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37. « Cependant, dit Eadmer, l'opinion publique se préoccupait de connaître quelle récompense le jeune roi Henri réservait bienheureux Anselme. Nul n'ignorait que la pacification générale et la réconciliation des deux frères étaient dues, après Dieu, à l'influence de l'archevêque de Cantorbéry 1. » Anselme s'était dérobé à toutes les fêtes qui se succédèrent à Londres, durant les deux mois pendant lesquels le duc de Normandie voulut prolonger son séjour à la cour d'Angleterre. Dans son palais primatial il reprit avec ses travaux accoutumés, son régime austère, ses mortifications, ses jeûnes habituels. Dans une lettre pleine des expressions les plus touchantes de filiale vénération, la reine Mathilde exprimait au saint archevêque la crainte de le voir abréger sa vie par de telles rigueurs. Voici cette épître, où la souveraine d'Angleterre se fait maîtresse d'érudition profane et de théologie sacrée, afin de mieux persuader l'illustre docteur. « A son seigneur et père révéré Anselme, archevêque et primat de la Grande-Bretagne, de l'Hibernie, des Orcades et de toutes les îles du Septentrion, Mathilde par la grâce de Dieu reine des Anglais, sa très-humble servante, vœux d'une longue et heureuse vie ici-bas, avant d'atteindre à sa fin suprême qui est le Christ. — Tout le monde sait, et je ne l'ignore pas moi-même, que vous vous êtes fait du jeûne comme une seconde nature. Après des jours entiers passés sans nourriture, il faut que vos familiers déploient toutes les ressources de leur industrie pour vous distraire quelque peu et vous faire rompre le jeûne presque à votre insu 2. Vous me pardonnerez de vous exprimer à ce sujet les inquiétudes générales et celles que me causent à moi-même des austérités si édifiantes, il est vrai, mais si dangereuses pour votre santé. Plus que personne je suis redevable à votre paternité très-illustre. Pour l'univers entier vous êtes le héros de la foi, l'athlète de Dieu, un saint qui avez dompté la nature : vous êtes le sauveur de la
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1. Eadmer, Histor. Novor., 1. III; Patr. lat., t. CLIX, col.
2. Est-ce là ce que les modernes critiques appellent « s'asseoir en simple convive au festin de la tyrannie?» Avant de calomnier les saints, il conviendrait au moins d'étudier sérieusement leur histoire.
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monarchie anglaise; vous maintenez avec une égale sollicitude la double dignité de l'Église et de l'État. Mais pour moi en particulier, vous êtes le prudent et fidèle dispensateur des dons divins. Je vous dois la consécration et la bénédiction de mon légitime mariage, la couronne du royaume terrestre dont vous avez ceint mon front. Ce sera encore à vos prières que je devrai, si Dieu daigne m'en faire la grâce, de n'être point exclue de la gloire du ciel. Que deviendrions-nous si vos mortifications altéraient vos forces corporelles, si les yeux qui veillent à notre salut se fermaient à la lumière du jour, si l'oreille toujours ouverte au cri de nos misères cessait de percevoir les sons, si la voix qui a réédifié tant de temples vivants du Saint-Esprit, cette voix éloquente, cette voix douce et forte, instrument du Verbe de Dieu, venait à s'éteindre dans l'impuissance ? Je vous en conjure, saint et tendre père, ne ruinez point vos forces physiques par un jeûne exagéré; ne nous privez pas vous-même de notre plus grand orateur. Suivant le mot de Gicéron dans son traité de la Vieillesse : « Il faut à un