Italie 21

Darras tome 24 p. 345

 

   8. Si jamais Henri IV de Germanie eut l'occasion de connaître  Bernold ou  d'entendre  seulement  prononcer   ce   nom,  il  dut   

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1 Bernold., Chronic, § altim. ad ann. MC; Pair, lai., t. CXLVIII, col. 1432.

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sourire de pitié en apprenant la mort d'un pauvre moine qui ne lui avait jamais demandé la moindre investiture, qui ne s'était jamais présenté aux marchés royaux où l'on trafiquait d'évêchés, de bénéfices, de prieurés et d'abbayes. Quelle différence pourtant, même au seul point de vue de la gloire humaine, entre ce moine obscur et le tyran germain ! C'est le moine qui a infligé, preuves en main, au cruel persécuteur l'ineffaçable surnom de Néron de la Germanie. Mais Henri IV avait alors comme un réveil d'illusions et de prochaines victoires. Il restait debout, malgré toutes les foudres dont l'anathème apostolique lui avait sillonné le front. Les pontifes légitimes mouraient l'un après l'autre; son antipape leur survivait dans une sorte de longévité privilégiée que Dieu ac­corde parfois aux grands coupables, non pour accroître leur audace, mais pour leur laisser le temps du repentir. « Le pseudo-empe­reur, grâce au concours vénal du duc Welf de Bavière, et avec l'or des Juifs dont il se déclara le protecteur, dit Ekkéard d'Urauge, se reconstitua une cour et une armée. Il célébra, l'an 1098, la fête de Noël à Cologne, entouré des princes rattachés à sa fortune et des évêques simoniaques. Avec eux il se rendit pour la fête de l'Epiphanie (6 janvier 1099) à Aix-la-Chapelle, où il fit procéder au couronnement de son jeune fils, Henri Ve du nom, qu'il associa à la royauté, après avoir prononcé la dé­chéance de son fils aîné Conrad, régnant alors en Lombardie. Dans une excursion en Bavière, le pseudo-empereur présenta le jeune Henri V aux seigneurs qui n'avaient pu assister au cou­ronnement d'Aix-la-Chapelle. Il célébra la fête des saints apôtres (29 juin 1099) à Bamberg, et dans une diète solennelle, prenant le rôle de défenseur des opprimés, il conjura les princes de gar­der la paix entre eux et de maintenir l'ordre dans le pays ; il leur fit prêter serment de consacrer tous leurs efforts à la répres­sion des brigandages commis par les détrousseurs de grand che­min. Enfin, il promulgua un décret pour défendre aux avoués 1 des

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1 Nous avons déjà dit  que ces  avoués  ou  voués  étaient les défenseurs constitués des églises ou des monastères. Ils juraient de les protéger contre

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p347 CHAP. III. ALARMES ET DANGERS.  

 

églises et des monastères de se substituer dans l'exercice de leurs fonctions d'autres seigneurs de second ordre, qui spoliaient les églises et rançonnaient impitoyablement le peuple. Mais, ajoute le chroniqueur, aucune de ces mesures ne fut mise à exécution. Les princes, loin de diminuer le nombre de leurs hommes d'armes, l'augmentèrent encore; les violences et les brigandages conti­nuèrent donc comme auparavant 1. » Sans trop risquer de ca­lomnier Henri IV, on peut supposer qu'il ne fut pas fort sensible au résultat négatif de ses décrets impériaux. L'effet qu'il s'en était promis devait être surtout un regain de popularité en sa faveur parmi les malheureux allemands, depuis si longtemps écrasés par sa propre tyrannie. Cette réaction sur laquelle il comptait pour ressaisir le pouvoir se manifesta au gré de ses espérances. En montrant aux populations son jeune fils Henri V, en prenant soin d'inaugurer cette royauté naissante par des actes réparateurs, il semblait tout à la fois faire amende honorable pour le passé et donner des gages pour l'avenir. La mort d'Urbain II, survenue un mois après la diète de Bamberg, ouvrit de nouveaux horizons à sa politique tant de fois parjure et si obstinément hypocrite. Un mot d'ordre fut immédiatement transmis en Italie par le pseudo-empereur. Il enjoignit à tous ses partisans de reprendre les armes contre le saint-siége. Les schismatiques lombards devaient se réunir sous les drapeaux de l'anti­pape Wibert et marcher avec lui à la conquête de Rome, où les césariens de Campanie, dont une première révolte avait été étouffée l'année précédente sous les murs de Capoue par l'armée victorieuse du comte Roger de Sicile, viendraient leur prêter main forte.

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les attaques ou les spoliations ennemies. Des droits de dime étaient accordés à ces patrons laïques, qui se firent trop souvent d'ailleurs les plus redou­tables tyrans des églises et des abbayes placées sous leur sauvegarde.

1. Ekkeard. Uraug., Chronk. universel., ann. 1098-1099; Patr. lot., t. CLIV, col. 960-962.

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§ III. Mort de l'antipape Wibert.

