Darras tome 27 p. 242
§ I. ROME ET L’ITALIE DÉLIVRÉES.
1. L'année suivante, l'Eglise romaine fut comme réduite à la dernière extrémité ; puis, secourue tout à coup par la divine miséricorde, elle reparut dans un état plus florissant que jamais et vit ses ennemis accablés d'un immense désastre. Attachons-nous encore au manuscrit du Vatican, aux Actes du pape
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Alexandre, pour retracer ces étonnantes péripéties. «Au mois de mai les habitants de Rome, prenant résolument la défense de leur pasteur, sortirent en armes et marchèrent contre Raymond, seigneur de Tusculum. S’avançant sur les terres de sa dépendance, non-seulement ils détruisent les moissons, les vignes et tous les arbres portant des fruits, mais de plus ils attaquent les remparts de la ville, qui ne semblaient pas devoir longtemps résister. Dans une telle conjoncture, hors d’état d’arrêter l’invasion et de conjurer le péril, Raymond implora le secours de Barberousse. Celui-ci ne manqua pas d’envoyer aussitôt un corps d’élite aussi nombreux qu’exercé, commandé par l’intrus de Cologne, le trop fameux Rainald, pour faire le siège et repousser les assaillants. Les barbares comprirent dès leur arrivée que les Romains étaient prêts à soutenir une véritable guerre et que le nombre des combattants augmenterait de jour en jour ; aussi résolurent-ils de les attaquer sur l’heure même. Poussant donc une immense clameur et dégainant aussitôt leurs glaives, ils se précipitent avec fureur sur une armée dont les rangs étaient à peine formés et qui ne s’attendait pas à cette brusque attaque. Au premier rang des Teutons combattait le redoutable et sanguinaire Christian, intrus de Mayence : en quelques instants, les troupes urbaines sont abattues et dispersées; un tiers à peine se dérobe à l’extermination, fuyant dans la campagne, se cachant derrière tous les replis du terrain, à la faveur des ténèbres. Cette nuit la ville entière demeura plongée dans la désolation et le deuil. On n’entendait partout que des voix plaintives des cris déchirants ; l’image de la mort planait sur Rome1 . » L’historien anonyme ose ajouter : « Depuis que le carthaginois Annibal remporta sur nous la victoire de Cannes, nulle part il n’est fait mention d’un pareil désastre essuyé par les Romains. »
2. Le Pontife, malgré la douleur dont il était accablé, après avoir donné des larmes à cette calamité 'publique, s’occupa sans retard des moyens de fortifier la ville et de la mettre à l’abri d’un coup de main, ne doutant pas que les ennemis ne vinssent immédiate-
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1. Act. sum. Pont. Alexcmd. nr. Cod. Vat. ad annum 11G5.
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ment l’attaquer. Par ses ordres, on se mit à réparer les tours et les remparts, sur plusieurs points tombés en ruines. C’est en face des Teutons et sous leurs incessantes menaces qu’il fallut continuer ce travail, comme les Israélites revenus de Babylone. Nouveau Zorobabel, Alexandre était partout pour exciter et soutenir le courage de son peuple. Les étrangers avaient des auxiliaires parmi les Italiens, dans leur œuvre d’extermination et de servitude. Avec eux marchaient les Tiburtiens, les Albaniens, des aventuriers et des mercenaires venus de la Campanie. Ils s’étaient avancés jusqu’aux bords du Tibre, et Rome fut entièrement enveloppée. A la première nouvelle de la sanglante victoire remportée par les siens, l’Empereur s’éloigna d’Ancône, près de laquelle il campait, et le 19 juillet il était au pied du Janicule. Dès le lendemain, se voyant à la tête d’une innombrable armée, il s’avança jusqu’aux portes du château Saint-Ange et donna l’assaut avec une fureur inouïe. Il fut néanmoins repoussé par les troupes pontificales, dont la valeur et la piété suppléaient à leur petit nombre ; pour ce jour, il ne remporta de son attaque désespérée que la honte et la confusion. Se portant alors vers la basilique de Saint-Pierre, que les fidèles occupaient et gardaient avec soin, il dirigea ses balistes contre les murailles, tandis que ses archers dirigeaient contre les défenseurs une grêle de flèches. Ne pouvant malgré cela l’emporter, sans respect pour la majesté divine, sans égard pour le porte-clefs du royaume des cieux, il résolut de la livrer aux flammes. Comme elles montaient de toutes parts, craignant que l’édifice ne croulât sur leur tête, ayant déjà vu tomber Saint-Marie de la rotonde avec ses portes d’airain et ses vastes colonnades, les gardiens abandonnèrent la position et livrèrent à l’impie conquérant l’église qu’il avait à moitié détruite et complètement profanée 1. Ils se replièrent sur la rive gauche du Tibre, tenant encore en respect l’audace des ennemis. Comme ces derniers cependant pouvaient attaquer la ville à revers, du côté de la Sabine, le Pape quitta son palais de Latran, et, suivi de ses frères, il se réfugia dans les châteaux et les maisons forti-
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1 Acerb. Morena, Hist. Laud. ; — Gerhold. reicherperg. Chronic, ad annum. 1167.
