurément la transgression de la loi, et par couséquent le péché. C'est pour cela qu'au tabernacle du témoignage, qui était comme le temple portatif du peuple de Dieu, dans ses pérégrinations, il avait été ordonné de suspendre onze voiles de poils de chèvres. (Exod. xxvi, 7.) Or, le cilice qui est une étoffe de la même matière, rappelle le souvenir des péchés, à cause des boucs qui doivent être mis à gauche. Et quand nous faisons pénitence, c'est aussi, couverts de cilice, que nous nous prosternons, comme pour dire avec le Psalmiste : « Et mon péché est toujours devant moi. » (Ps. L, 4.) Ainsi la postérité

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d'Adam par Caïn le maudit s'éteint avec le nombre onze, qui signifie le péché; et ce nombre est complété par une femme, dont le sexe a été la cause première du péché et de la mort pour nous tous. Or, le péché a eu pour conséquence la volupté charnelle qui résiste à l'esprit; et c'est pour cela que le nom de la fille même de Lamech, Noëma, signifie volupté. Par Seth, au contraire, depuis Adam jusqu'à Noé, apparaît le nombre dix, qui est le nombre conforme à la loi. A Noé sont adjoints ses trois fils; l'un d'eux est coupable et rejeté, mais les deux autres sont bénis par leur père et en les ajoutant au nombre précédent, nous arrivons au nombre douze, nombre illustré par les patriarches et les apôtres, nombre composé des fractions septenaires multipliées l'une par l'autre. Car trois fois quatre ou quatre fois trois font également douze. Puisqu'il en est ainsi, il nous reste à examiner comment ces deux lignées, dont les générations distinctes donnent naissance aux deux Cités, l'une des hommes terrestres et l'autre des hommes régénérés, se sont tellement mêlées et confondues, dans la suite, que tout le genre humain, à l'exception de huit personnes, a mérité de périr par le déluge.

 

CHAPITRE XXI.

 

Pourquoi l'Ecriture, après avoir parlé d'Enoch, fils de Caïn, continue‑t‑elle le récit de cette race jusqu’au déluge, tandis qu'après avoir parlé d'Enos, fils de Seth, elle remonte au chef de l'humanité?

 

Examinons d'abord comment l’Écriture dans le dénombrement de la postérité de Caïn, après avoir mentionné le premier de tous, Enoch, celui qui a donné son nom à la ville fondée par son père, continue de rapporter la liste non interrompue de ses descendants jusqu’à la fin dont j'ai déjà parlé, jusqu'à l'entière des­truction de la race humaine par le déluge; tan­dis qu'après avoir parlé d'un seul fils de Seth, Enos (Gen.iv, 26), elle interrompt la suite de cette généalogie, pour placer ces paroles : « Voici le livre des générations humaines, depuis le jour où Dieu créa Adam et le créa à son image. Il les créa mâle et femelle et les bénit et leur donna le nom d'Adam, au jour de leur créa­tion. » (lbid. V, 1.) Or, il me semble que cette interruption a pour but de recommencer le dénombrement des temps depuis Adam; ce que l'auteur n'a point fait pour la Cité terrestre, comme si, devant Dieu, il suffisait d'en parler, sans la compter. Mais pourquoi cette récapitu-­

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lation, après avoir déjà parlé du fils de Seth, de cet homme qui mit son espérance à invoquer le nom du Seigneur Dieu (Ibid. iv, 26), sinon parce qu'il fallait ainsi mettre en évidence ces deux Cités et les opposer l'une à l'autre; l'une qui commence et finit par l'homicide, car Lamech avoue à ses deux femmes qu'il a commis aussi ce crime (Ibid. 23); l'autre qui descend de celui qui mit son espérance à invoquer le nom du Seigneur? Car c'est là la seule et importante affaire de la Cité de Dieu, dans le pélerinage de cette vie mortelle ; affaire qui lui fut recommandée par l'homme dont la naissance fit revivre celui qui avait été tué. Car cet homme qui est unique est le signe de l'unité de la Cité céleste; à la vérité cette unité n'est pas encore accomplie, mais elle le sera et cette figure prophétique l'annonce. Que le fils de Caïn, c'est‑à‑dire le fils de la possession, (possession de quoi, sinon de la terre ?) ait donc son nom dans la Cité terrestre qui a reçu le sien! Il est de ceux dont le psalmiste dit : « Ils donneront leurs noms à leurs terres. » (Ps. XLVIII5 11.) Aussi il leur arrivera ce qui est prédit dans un autre psaume : « Seigneur, dans votre Cité vous anéantirez leur image. » (Ibid. Lxxii, 20.) Mais que le fils de Seth, c'est-à‑dire le fils de la résurrection, mette son espérance à invoquer le nom du Seigneur, car il figure cette société d'hommes qui s'écrie avec le même prophète : « Pour moi, semblable à l'olivier fertile en la maison de Dieu, j'espère en sa miséricorde. » (Ibid. LI, 8.) Qu’il ne recherche pas les vaines gloires d'un nom fameux sur la terre; car il est dit aussi : « Heureux l'homme, dont le nom du Seigneur est l'espérance, et qui ne regarde ni les vanités, ni les folies trompeuses du monde. » (Ibid. xxxix, 6.) Après avoir ainsi mis en relief les deux Cités, l'une établie dans la possession des biens de ce monde, l'autre sur la divine espérance, sorties toutes deux de la porte commune de la mortalité ouverte en Adam, pour fournir leur course et arriver chacune séparément à la fin qui lui est propre et qu'elle mérite, l'Écriture commence le dénombrement des temps; elle y ajoute d'autres générations en reprenant à Adam; et de sa postérité maudite à l'origine, comme d'une masse vouée à une trop juste réprobation, Dieu a fait des vases de colère et d'ignominie et des vases d'honneur et de miséricorde (Rom. ix, 22); punissant les uns comme ils le méritent, accordant aux autres sa grâce qu'ils ne méritent point, afin que la Cité cé-

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leste, dans son pélérinage sur terre, apprenne, même aux dépens des vases de colère, à ne pas se fier à son libre arbitre, mais à mettre toute son espérance dans l'invocation du nom du Seigneur. Car la volonté, créée par un Dieu bon, est bonne de sa nature; mais bien qu'elle soit l'œuvre de l'être immuable, elle est cependant muable, parce qu'elle est tirée du néant; elle peut par conséquent, avec son libre arbitre seul, se détourner du bien pour faire le mal; mais elle ne saurait se détourner du mal pour faire le bien, sans le secours divin de la grâce.

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