 

   9. Ce programme semblait d'autant plus facile à réaliser que le jeune roi de Lombardie, Conrad, était alors en hostilité avec la comtesse Mathilde, dont il avait jusque-là suivi si heureusement les conseils. Domnizo qui nous apprend cette particularité ne nous fait point connaître les motifs du dissentiment. « Mais, dit-il, ce ne fut qu'un nuage bientôt dissipé. Le jeune roi ne tarda pas à reconnaître son erreur; il revint en Toscane, chassa de son entou­rage les intrigants qui cherchaient à exciter sa colère contre Ma­thilde et renouvela avec elle une alliance qui ne fut plus rompue 1. » Si courte qu'ait été la période de mésintelligence entre la grande comtesse de Toscane et le jeune roi de Lombardie, elle n'en fut pas moins désastreuse. Wibert en profita pour rentrer à Ravenne, à la tête de ses hordes schismatiques. Dès le 31 juillet 1099, deux jours seulement après la mort du bienheureux pontife Urbain, il fulminait une sentence d'anathème contre l'archevêque de Mayence, Rothard, qui s'était, comme nous l'avons vu précédemment, rat­taché à l'obédience du pape légitime 2. La lettre de Wibert était adressée au prévôt Godebold, au clergé et au peuple de Mayence. « Les crimes de votre archevêque sont notoires, disait l'antipape. Il a depuis longtemps encouru la note infamante de simoniaque. Pour ce fait il reçut, par l'intermédiaire des cardinaux de l'église de Rome, Warin, Anastase et Adalmar, une première citation à comparaître à notre tribunal. Une seconde sommation ca­nonique lui fut faite depuis par les évêques Théodéric (Thierry) d'Albano et Ruotpert de Faënza ; enfin une troisième, par Hugues diacre du sacré palais. Malgré ces trois monitions, il a refusé de se présenter à notre jugement : poussant la révolte plus loin encore, il a violé son serment de fidélité à l'empereur; il s'est publiquement rallié aux ennemis de l'empereur et du sacerdoce ;

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1.Domnizo,  Vit. Mathild.,  1. II, cap. xm; Pair, lut., t.  CXLVIII,   col. 1019.

2. Cf. n» 2 du chapitre précédent.

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il a conspiré contre la couronne et la vie du César auguste. Nous vous délions donc de vos serments d'obédience envers Rothard, défendant à tous et à chacun de vous, sous peine d'anathème, de rester dans sa communion. » Ce document sacrilège se termine par une mention cancellaresque ainsi formulée : « Donné à Ravenne par les mains de Thierry d'Albano, le II des calendes d'août (31 juillet 1099), deux jours après la mort d'Urbain II, en­levé de ce monde sans avoir reçu le viatique du corps et du sang du Seigneur1.» Pendant que cette lettre partait pour la Germanie, Wibert se disposait à marcher sur Rome. «Cet antipape ou plutôt cet Antéchrist, dit encore Domnizo, s'avança jusqu'à Sutri, d'où il renoua ses intrigues avec les citoyens romains, grands et petits, achetant leur dévouement vénal au poids de l'or. Ses hommes d'armes s'établirent sur toutes les routes qui conduisaient à la basilique de Saint-Pierre, dépouillant sans pitié les pèlerins 2. » Telle était, après quelques mois de pontificat, la situation pleine de périls à laquelle Pascal II avait à faire face. Dans toute l'Eu­rope occidentale, parmi tant de rois qui se disaient chrétiens, le saint-siége ne comptait que des ennemis déclarés ou des auxi­liaires impuissants. La courageuse Mathilde, forcée par la défec­tion de Conrad de veiller à la garde de ses propres états, ne pou­vait, comme autrefois, venir au secours de Rome. La cité de Bénévent arborait l'étendard du pseudo-empereur et se révoltait contre l'église Romaine. L'insurrection se propageait dans toute la Campanie, et l'antipape, déjà sûr du triomphe, vint se fixer à Albano, pour attendre l'occasion de rentrer victorieux dans la basi­lique vaticane. Le monde entier était conjuré contre Dieu et son Christ : humainement tout semblait désespéré, cependant la barque de saint Pierre était sur le point de toucher au port.


10. « L'agitation était grande à Rome, dit la Notice pontificale. Les partis se dessinaient avec leurs passions rivales, sous l'in­fluence des intérêts ou des haines individuels. On se communiquait

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1. Jaffé, Regest. Roman. Pontifie, t. I, p. 447. 2. Domniz.j 1. II, cap. su, col. 1018.

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les nouvelles du jour, données comme certaines par les uns, tenues en suspicion par les autres. La population se montrait en majorité favorable au pape Pascal. C'est une honte pour nous, disait-on de toutes parts, que l'hérésiarque Wibert, tant de fois condamné par l'Église, excommunié par le seigneur Grégoire VII de glorieuse mémoire, par le pieux Victor III, par le magnanime Urbain II, ces pontifes d'une éclatante sainteté, ose encore relever la tête et menacer Rome. Nous ne le souffrirons pas. — Et les pères (cardinaux et patriciens) ajoutaient : Si les ressources manquent pour lever une armée, nous offrons de grand cœur tout l'or et l'argent dont nous pouvons disposer. » Sur les entrefaites et pen­dant que les factions se poursuivaient de leurs menaces, on vit arriver dans la ville éternelle les ambassadeurs du comte Roger de Sicile. Admis à l'audience du pontife, ils lui transmirent les félicitations de leur maître et déposèrent à ses pieds, comme tribut d'obédience, une somme de mille onces d'or. Cette offrande fut reçue avec d'autant plus de gratitude qu'elle venait dans un moment plus opportun. « Grâces soient rendues au Dieu tout-puissant! s'écria le pape. Nous pouvons maintenant remplacer les conseils par l'action. — Des troupes furent aussitôt équipées pour combattre l'hérésiarque. Elles allèrent l'attaquer à Albano, et le forcèrent à prendre la fuite1.»