orateur non-seulement le génie, mais aussi des poumons et des forces. » Sans ces deux derniers points, à quoi serviraient les plus beaux fruits d'un génie qui a rendu votre nom à jamais immortel, votre science du passé, votre claire vue de l'avenir, tant de découvertes dans le domaine des sciences et de la philosophie, une connaissance si profonde des choses humaines, une intelligence si vive à la fois et si humble des choses divines? Par la multiplicité des talents que le Seigneur vous a départis de ses trésors et vous a confiés pour les faire valoir, mesurez les intérêts qu'il en exigera. Faites donc fructifier toutes ces richesses en les mettant en circulation, afin qu'elles rapportent davantage au divin Maître. Ne vous fraudez pas d'une moitié de vous-même. Si l'âme a besoin de nourriture spirituelle, le corps exige aussi ses aliments. Il vous faut donc la nourriture corporelle. La carrière que Dieu ouvre sous vos pas est longue encore, la moisson à recueillir abondante. Que de ronces et d'épines à arracher des champs du Père de famille, et cependant, vous le voyez vous-même, combien rares sont les ouvriers ! Vous
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représentez à nos yeux l'apôtre bien-aimé du Seigneur, l'évangéliste saint Jean, auquel son angélique pureté mérita l'honneur d'être choisi entre tous pour le fils adoptif de la Vierge Mère de Dieu. Vous aussi, vous avez été choisi pour être l'ange gardien de l'église d'Angleterre, notre mère commune. Que d'âmes rachetées au prix du sang de Jésus-Christ, et confiées à vos soins par le prince des pasteurs, périraient si vous veniez à leur manquer! Vous leur pasteur, serez-vous le premier à les mettre en péril en vous exposant à défaillir en chemin? Je sais tous les exemples de la Sainte-Écriture qui provoquent et stimulent votre zèle pour le jeûne et les mortifications : Élie et son corbeau providentiel, Elisée et la veuve de Sarepta, Daniel et l'ange qui le nourrit miraculeusement par l'intermédiaire du prophète Habacuc, et Moïse qui obtint, par un jeûne de quarante jours, la grâce de recouvrer les tables une première fois brisées du Testament d'alliance. Nul n'ignore que vous avez profondément médité les écrits de Pythagore, de Socrate, d'Antisthène et des autres philosophes grecs dont la liste formerait seule un volume complet 1. Tous ils recommandent la frugalité, mais non un système d'inanition absolue. Si nous passons à la loi de grâce, nous trouvons qu'au début de sa mission publique Jésus-Christ Notre-Sei-gneur inaugura, il est vrai, le jeûne par son exemple divin : mais il consacra aussi le légitime usage des aliments matériels en assistant aux noces de Cana, où il fit son premier miracle; au festin de Simon, où Marie-Magdeleine, délivrée de sept démons, reçut de lui une nourriture spirituelle qui fut pour son âme l'avant-goût des éternelles délices; au banquet de Zachée, ce prédestiné qui fut dès lors enrôlé dans la milice céleste. Écoutez, père, écoutez le conseil de saint Paul à son disciple Timothée, déjà atteint, par suite de
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1. Ce passage répond péremptoirement à une assertion émise quelque part par M. de Rémusat, qui se croyait autorisé, au nom de la science moderne, à soutenir que saint Anselme de Cantorbéry ne savait pas le grec. Nous ne saurions trop réagir contre le parti pris avec lequel les écoles officielles de notre temps infligent au moyen âge un reproche d'ignorance qu'on serait en droit de leur rétorquer à bien plus juste titre.