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liées que les Frangipani possédaient dans les divers quartiers de Rome ; le vieux Colysée formait la principale de ces citadelles. Là se réunissaient chaque jour les cardinaux et les évêques, pour aviser aux périls de la situation, et pour expédier aussi les affaires ecclésiastiques ; l’antipape Pascal triomphait par les étrangers dans le sang et les ruines.
3. Informé de ces événements, craignant même pour la personne d’Alexandre, son père spirituel et son suzerain, Guillaume II, le nouveau roi de Sicile, expédia deux vaisseaux légers, avec ordre à ceux qui les commandaient de porter une somme considérable au Pontife assiégé, et, si c’était nécessaire, de l’arracher aux mains impies du César allemand, en même temps que le Sacré-Collége. Bravant tous les dangers, déjouant toutes les prévisions, les galères remontèrent le Tibre jusqu'à la hauteur de Saint-Paul, où elles jetèrent l’ancre, se tenant toujours disposées, soit à repousser une insulte, soit à regagner la mer. Les commandants étant descendus à terre rejoignirent le noble Otton Frangipani, qui les conduisit au Souverain Pontife. Celui-ci rendit grâces à Dieu, reçut les dons de la munificence royale et garda près de lui pendant huit jours, avec une bienveillance toute paternelle, les envoyés du prince Sicilien. L’argent servit non-seulement à soulager les souffrances causées par le siège, mais de plus à ranimer le courage des habitants, et par là même à la défense de la ville. Pour le moment, Alexandre ne consentit pas à s’en éloigner. Deux cardinaux diacres, Marcel du titre de Saint-George et Pierre de Sainte-Marie, furent chargés de le précéder et de porter à Guillaume, son généreux et bien-aimé fils, l’expression de sa reconnaissance. Ils devaient après cela l’attendre à San-Germano, si la persécution l’obligeait à quitter Rome 1. Les Romains continuaient cependant à tenir en échec les forces de l’empereur, qui, ne pouvant les réduire, eut recours pour les tromper à ses artifices ordinaires : il parut entrer dans la voie des négociations. Quelques prélats, et Conrad l’archevêque de Mayence à leur tête, dont la présence et l’intervention ont lieu de nous éton-
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1. RoMüALD SAU HMT. Hist. Ncap.
— Ilcco Falcand. De Calant. Sicil. eoilem anuo.
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ner en cette circonstance, ramenant avec eux des cardinaux d’Alexandre, vinrent dire aux assiégés de la part de Barberousse : Si vous obtenez du chancelier Roland qu’il se démette de la papauté, je ferai se démettre également Gui de Crème, sans toucher aux ordinations déjà faites. Tous les dignitaires ecclésiastiques se réuniront alors et nommeront un troisième titulaire. La paix et l’unité de l’Eglise une fois rétablies, je saurai les maintenir, et dans la suite je ne me mêlerai plus de l’élection des Pontifes romains.