 

11. « Ce premier succès jeta l'épouvante parmi les schismatiques de Rome et calma leur effervescence. Cependant Wibert ne désarma point; il s'obstina dans la lutte jusqu'au dernier mo­ment. Dieu seul devait triompher de ce misérable, qui se disait toujours pape, lui qui ne l'avait jamais été. Repoussé de Rome, chassé d'Albano, il se jeta dans la forteresse de Castellana, mais là était le terme marqué de Dieu pour sa fin. Ce fut justice. Dans son orgueilleuse révolte il avait déployé contre les fidèles du Seigneur, une cruauté impie; la mort, une mort subite, précipita ce malheureux aux mains de Satan, le seul maître qu'il eût servi en ce monde. Je ne crois pas devoir inscrire, ajoute le chroni-

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1. Watterich. Vit. pontifie. Roman., t. II, p. 4. — Codex Reg., loc. cit.

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p351 CHAP.   III.     MORT  DE  L'ANTirArE  WIBERT.

 

queur, la date de cette mort. Il vaudrait mieux, s'il était possible, effacer du souvenir de l'histoire un nom que Dieu lui-même a rayé du livre de vie. Il fut hérésiarque et il mourut, voilà tout ce qu'il importe de savoir de lui 1. » D'autres annalistes nous ont révélé la date approximative de la mort de Wibert de Ravenne. Hugues de Flavigny enregistre dans sa chronique cet événement, qui intéressait à un si haut degré tous les catholiques de l'uni­vers. « A l'époque où se tint dans les Gaules le concile de Valence, dit-il, l'intrus Wibert, qui depuis vingt ans avait usurpé le siège apostolique, mourut. Avant d'expirer il remit en liberté l'évêque de Mâcon Bérard, ainsi que d'autres prisonniers, prêtres et clercs, détenus par son ordre, déclarant qu'il agissait ainsi pour obtenir de Dieu miséricorde. Il recommanda à l'évêque de se rendre à Rome et d'implorer du pape Pascal II le secours de ses prières à la même intention2. » Nous ne savons si ces gages de repentir in extremis furent sincères, mais l'époque du concile de Valence, citée par Hugues de Flavigny en coïncidence avec celle de la mort de Wibert, nous fournit un renseignement chronolo­gique certain. Le concile de Valence s'ouvrit, disent les actes, la veille des calendes d'octobre (30 septembre 1100). On sait que généralement alors les conciles ne duraient pas plus de huit jours. Ce fut donc dans la première semaine d'octobre que mourut l'an­tipape Clément III.

 

12. Vingt-six ans auparavant, en mars 1073, lorsque, cédant aux instances d'Hildebrand, le vénérable pontife Alexandre II s'était déterminé à conférer le sacre épiscopal et l'archevêché de Ravenne à l'ambitieux Wibert, ex-chancelier de Henri IV de Ger­manie, ex-confident de Cadaloüs, il avait dit à l'illustre archi­diacre qui devait être Grégoire VII:  « Vous le voulez, j'y con­sens. Mais vous saurez plus tard, par une cruelle expérience, quel fléau sera pour l'Église le personnage que vous recommandez3

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1. Wattcrich,   Vit. pontifie.  Rom.,  t. II,  p. 4; Patr. lat.,  Vit. Paschal. II, t. CLXIII, col. 17; Cod. Reg., loc. cit.

2.  Hug. Flaviniac, Chronic, 1. II; Patr. lat., t. CLIV, col. 380.

3. Cf. t. XXII de cette Histoire, p. 507.

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   La prédiction d'Alexandre II ne s'était que trop réalisée. Que de sang, que de larmes, quels désastres spirituels et temporels, l'in­dulgence d'Hildebrand vis-à-vis d'un prêtre indigne — n'avait-elle pas coûtés à l'Église de Dieu! On comprend dès lors l'explosion de joie qui accueillit la mort de l'apostat Wibert. « Le malheureux ! s'écrie Domnizo, il ne s'arrêta jamais dans la voie du crime. Non content de séduire et de perdre les âmes, il tuait aussi les corps. Il fut l'horreur et le fléau du monde. Levez-vous donc enfin, bien­heureux Pierre, prince des apôtres, porte-clefs du royaume de Jésus-Christ. Frappez ce misérable vieillard; ne le laissez pas plus longtemps dévaster le bercail du Seigneur. Il fut fait ainsi. Deux ans ne s'étaient pas encore écoulés depuis que le pape Urbain II était allé prendre place parmi les chœurs célestes, lorsque Wibert, frappé d'une maladie implacable, mourait emportant son anathème dans l'éternité 1. » Le patricien Pierre de Léon, qui avait eu la douleur de voir mourir sous son toit hospitalier le bienheureux Urbain II et qui avait consacré à la mémoire du saint pape son ami un éloge plein de délicate réserve et d'émotion contenue 2, stigmatisa le nom de l'antipape dans les distiques suivants : «Rome pas plus que Ravenne, ô Wibert, n'a voulu de ton cadavre. Egalement repoussé de ces deux villes, ni l'une ni l'autre ne t'a donné un tombeau. Tu séjournais d'ordi­naire à Sutri, où l'on te donnait sacrilégement le titre de pape. La mort t'a frappé à Castellana, où gît ta dépouille. Tu ne fus qu'un nom sans réalité ; mais pour ce nom d'ambition vaine, les gardiens des enfers ont ouvert à ton âme les portes de l'éternel abîme 3. » Moins sévère pour l'antipape Clément III, Ekkéard

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1 Domnizo, Vit. Mathild., 1. II, cap. xn; Patr. lat., t. CXLVIII, col. 1018.

2. Cf. cliap. précédent, n° 97.

3.   Nec tibi Roma locum, nec dat, Guitberte, Ravenna;

In neutra positus, nunc ah utraque vacas. Qui Sutriœ vivens maie dictus papa fuisti,

In Castellana mortuus urbe j'aces. Sed quia nomen eras sine re, pro nomine va?io Cerberus infemi jam tibi claustra parât. (Orderic Vital., 1. X, cap. i: Patr. lat., t. CLXXXVIII, col. 718.)