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mortifications exagérées, d'une maladie d'estomac. « Cessez, lui dit-il, le régime de l'eau pure; prenez un peu de vin1.» Saint Grégoire le Grand, affaibli par ses austérités, finit par comprendre la nécessité de réparer ses forces par une alimentation plus solide, afin de suffire à l'œuvre si vaillante de la prédication et du ministère apostolique. Rappelez-vous que saint Martin, ce modèle du sacerdoce, ne se refusait à aucun sacrifice personnel pour continuer, si Dieu l'eût voulu, son laborieux ministère. Faites comme eux, puisque vous êtes leur frère en sainteté; puisque sur leurs traces vous marchez si glorieusement à cette montagne du Thabor, où Jésus-Christ, principe de toute vie, règne à jamais dans les siècles des siècles. Conservez donc, père saint, votre santé et vos forces pour le service du Seigneur. Daignez ne point oublier dans vos prières votre humble servante, qui vous a voué dans son cœur une vénération et une reconnaissance sans bornes. Recevez cette lettre dont chaque parole m'a été dictée par un attachement sincère et une inviolable charité ; lisez-la ; écoutez mes avis et faites-moi l'honneur de les suivre 2. »
38. Ce qu'on appelle la science classique, par une antonomase dont nous laissons la rétroversion à la perspicacité du lecteur, a constamment depuis deux siècles proclamé comme un axiome qu'au moyen âge rois et reines, princes et seigneurs, comptaient au premier rang de leurs prérogatives féodales le droit de ne savoir ni lire ni écrire. Qu'on essaie de faire subir au plus brillant de nos bacheliers actuels un interrogatoire sur les écrits de Pythagore, de Socrate et d'Antisthène, sur tous les faits de l'histoire sacrée ou profane mentionnés au courant de la plume par la jeune reine Mathilde d'Angleterre, laquelle, sans aucune prétention à un doctorat quelconque, avait simplement reçu dans un
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1. Timoth., v, 23.
2. S. Anselrn. Cantuar., Epist. lv, 1. III; Pair. M., t. CLIX, col. 88. — Il est superflu d'avertir le lecteur que ni M. de Rémusat, ni l'auteur mal inspiré qui reproche à saint Anselme d'être allé « s'asseoir, simple convive, au festin de la tyrannie, » ne disent un seul mot de la lettre royale. Le plus sûr moyen de dénaturer l'histoire, quand on ne veut pas recourir aux falsifications, c'est de la tronquer.
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couvent l'éducation qu'on y donnait alors aux jeunes filles; et l'on restera convaincu que l'instruction publique au moyen âge était infiniment supérieure à la nôtre. Bien que gratuite, elle était cependant mille fois plus répandue et plus accessible aux masses, puisque chaque évêché, chaque collégiale, chaque abbaye, chaque monastère, chaque prieuré était une école ouverte aux enfants de toutes les classes sociales. On ne saurait trop flétrir les absurdes préjugés que la haine contre l'Église, à force de mensonges et de falsifications historiques, finit en ces derniers temps par faire prévaloir dans l'opinion. La vérité est que jamais les arts, les sciences, la littérature ne furent plus florissants en Europe que durant ces radieux siècles du moyen âge où s'épanouissaient, dans nos cathédrales, toutes les merveilles d'architecture et d'art, de dessin, de géométrie et d'esthétique; où les annalistes, les chroniqueurs, les poètes chantaient en grec, en latin, en langue vulgaire, dans tous les idiomes connus, les grands coups d'épée et les exploits des croisades; où des philosophes comme Lanfranc, saint Bruno, saint Anselme, reculaient les bornes de la dialectique; où des orateurs comme Urbain II, Pierre l'Ermite, Robert d'Arbrissel, soulevaient des millions d'hommes et transformaient les soldats de l'enfer en chevaliers de Jésus-Christ. Mais dans cette funeste conspiration contre la vérité, dont nos sociétés modernes sont depuis si longtemps victimes, un mot d'ordre trop fidèlelement respecté défendait de dire ces choses. Aujourd'hui, sous le poids des désastres accumulés par l'enseignement systématique et obstiné du faux, la conscience publique se réveille. Elle écarte la pierre sous laquelle on avait voulu ensevelir, comme dans les ténèbres d'un tombeau, l'histoire du moyen âge : et notre prétendu siècle de lumières est ébloui des clartés vives et pures qui rayonnent autour de ces âges tant calomniés. Que d'autres découvertes ne restent point cependant à faire; que de splendeurs encore ignorées ! On s'imagine par exemple, et les manuels classiques le répètent à l'envi, que les moines du moyen âge étouffaient toute la littérature profane sous l'érudition sacrée; qu'ils grattaient les manuscrits de l'antiquité pour recouvrir les palimp-