4. Le rusé despote tenait à son idée : c’est encore le stratagème qui venait d’échouer auprès de Louis VII. Ne réussira-t-il pas mieux auprès d’un peuple accablé de revers et menacé d’une longue guerre ? Frédéric s’engageait à lui rendre ses prisonniers et les dépouilles dont il s’était emparé. Cette proposition, secondée par les manœuvres des schismatiques, semblait devoir être accueillie. Mais les cardinaux et les évêques, après en avoir délibéré, firent à l’empereur cette ferme réponse, écho d’un glorieux passé : Il ne nous appartient nullement de juger le Souverain Pontife ; ce jugement n’appartient qu’à Dieu. « Le disciple n’est pas au dessus du maître .1 » — Au dehors les esprits sont agités, le peuple demande avec instance qu’on en vienne à l’exécution. Voulant dissiper l’orage ou désespérant de le calmer, Alexandre disparait secrètement de Rome, sous un habit de pèlerin, avec un petit nombre de ses frères ; et le troisième jour, on le voit se reposer et prendre un repas près du mont Circé, au bord d’une fontaine qui depuis s’est appelée la fontaine du Pape. Traversant le Régula, cours d’eau qui longe les Marais-Pontins, il passse par Terracine et parvient à Gaëte. En pleine sécurité désormais, il n’a plus à dissimuler sa présence, il parait avec les ornements pontificaux. De Gaëte il se dirige vers son patrimoine de Bénévent. Les populations conduites par leurs évêques accourent de toutes parts et se précipitent sur son passage, acclamant le vicaire persécuté de Jésus-Christ. Pendant qu’on décerne ces pacifiques triomphes au Pontife exilé, quelle était la situation du persécuteur à Rome? Quand il sut que sa victime n’était
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1 Luc. n, il1.
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plus en son pouvoir, qu’elle venait d’échapper à ses pièges, il fut saisi d’un transport de fureur, mais pour tomber dans une consternation profonde 1: le Pape allait de nouveau soulever l’univers contre lui, coaliser les rois pour sa perte. Le roi qu’il avait le plus à redouter, c’était Dieu même : Il déchaîna sur l’armée du tyran une terrible épidémie. Dans l’espace de sept jours, Barberousse vit mourir les principaux seigneurs de sa suite, ceux en particulier qui s’étaient faits les dociles instruments et les complices impitoyables de ses sacrilèges desseins : Frédéric de Bavière, Bertchard comte d’Arlemont, le comte de Saxe, qui suivait à contre cœur les drapeaux de son suzerain dans cette funeste campagne, l’évêque de Verden, investi par l’empereur même au mépris des canons, Rainald, l’archevêque schismatique de Cologne, l’exécuteur et souvent le promoteur des vengeances impériales, le prélat guerrier, l’âme et le héros du schisme. L’évêque de Lodi, atteint par le mal sous les murs de Rome, reviendra mourir dans sa ville épiscopale ; Acerbus Morena, le chroniqueur césarien, mourra dans la retraite, que Frédéric dut ordonner, en la masquant à peine par un traité fait à la hâte avec les Romains.
5. Les désertions se multipliaient dans ses troupes, surtout parmi les chefs ; la retraite était une fuite désordonnée. Plus on avançait, plus augmentait le nombre des victimes; on eût dit que le mouvement excité par l’épouvante accélérait les coups de la mort. On pouvait suivre à la trace le nouveau Sennachérib ; les routes parcourues demeuraient jonchées d’armes et de cadavres. C’est ainsi que les allemands réunis encore autour de leur souverain parvinrent à Lucques, sur les confins opposés de l’Etrurie. Pour franchir les Apennins, il était naturel de suivre les chemins tracés le long des pentes du mont Bardon. Mais les Lombards étaient là qui barraient le passage; il fallut donc se replier du côté de Pontremoli, dont les habitants n’opposèrent pas une moindre résistance. Le marquis de Malespina vint alors au secours du prince qui dans d’autres temps l’avait protégé lui-même. Conduit
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1 Acla sum. Pont. Akxand. 111. Cod. Vat.