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p353 CHAP. m. — mort de l'antipape W'IBERT.  

 

d'Urauge semble, ainsi que Hugues de Flavigny, lui attribuer quelques velléités de repentir. « On ne saurait, dit-il, refuser à Wibert des qualités sérieuses : à une haute intelligence, il joignait le don de la parole ; la noblesse de son origine se reflétait dans la majesté de sa personne. Mais, ni à Rome ni à Ravenne, sa con­duite ne fut celle d'un homme d'honneur. On dit qu'il n'avait accepté que malgré lui le titre de pape, du vivant de Grégoire VII. Cependant, après la mort de ce dernier, il persista, sous trois autres pontifes légitimes, à maintenir son usurpation. Banni à la fois de Rome et de Ravenne, il mourut loin des deux sièges que son ambition prétendait conserver. Je lui ai entendu dire à lui-même, ajoute Ekkéard, qu'il eût voulu n'avoir jamais accepté le titre d'apostolique 1. »

 

13. Hugues le Blanc, ce cardinal schismatique, dont la promotion remontait au pontificat de saint Léon IX (1031) et qui depuis un demi-siècle mettait son apostasie au service de tous les persecuteurs de l'Église, passant de l'antipape Cadaloüs à l'antipape Clément III, était mort depuis un an. Le dernier acte connu de lui est sa souscription au procès-verbal des conciliabules tenus en 1098 dans les églises romaines de Saint-Blaise, Saint-Celse et Sainte-Marie in Rotunda 2. Le nom de cet apostat plus que nonagénaire n'y figure qu'en troisième ligne, après celui des pseudo-cardinaux-évêques Adalbert de Sainte-Rufine et Jean d'Ostie. Cette particu­larité porterait à croire que Hugues le Blanc n'assistait point en personne à ces conventicules schismatiques. Autrement il aurait sans nul doute revendiqué le privilège que lui donnait son âge ; il n'eût cédé à qui que ce fût l'honneur de présider ces sacrilèges réunions; il aurait voulu de ses mains séniles livrer aux flammes les actes synodaux et les décrets des papes Alexandre II, Gré­goire VII, Victor III et Urbain II. On peut donc conjecturer que le patriarche du schisme, absent de Rome quand eut lieu cet auto-da-fé, ne fit que l'autoriser de son nom et de ses ardentes sym-

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1.                 Ekkeard. Uraug., Chronic. unwwso.lt; Pair. M., t. CUV, col. 978.

2.                 2.  Cf. chapitre précédent, n° 5.

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p354  PONTIFICAT  DU   B.   PASCAL II  (1099-1118).

 

pathies. Le seul chroniqueur qui nous ait laissé quelques détails sur les dernières années de Hugues le Blanc lui assigne, en effet, une résidence fort éloignée de la ville éternelle. C'est dans la bio­graphie de saint Anselme de Lucques, écrite par le disciple de ce grand évêque, que nous trouvons ce renseignement.  « Blanc de nom et d'une âme si noire, dit l'hagiographe, l'ex-cardinal Hugues, tant de fois excommunié pour ses attentats, se fit le persécuteur des fidèles. Instrument de l'antipape Wibert, il devint l'exécuteur de ses hautes œuvres : damné, il servait un damné ; parjure, un par­jure; parricide, un parricide. Il s'établit comme en un poste de surveillance sur un point culminant des Alpes, entouré de neiges éternelles, toujours prêt à fondre sur les pieux pèlerins. Dans ces gorges sauvages, au milieu de rochers abruptes, le froid sévit presque toute l'année ; les vivres y feraient complètement défaut sans le voisinage de la petite ville de Brixanerium, d'où l'on peut tirer quelques ressources. A peine si, dans ce coin perdu des mon­tagnes alpestres, le christianisme est seulement connu de nom. Du haut de ses rochers, l'apostat prétend anéantir le privilège divin de l'église Romaine mère et maîtresse de toutes les autres, les droits du souverain pontificat, les institutions des Pères, tous les décrets canoniques. On lui demanderait d'établir sur le trône du ciel un autre maître, qu'il le ferait sur le champ. Il se prêterait, je n'en doute pas, à seconder de tout son pouvoir l'intrusion d'un anti-Dieu 1. » Voilà donc ce qu'étaient les chefs du schisme césarien, les antipapes, les pseudo-cardinaux du pseudo-empe­reur de Germanie ! Croyaient-ils en Dieu ? la parole qu'on vient de lire permet d'en douter. Quant à le vendre, ce Dieu, s'ils croyaient en lui, quant à faire trafic de leur foi ou de leur cons­cience, quant à livrer pour quelques deniers à l'effigie de César le Christ Fils de Dieu, ces nouveaux Judas ne songèrent jamais à s'en faire scrupule !

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1.  Vit. S. Anselm. Lucens.; Patr. lat., t. CXLVIII, coi. 915.  Cf. Ciaconius, Vifs et res gestx Roman, pontifie tt cardinalium, t. I, p. 799.

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p355  CHAP.   III.     DEUX  NOUVEAUX  ANTIPArES.     

 

               § V. Deux nouveaux Antipapes.