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sestes d'homélies sans valeur ou de légendes apocryphes. C'est exactement le contraire qui est vrai. Non-seulement les religieux qu'on accuse de ce prétendu vandalisme n'en furent pas coupables, mais ils admiraient tellement les grands écrivains de l'antiquité profane, dont les œuvres d'ailleurs nous seraient inconnues s'ils n'eussent pris la peine de les transcrire, que parfois, comme jadis pour saint Jérôme, il fallait que des avertissements surnaturels vinssent les arracher à cette étude trop attrayante et trop exclusive. Un de ces moines, un de ces illustres méconnus, dont les œuvres récemment retrouvées par l'érudition paléographique ont été publiées dans les Monumenta Germaniae de M. Pertz 1, nous apporte à ce sujet des révélations aussi précieuses qu'ignorées. Il se nommait Othlon. Né vers l'an 10I3, à Frisingen, de race noble et d'une famille féodale, il fut tout enfant confié pour son éducation aux soins des religieux de Tégernsée. Il passa ensuite au monastère de Hersfeld, et y acheva ses études avec tant de succès que Méginhard, évêque de Wurtzbourg, l'appela dans son diocèse et le fit scholasticus (recteur) de son école épiscopale. Mais Othlon avait dès ses premières années conçu un vif désir d'embrasser la vie religieuse. Il n'avait été retenu dans l'accomplissement de ce vœu que par respect pour l'autorité de son père, lequel y opposait une résistance invincible. En 1032, son père vint à mourir. Le premier usage que fit de sa liberté le docte professeur fut de distribuer aux pauvres l'héritage patrimonial, pour aller recevoir du vénérable Burchard, abbé de Saint-Emmeran, l'habit et la consécration monastique. « Or, dit Othlon, l'amour de la science et de la littérature profane que j'avais puisé dans les deux abbayes où s'était écoulée mon adolescence, je le retrouvai aussi ardent et aussi vif à Saint-Emmeran. Tous les religieux en étaient épris. Pour moi, ce fut une des tentations les plus terribles contre lesquelles j'eus à lutter au début de ma profession bénédictine. Cependant, me disais-je, un chrétien doit-il prendre pour modèles et pour maîtres Horace, Térence, Juvénal, ces païens qui, sous l'inspiration de Satan, ont écrit
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1 Pertz, Monum. Germ. Script., t. IV, p. 521.
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tant d'infamies1? » Mais les scrupules d'Othlon s'effaçaient devant l'exemple des autres religieux. «Insensé que j'étais! dit-il encore. Je ne trouvais aucun charme à la méditation des saintes Écritures. Autour de moi personne ne s'y appliquait sérieusement, en sorte que, de toute la force de mon intelligence, je me plongeais dans l'étude des auteurs profanes, pour me tenir au niveau des plus doctes professeurs de littérature. Une nuit, pendant mon sommeil, je me sentis flageller si rudement que je crus en mourir. Le supplice se prolongea sans me réveiller. Le matin, je ne savais si j'étais encore vivant. J'avais lu l'histoire célèbre de la flagellation de Jérôme2, mais Jérôme était un saint. Pouvais-je, moi pécheur, être l'objet d'une manifestation surnaturelle? Je crus donc n'avoir fait qu'un rêve affreux. Mais à la vue du sang qui ruisselait des blessures de mon corps tout déchiré, il me fallut reconnaître que je n'avais pas été le jouet d'un songe ordinaire. Je fis une grave maladie, et dans les tortures de la fièvre; je vis en esprit les tourments des réprouvés. Une voix intérieure me disait : « A quoi serviront pour le salut de ton âme et Socrate et Platon, Cicéron et Aristote, et Virgile avec sa trilogie de poèmes tant vantés, et Lucain dont tu lisais si passionnément les œuvres, la veille même de ta flagellation. — Je fis vœu, si le Seigneur me rendait la santé, d'abandonner ces profanes études pour me consacrer exclusivement à la méditation des livres saints. Ma guérison suivit de près, et je tins parole 3. »
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1 Forsitan ex aliquo quserenda hsee norma profano,
Ut sunt Horatius, Terentius et Juvenalis,
Instinctu Satanée qui promunt pessima quseque.