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par un italien à travers de périlleux sentiers, le Teuton réussit enfin à se dégager du cirque des montagnes. Quelques jours après, il arriva à Tortone avec les misérables débris de son armée, et revoyait enfin son palais royal de Pavie. Quelles devaient être alors les pensées de l’orgueilleux despote? Entouré d’ennemis, n’ayant plus que l’ombre de cette puissante armée qui secondait naguère ses ambitieux desseins et ses sacrilèges entreprises, reconnut-il au moins la main qui le frappait ? Gardons-nous de le croire; ni les maux dont il était l’auteur, ni les calamités présentes ne parurent avoir ébranlé son obstination et sa frénésie. Les cités lombardes, encore menacées par le tyran, renouvellent leur ligue, en resserrent les liens, s’engagent par de nouveaux serments à reconquérir pleinement leur indépendance. Elles ont résolu d’expulser les étrangers, de briser le joug qu’ils veulent faire peser sur l’Italie entière. Frédéric sortant de Pavie se voit attaqué par un corps nombreux d’hommes intrépides, disposés à mourir les armes à la main plutôt que de subir une honteuse servitude. Animés d’une sainte indignation contre ce violateur des lois et des constitutions accordées par les empereurs orthodoxes, contre cet excommunié dont le front plusieurs fois sillonné par l’anathème semblait encore défier la colère du ciel, ils le rejetteront du sein de leur patrie comme l’Eglise l’a rejeté de son sein. Ils le harcellent constamment dans sa marche, le battent en détail, et l’obligent enfin à repasser les Alpes, pour aller cacher sa honte dans la Germanie, ou plutôt pour y préparer une nouvelle invasion.
6. Le bruit de ces désastres retentit au loin ; les Églises occidentales y puisèrent un redoublement de zèle et d’amour pour le Pape légitime. Organe autorisé de ces nobles sentiments, n’ignorant pas les amertumes ni les secrètes joies de la persécution, le Primat exilé d’Angleterre écrivait au Pape exilé mais triomphant : «A son bien-aimé père et vénéré seigneur Alexandre, par la grâce de Dieu souverain Pontife, Thomas humble ministre de l’Église de Cantorbéry, pauvre et misérable exilé, salut et constance invincible contre la barbarie des tyrans. — Dans notre sollicitude pour tout ce qui touche à vos intérêts, nous désirions depuis longtemps
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apprendre ce qu’il en était de vous et de vos frères, comment Dieu dans sa miséricorde avait disposé les événements pour vous et son Eglise. Une parole a frappé nos oreilles, toutes les Gaules l’ont entendue : le Seigneur aurait donc humilié dans la poussière ce schismatique Frédéric. Il l’aurait dépouillé de sa gloire à la face des nations. Mais, comme on ne peut pas toujours s’en rapporter à ces rumeurs publiques, nous conjurons affectueusement Votre Paternité de nous apprendre, par le retour de notre messager, si réellement Dieu vous a traité comme il traite d’ordinaire ceux qui mettent en lui leur espérance, qui ne s’appuient pas sur un bras de chair, qui ne cherchent pas le salut dans la protection des princes, où le salut n’est pas. Le Seigneur vous a-t-il délivré comme Ezéchias des mains d’un autre Sennachérib, en reportant sur la tête du barbare les maux que celui-ci méditait contre le pieux monarque et son peuple? Si les faits sont tels que la renommée les publie, béni soit Dieu, dont la justice et la clémence se déclarent ainsi pour ses fidèles serviteurs ! Voilà donc quelle est sa miséricorde, voilà quel est son pouvoir ! «Si lui-mème ne garde la cité, inutiles sont les veilles de la sentinelle1. » A bien considérer ce qui s’est accompli, jamais la divine puissance ne se manifesta d’une manière plus éclatante. La justice s’est en quelque sorte surpassée, en broyant les machinateurs de ces perfides complots, les auteurs de cette cruelle persécution, en les frappant d’une mort qui retentira dans les siècles. Puisse l'empereur avoir été laissé vivant pour être le jouet des nations, un objet de dérision et d’opprobre, pour que tout passant le montre au doigt et que cette parole du Livre saint devienne un proverbe populaire : « Voilà l’homme qui n’a pas établi Dieu son protecteur, et qui, se fiant à sa propre puissance, s’est évanoui dans la vanité même de ses pensées2. » Mieux eût valu pour lui, dans l’opinion des hommes, succomber et mourir en luttant contre ses adversaires, que prolonger sa vie quand il a perdu sa gloire. Qui donc oserait désormais, remplaçant le Christ sur la terre, se courber sous la volonté des rois,
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1. Psalm, cxxvi, 1.
2. Psalm, u, G, 7.
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à la honte de l’Eglise, et laisser leurs crimes impunis? Ose qui voudra ; ce n’est pas moi qui l’oserais, de peur que le châtiment du coupable ne retombât sur ma tête, de peur d’être jugé criminel pour avoir éludé la punition du crime, de peur enfin d’en assumer la responsabilité sans en avoir été coupable1. »