 

nnn14. Le schisme ne mourut point avec l'apostat Hugues le Blanc et l'antipape Wibert. César avait créé un antipape, César entendait lui donner un successeur. Un rescrit impérial notifia cette volonté souveraine à tous les princes, évêques et abbes de la Germanie. Le seul exemplaire de cette curieuse lettre qui soit venu jusqu'à nous était adressé à l'abbé de Tégernsée 1. En voici la teneur. « Henri par la grâce de Dieu empereur auguste à l'abbé de Tégernsée, grâce et tout bien. — En apprenant la mort récente du seigneur apostolique Clément III, les princes qui forment le conseil de l'empire nous ont demandé de convoquer une diète générale à Mayence pour la prochaine fête de Noël (25 décembre 1100), afin de pourvoir à la vacance du siège de Rome et à la reconstitution de l'unité catholique, depuis si longtemps troublée. Nous vous adjurons donc, joignant l'exhortation et la prière à notre ordre impérial, de vous rendre à cette diète, et de nous donner ainsi un gage de la fidélité qui nous est due. De même qu'en toute occasion vous prouvez votre zèle pour le ser­vice de Dieu et le maintien de la paix au sein de la chrétienté, de même vous devez avoir souci de mériter notre affection et nos bonnes grâces. Ne vous dispensez donc sous aucun prétexte de paroître à notre curie pour l'époque indiquée. Soyez prévenu que nous n'admettrons aucune excuse, même de la part des plus grands princes, et que nous regarderons comme une injure personnelle toute négligence de ce genre2.» Nous ne savons si l'abbé de Tégernsée se laissa épouvanter par les menaces impériales. Au ton du rescrit, on peut conjecturer que, dans le passé, Henri IV ne l'avait pas toujours trouvé docile à ses ordres. En tout cas, les annales d'Hildesheim nous apprennent que la diète convoquée à Mayence pour la fête de Noël fut nombreuse.   « Les princes y

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1 Saint-Quirin de Tégernsée en Bavière, monastère bénédictin, fondé au commencement du XIe siècle par le duc Henri, eut pour premier abbé le vénérable Gozpert.

2 Pertz, Monum. German., Leg. il, p. 59; Watterich, t. II, p. 21.

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p356         PONTIFICAT DU   B.   PASCAL  II   (1099-1118).

 

vinrent en grand nombre, dit le chroniqueur. Ils conseillèrent à Henri IV d'envoyer des ambassadeurs à Rome, afin de rétablir l'union au sein de l'Église et de constituer sur le trône aposto­lique un pape qui fût élu par les libres suffrages des Romains 1.

 

    15.  Le pseudo-collége  cardinalice  du défunt   antipape Clément III n'avait pas attendu les ordres de César pour créer un nouvel intrus. Il serait assez intéressant de connaître les noms des prétendus cardinaux qui, au moment où Wibert venait de tomber à Castellana sous les coups de la justice divine, organi­sèrent ce complot en face même du cadavre de l'apostat et se réunirent pour lui donner un successeur. Mais nous n'avons plus la liste complète des nombreuses promotions cardinalices faites par Wibert, durant les vingt années de son intrusion pontificale. Cependant, d'après les documents authentiques qui nous restent, il est possible de retrouver une partie des titulaires schismatiques  qui durent prendre part à la nouvelle intrusion. Les pseudo-cardi­naux avaient conservé la division hiérarchique en trois ordres : évêques, prêtres et diacres. L'ordre des évêques était représenté par Adalbert du titre de Sylva-Candida, Théodéric de Sainte-Rufine, Thierry d'Albano, Albert de Sabine, Ruotpert de Faënza. L'ordre des prêtres, ayant à sa tête le fameux Benno qui s'inti­tulait « cardinal prêtre de la ville de Rome, » se composait d'Octavien, Romanus, Warin, Anastase, Adalmar, Guido, dont on ignore les titres cardinalices, Nicolas abbé de Saint-Sylvestre de Rome, et un autre Nicolas abbé de Saint-Pancrace de Rome. Enfin l'ordre des diacres comptait: Paul primicier de l'église Romaine, Beraerius (Bernier) vice-chancelier, Hugues diacre du Sacré-Palais, Albert d'Atella et Maginulf abbé de Parfa. Cette vingtaine d'apostats, décorés de titres simoniaques, portant le nom d'églises et de monastères dont ils n'avaient jamais pris possession ou dont ils avaient été canoniquement expulsés, se concertèrent comme pour un guet-apens. «Durant la nuit, disent les Annales

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1 Patr. lot., t. CXLI, col. 588. — Pertz.,- Motium. Germait. Script, t.  III, p. 107.

2.  Cf. Ctacon., t. I, p. S71. — Jaffé, Regest., t. I, p. 443-447.

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p347 CHAP. III. DEUX NOUVEAUX ANTIPAPES.       

 

romaines, ils se glissèrent clandestinement, avec leurs partisans clercs et laïques, dans la basilique vaticane et s'en rendirent maîtres. D'une commune voix, ils élurent l'évêque de Sainte-Rufine, Théodéric, le couronnèrent et le firent asseoir sur le sjége apostolique 1. » Le coup de main eut lieu dans le courant du mois de septembre 1100, pendant que Pascal II s'était rendu en Apulie pour réclamer l'intervention du duc Roger en faveur de l'église Romaine. Dès la fin du mois d'août précédent, Pascal II signait un diplôme rapporté par Ughelli, et daté « du palais de l'archevêque de Salerne2. » Au commencement d'oc­tobre, il tenait à Melfi un concile où, renouvelant les sentences d'excommunication contre les schismatiques, il frappait d'in­terdit la cité de Bénévent, qui venait d'arborer le drapeau césarien3. Le 19 octobre, il datait de Troja une bulle d'approba­tion solennelle en faveur du bienheureux Albéric et de la congré­gation naissante de Cîteaux4. Ainsi, durant l'absence du pasteur légitime, le mercenaire s'introduisait comme un voleur et un larron dans le bercail spirituel de l'Église. Les annales du monastère de Bèze, récemment mises en lumière par M. Pertz, nous appren­nent que l'antipape Théodéric, dont nous ignorons d'ailleurs le nom pontifical, eut l'audace d'indiquer pour le II des calendes d'octobre (30 septembre 1100) un synode qu'il se proposait de tenir à Saint-Pierre de Rome5. Nous ne savons s'il eut le temps de présider ce conciliabule, car le texte des annales de Bèze se trouve en cet endroit mutilé et fruste. II est certain toutefois que l'antipape dut, peu après, pourvoir par une prudente retraite à sa

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1 Pertz, ilonum. Gerrn. Script., t. V, p. 447. Cf. Jaffé, t. I, p. 319.