(Othlon.,
De doctrin. spirital., cap. xi; Pat. lat., t. CXL VI, col.
270.)
2. Cf. t. X de cette Histoire,
p. 410.
3. Quid rnihi
tune Socrates, vel Plato, Aristotelesque,
Tullius ipse rhetor, mundans dogmatis auetor?
Die quid enim misera rnihi tune prodesse valebant,
Illa tripertita Maronii et inclyta verba,
Lectio Lucani quam maxime tune adainavi,
Et mi jam nuper, dioinse legis adulter,
Sic intentus eram quod vix agerem reliquum quid,
Atque legentem ipsum eepit me hsee passio primum.
(Othlon., ibid., cap. xiv, col. 279.)
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39. La littérature était donc fort en honneur dans les monastères aux XIe et XIIe siècles. L'instruction donnée aux jeunes filles dans les cloîtres de religieuses était certainement plus forte et plus solide qu'elle ne l'est nulle part de nos jours. La lettre de la reine Mathilde à saint Anselme en est la preuve. Le pieux archevêque y répondit avec une touchante modestie. « Je vous rends de sincères actions de grâces pour les présents qui accompagnaient votre message, mais surtout pour la délicate sollicitude de votre dilection à mon égard. On vous a fait craindre que le jeûne quotidien ne finît par altérer ma santé et mes forces. Ah ! plût à Dieu que la force de l'intelligence égalât chez moi la vigueur corporelle ! Je puis jeûner impunément, mais quand le jeûne s'est assez prolongé, je ne refuse pas au corps la nourriture dont il a besoin. Votre bienveillance daigne me rappeler avec une touchante gratitude la part qu'en ma qualité d'humble ministre des autels, il me fut donné de prendre à son royal mariage. C'est à Jésus-Christ seul, auteur de toute grâce et de tout don parfait, qu'il vous faut prouver votre reconnaissance. II est descendu des cieux pour se choisir sur la terre une épouse immaculée, l'Église. Il l'a faite reine. Suivant l'expression de l'Écriture, il lui a dit : « Asseyez-vous à ma droite 1. » Il l'a aimée au point de verser pour elle jusqu'à la dernière goutte de son sang. Prenez pitié des souffrances de cette reine désolée. Dans son exil en ce monde, elle gémit et soupire avec ses fils, attendant l'avènement de son époux céleste. Ceux qui honorent l'Église seront honorés avec elle ; ceux qui l'oppriment seront foulés aux pieds loin d'elle; ceux qui l'exaltent seront exaltés avec les anges ; ceux qui la persécutent seront torturés avec les démons. Exaltez-la donc, honorez-la, défendez-la, afin qu'avec elle et en elle vous soyez agréable à Dieu sur la terre et puissiez régner comme elle dans l'éternité. Amen. Fiat2 !»
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1 Psalm. xliv, 10.