2. Ughelli, Italia sacra, t. VII, p. 305. — Jaffé, t. I, p. 480.

3. Ce concile, dont les actes ne nous sont point parvenus et dont l'existence même était inconnue jusqu'ici, est indiqué par les Annales Beneventini publiés par M. Pertz, Monum. Gerrn. Script., t. III, p. 183. Cf. Jaffé., loc. cit.

4. Mansi, Concil., t. XX, p. 980. — Pair. lat.. t. CLXIII, col. -47. Nous repro­duirons cette bulle de Pascal II au chap. iv, n° 1 de ce présent volume.

5. Annal. Bezuens., ap. Pertz, Mon. Gerrn. Script., t. II, p. 250. Watterich, t. II, p. 20, Jaffé, t. I, p. 519.

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sûreté personnelle. « Il n'osa point, disent les Annales romaines, prolonger son séjour dans la capitale du monde chrétien et la quitta pour aller trouver en Germanie le roi Henri IV. Mais vivement poursuivi par les fidèles du pontife Pascal, il finit par tomber entre leurs mains et fut ramené captif à Rome. Le pape l'envoya aussitôt en Apulie, au monastère de la Sainte-Trinité de la Gava, où l'in­trus termina ses jours sous l'habit monastique 1. » Tous ces faits, pour la plupart demeurés jusqu'ici inconnus, nous sont fournis par les récentes découvertes de la paléographie moderne. Ils confir­ment et éclairent d'un nouveau jour la mention fort laconique de la Notice pontificale, qui résumait tout cet épisode en ces termes : « La mort de Wibert, en abattant l'orgueil des schismatiques de Ravenne, permit aux fidèles de Rome de respirer un peu plus librement. Mais il ne manqua point d'autres ambitieux qui se firent les instruments du démon, pour déchirer encore l'unité ca­tholique et troubler de nouveau l'Eglise. L'un d'eux, nommé Théodéric, fut élu par les sectaires et proclamé pape. Mais il fut fait prisonnier par les fidèles, le cent-cinquième jour après son intrusion. Par un jugement solennel de Pascal II et des pères, il fut condamné à passer le reste de sa vie dans la profession érémitique au monastère de la Sainte-Trinité de la Cava2. »

 

   16. La condamnation n'était pas fort rigoureuse. Henri IV de Germanie se fut montré plus sévère pour un usurpateur qui, du­rant trois mois et demi, aurait promené la révolte et l'intrusion dans ses états. Mais la politique des césars n'a rien de commun avec la mansuétude des successeurs de saint Pierre. D'après le chiffre précis de cent-cinq jours donné par la Notice pontificale au passage éphémère de Théodéric sur le siège des antipapes, on peut conjecturer que, l'élection clandestine de cet obscur personnage ayant eu lieu dans le courant du mois de septembre 1100, le fait de sa captivité doit se rapporter aux premiers jours de l'année 1101. Or, à cette époque, les ambassadeurs que, d'après le conseil

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1 Pertz, t. V, p. 447; Jaffé, t. I, p. 520.

2. Vit. Pascal. II, Codex Rcjius. Patr. lat., t. CLXIII, col. 17. — Watterich, t. II, p. 4.

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de la diète de Mayence, Henri IV envoyait à Rome pour y ré­chauffer le zèle des schismatiques étaient en marche. Il n'est pas douteux que si, à leur arrivée en Italie, ils eussent trouvé Théodéric encore investi de ses fonctions d'antipape, ils les lui auraient confirmées officiellement au nom de leur maître. Théodéric lui-même avait tellement compté sur l'appui du pseudo-empereur, qu'obligé de quitter Rome quelques semaines après son élec­tion tumultuaire, il s'était aussitôt, comme nous l'apprennent les Annales romaines, efforcé de franchir les Alpes, pour aller se mettre sous la protection du roi d'Allemagne, egressus de hac urbe, ut pergeret ad regem. La main de Henri IV avait donc secrè­tement facilité l'entreprise nocturne et le guet-apens du pseudo-collége cardinalice à Saint-Pierre de Rome. L'antipape Théodéric avait été la créature de César, au même titre que Wibert de Ravenne. Mais la captivité de ce fantôme de pontife, sa réclusion au monastère de la Cava, d'où il était impossible de le tirer sans une armée impériale qui aurait eu d'abord à combattre et à vaincre le duc Roger d'Apulie et les formidables bataillons du comte de Sicile, changeaient singulièrement la situation. Dans l'intervalle, le pasteur légitime Pascal II était revenu au milieu de son troupeau, dans la ville éternelle. Sa présence, son récent triomphe contre Théodéric redoublaient le dévouement des fidèles, et condamnaient momentanément les schismatiques à l'impuissance. Les émissaires germains ne purent que constater ce nouvel état de choses. Tout en entretenant par l'or et les promesses l'ardeur des factieux, ils durent les engager à attendre les nouveaux ordres que le pseudo-empereur jugerait à propos de leur envoyer, et ils retournèrent en Allemagne.

 

17. L'année 1101 s'écoula donc sans qu'aucun successeur eût été donné par les  pseudo-cardinaux à l'antipape Théodéric 1. Toutefois un événement inattendu vint  réveiller toutes leurs espérances et consterner les catholiques.  Le jeune roi d'Italie  Conrad mourut subitement, «emporté par une fièvre maligne, »  

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1 Cf. Jaffé, p. 520.

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dit Domnizo, « empoisonné par une main ennemie, » dit Ekkéard d'Urauge, au mois de juillet 1101. « Neuf ans s'étaient écoulés, ajoute Ekkéard, depuis qu'il s'était enfui du palais de Henri IV, son père 1. Étroitement uni par les liens du sang et par ceux de l'amitié avec la grande et très-noble Mathilde, la sainte comtesse, il se dirigeait dans l'administration du royaume d'Italie d'après ses conseils et d'après ceux du seigneur apostolique. Il s'en­tourait de personnes craignant Dieu et écoutait sagement leurs avis. Prévenu par une mort prématurée, il fit une confession pleine de foi, et passa, nous en avons l'espoir d'un trône éphémère au royaume éternel. Le poison n'aurait pas été, s'il faut en croire quelques personnes, étranger à sa mort. On assure que des mi­racles se produisirent pendant ses obsèques, qui eurent lieu à Flo­rence. La comtesse Mathilde lui fit élever un tombeau digne d'un roi chrétien2. » Les schismatiques de Lombardie, comme s'ils eussent compté sur la mort de Conrad, reprirent aussitôt les armes. La ville de Ferrare donna le signal de la révolte. Mathilde rassembla en hâte sa petite mais vaillante armée ; elle traita avec les Vénitiens peur en obtenir des vaisseaux et vint bloquer par terre et par mer la ville infidèle. « Ferrare épouvantée, reprend Domnizo, implora la paix de cette grande comtesse Mathilde, qui avait l'habitude de la victoire et qui ne permettait pas aux ennemis de la foi de relever la tête 3. » L'héroïne chrétienne profita de son triomphe pour ramener à l'unité catholique les villes lombardes. Elle réussit à éteindre les haines et les rivalités qui armaient dans chacune d'elles des partis toujours prêts au meurtre et à la dévastation. « Pascal II, qui était alors le pasteur du troupeau de Jésus-Christ, reprend Domnizo, avait une tendresse de prédilection pour la pieuse et magnanime comtesse. A l'exemple de Grégoire VII4, il lui envoya, en qualité de légat, un prêtre instruit

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1. Cf. t. XXII de cette Histoire, p. 176.

2.       Ekkéard. Uraug., Chronic. universal.; Patr. lat., t. CL1V, col. 978.

3. Domniz., Vit. Mathilcl.. I. II, cap. xai ; Patr. lat., t. CXLVIII, col. 1019.

4.       Ou se rappelle que saint Anselme de Lucques avait été accrédité par
saint Grégoire
VII en qualité de légat du saint-siége près de la comtesse
Mathilde. (Cf. t.
XXII de cette Histoire, p. 481.)

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et dévoué, le cardinal Bernard, abbé du monastère de Vallombreuse, l'honneur et le modèle du clergé romain. Mathilde reçut le saint légat avec la même vénération qu'elle eût accueilli le pape lui-même. Paroles et actions, tout était vraiment céleste en cet envoyé du ciel. Les fruits de son ministère spirituel furent abondants; son nom fut bientôt dans tous les cœurs et sur toutes les lèvres. Les populations réclamaient à l'envi le bonheur de le posséder. La cité de Parme elle-même, jusque-là le foyer le plus ardent de l'hérésie et du schisme 1, s'ébranla en faveur du saint vieillard. Une majorité considérable émit le vœu de l'appeler en cette ville, pour y faire entendre sa voix éloquente. Bernard, après avoir pris conseil de Mathilde, accepta l'invitation ; il partit avec son escorte ordinaire de clercs et de religieux, pen­dant que la comtesse et sa petite armée restaient sur le terri­toire de Modène. On célébrait alors l'Assomption de la vierge Marie (15 août), fête patronale de Parme, dont la cathédrale est consa­crée à la Mère de Dieu. Tout le peuple était rassemblé dans la basilique, lorsque, revêtu des ornements sacrés Bernard monta à l'autel et commença le saint sacrifice. Après l'évangile, le légat prit la parole et fit un discours plein d'onction et de charme. Mais certaines allusions au roi de Germanie déplurent à quelques schismatiques. Quand l'homme de Dieu fut retourné à l'autel, au mo­ment où, priant pour le peuple, il faisait l'oblation du calice, une clameur immense, un effroyable tumulte éclata dans l'assemblée. On eût dit les vociférations des Juifs déicides. Parmi le torrent de blasphèmes que vomissaient les impies, les cris dominants étaient ceux de : « Mort au faux prophète! A bas le suborneur! Laisserons-nous debout cet ennemi de César? » En un clin d'œil, toutes les épées furent tirées du fourreau. Les femmes se mon­traient plus exaltées encore que les hommes. « Si vous ne tuez ce séditieux, disaient-elles, vous perdrez l'amitié de César. Si

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1 On se rappelle que la ville de Parme avait été le siège épiscopal du pré­curseur de Wibert, le fameux antipape Cadaloüs. (Cf. t. XXI de cette Histoire, p. 367 et suiv.)