2. S. Anselm., Epist. lvh, 1. III; Pair, lat., t. CLIX, col. 91.
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40. L'instance de cette exclamation finale laisse entrevoir que déjà les promesses du jeune roi Henri étaient oubliées, avec le danger qui les avait fait naître. « Les envoyés revenus de Rome, dit Eadmer, apportaient une réponse défavorable aux prétentions du souverain d'Angleterre1. » Ils arrivèrent en même temps que les nonces Jean cardinal évêque de Tusculum, et Tiberius diacre de la sainte église Romaine. La lettre de Pascal II au roi était conçue en termes péremptoires. « Nous avons accueilli avec empressement les délégués porteurs de votre message, disait le pontife, mais nous aurions souhaité recevoir par leur entremise un gage plus filial de votre obédience. Vous sollicitez de l'église Romaine l'autorisation de conférer l'investiture des évêchés et abbayes d'Angleterre, comme si la puissance royale pouvait jamais se substituer, pour les dignités ecclésiastiques, à la vocation qui est un don du Seigneur Dieu tout-puissant. « Je suis la porte, a dit le prince des pasteurs; nul ne saurait être sauvé si je ne la lui ouvre. Quiconque s'introduit autrement dans le bercail est un voleur et un larron2. » Demandez-nous toutes les faveurs qu'il nous est possible de vous accorder sans offenser ni la règle évangélique, ni la justice et la loi du Seigneur; nous les ratifierons volontiers. Mais au delà notre pouvoir expire. Vous êtes fils de l'Église, sinon vous ne sauriez être chrétien catholique ; laissez donc l'Église votre mère ne reconnaître d'autre roi que Jésus-Christ son divin époux. C'est par Dieu seul que les évêques doivent être nommés dans une élection canonique. «Nul ne saurait, dit saint Paul, s'arroger l'honneur du pontificat, s'il n'y est appelé de Dieu, comme le fut Aaron 3. » L'empereur Justinien, dans son code de législation, sanctionnait, au point de vue du droit civil, la discipline établie par l'Église pour les élections épiscopales. « Avant tout, disait-il, on doit examiner si la conduite du sujet à élire est irréprochable, si elle réunit les suffrages de tous les gens de bien. Libre à chacun de produire son opposition
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1. Joann., x, 9. — a Joann., x, 1-9. — 3 Bebi:, v, i.
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et les motifs sur lesquels elle s'appuie. Dès qu'une réclamation est formulée, le sacre ne peut avoir lieu qu'après un jugement contradictoire, dans lequel l'innocence du futur évêque aura été canoniquement établie. » Ainsi parlait cet empereur, et il poussait si loin le respect pour l'indépendance hiérarchique de l'Église, que par une loi spéciale, il défendait aux évêques de se présenter à la cour sans être munis de lettres testimoniales du métropolitain. Vous cependant, ô roi, vous qui ne devriez pas même recevoir à votre audience un évêque que le primat de Cantorbéry n'aurait pas autorisé à y comparaître, vous prétendez créer de toute pièce des évêques! Mais c'est une idée monstrueuse qu'un fils engendre son père, qu'un homme se substitue à Dieu ! Vous êtes fils de l'Église, et vous voulez créer les évêques qui sont vos pères spirituels ! Vous êtes enfant de Dieu, et vous voulez choisir les pontifes qui sont les vicaires de Dieu ! Telles sont les graves considérations qui ont déterminé la sainte église Romaine et les vénérables pontifes nos prédécesseurs sur le siège apostolique à combattre l'abominable abus des investitures, sans reculer dans cette lutte devant les persécutions et les tyranniques violences qui se sont prolongées jusqu'à nos jours. Nous avons, très-cher fils, la confiance dans le Seigneur de ne jamais défaillir au devoir de notre charge, de ne pas laisser en notre personne dépouiller le bienheureux Pierre prince des apôtres du privilège qu'il a reçu de Jésus-Christ lui-même. L'office des puissances séculières, le ministère des rois est grand dans l'Église de Dieu. «Le roi, dit saint Paul, est le ministre de Dieu pour le bien. Ce n'est pas sans cause qu'il porte le glaive, car c'est comme représentant de Dieu qu'il est le vengeur de la justice contre les pervers 1. » Ne craignez pas qu'en renonçant à une usurpation profane vous ébranliez en quoi que ce soit la colonne de votre puissance royale. Vous régnerez au contraire avec plus de vigueur, de prestige et d'influence, quand l'autorité de Dieu lui-même régnera par vous. La sanction apostolique confirmera votre pouvoir; les bienheu-
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1. Rom., XIII, 4.
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reux apôtres Pierre et Paul seront les tuteurs et les gardiens de votre monarchie; Dieu lui-même sera votre défenseur. Nous le supplions, ce Dieu tout-puissant, qui tient dans sa main le cœur des rois, d'ouvrir le vôtre à nos exhortations paternelles, afin que, docile aux préceptes de la loi divine, vous puissiez en paix et avec gloire gouverner votre royaume 1. »