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vous tenez à votre vie, ne le laissez pas sortir vivant. » Il y eut alors un assaut général : les vitraux furent brisés à coup de lances, les grilles du sanctuaire arrachées et l'autel envahi. Tous les clercs prirent la fuite, abandonnant le légat. Seul, Thédald abbé de Saint-Geniès de Bresello au diocèse de Modène, resta près de Bernard, et lui fit un rempart de son corps. Au premier qui se présenta, la hache à la main, pour le massacrer, Thédald tendit la tête en disant : « Frappez, vous me donnerez la cou­ronne du martyre, objet de tous mes vœux. » Le forcené leva sa hache, mais la foule était tellement compacte qu'il ne put asséner un coup mortel. Thédald eut seulement le cou et les épaules la­bourés par le fer. Cependant le patient du Christ, Bernard, restait à l'autel, calme, intrépide, souriant aux bourreaux. « Voyez ce Zabulon ! criait la multitude en délire ; son regard est plein d'une ironie sardonique. Qu'on le saisisse! qu'on le jette au fond d'un cachot! qu'on le fasse expirer sous les verges! » Or, parmi les meneurs qui commandaient l'émeute, il s'en trouvait un qui avait spéculé sur l'événement pour faire fortune. C'était lui qui avait jeté en avant l'idée de traîner l'héroïque victime en prison. Pendant que la foule ignoble s'emparait de l'homme de Dieu, l'arrachant à la messe inachevée et le conduisant avec des hurlements sauvages à la prison publique, le meneur et ses séides s'empressaient de faire main basse sur les vases d'or et d'argent, les ornements précieux et tout le trésor de la basilique. Une cha­pelle épiscopale, don de la comtesse Mathiîde, tomba ainsi aux mains sacrilèges des spoliateurs. Dès le lendemain, informée de ces attentats, l'héroïque comtesse arriva avec ses guerriers sous les murs de Parme, délivra le légat, et força les spoliateurs à restituer le fruit de leur sacrilège. Elle voulait faire un exemple terrible et condamner les émeutiers au dernier supplice. Mais le pieux Bernard intercéda en leur faveur; il obtint grâce entière pour eux et pour toute la cité 1. »

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1. Domnizo,  Vita Mathild., 1. II, cap. xiv; P&tr. lat., t. CXLVIII, col. 1019-1021.

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18. Cet épisode suffit à donner l'idée des violences et des haines implacables des schismatiques césariens contre l'église Romaine et contre l'autorité du pape légitime. Henri IV comptait sur leur acharnement pour son triomphe définitif. La mort de son fils Conrad, comme autrefois celle de sa belle-mère Adélaïde de Turin 1, comblait tous ses vœux et lui rouvrait le chemin de l'Italie. Il forma dès lors le projet de franchir les Alpes. « Dans une diète générale tenue à Mayence, durant les fêtes de Noël de l'an 1101, dit Ekkéard d'Urauge, il publia, de concert avec les princes, un rescrit par lequel il notifiait son prochain départ pour l'Italie, convoquant les évêques à un concile général qu'il se proposait de célébrer à Rome le jour des calendes de février (1er février 1102). Là, disait-il, ma cause et celle du seigneur apostolique seront canoniquement examinées; la paix sera rétablie entre l'empire et le sacerdoce depuis si longtemps divisés. — Malgré ces assurances qu'on pouvait interpréter dans le sens d'une réconciliation avec Pascal II, ajoute le chroni­queur, il est certain que Henri n'entra nullement en communica-lion avec le souverain pontife. D'ailleurs il n'exécuta point son projet de voyage en Italie. Mais nous savons qu'en secret il fit tous les efforts possibles pour superposer un autre pape au sei­gneur Pascal lui-même, tentative qui du reste échoua2. » Cette tentative sur laquelle Ekkéard ne nous donne point d'autres renseignements, aboutit, par l'intermédiaire des ambassadeurs du roi parjure et du pseudo-collége cardinalice, à l'élection d'un nouvel antipape, destiné à remplacer Théodéric. Par quel étrange compromis avec la logique et la conscience, les prétendus cardinaux purent-ils se prêter à ce nouvel attentat? Dans leur esprit, Théodéric devait être un véritable pape : ils l'avaient dix-huit mois auparavant élu comme tel ; ils l'avaient sacré et fait asseoir dans la basilique vaticane sur la chaire de saint Pierre; ils lui avaient prêté serment de fidélité; ils avaient officiel-

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1   Cf. t. XXIII de cette Histoire, p. 167.

2   Ekkéard. Uraug., Chronk. univers.; Pair, lat., t. CLIV, col. 985.

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lement reconnu son obédience. Théodéric n'était pas mort. Sa captivité ne lui ôtait aucun de ses droits prétendus. Un pape ne cesse pas de l'être, même dans les fers. Mais les cardinaux de César ne s'embarrassaient point de tous ces vains scrupules. Leur antipape, enfermé au monastère de la Cava, ne pouvait plus uti­lement servir la faction. César en voulait un autre : ils s'empres­sèrent d'obéir à César.

   19. D'après les calculs chronologiques du docteur Jaffé 1, vers la fin de février, ou dans les premiersjours du mois de mars de l’an 1102, qu'eut lieu le nouvel attentat. Rome en fut le théâtre. L'arrivée des ambassadeurs de Henri IV, annonçant l'expédition prochaine de leur maître en Italie et son entrée triomphale à la tête de ses légions dans la ville éternelle, surexcita l'audace des schismatiques. Ce qu'on avait fait dans l'ombre pour l'élection de Théodéric, on allait l'entreprendre de haute lutte pour le nou­veau simulacre de conclave. Suivant l'expression pleine d'énergie d'Ekkéard d'Urauge, Henri IV avait ordonné à ses ambassadeurs « de superposer un autre pape au seigneur Pascal, » alterumpapam domno Pasckali superponere1. Les ambassadeurs essayèrent; le pseudo-collége cardinalice les seconda, et soit par force, soit par

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1 Jaffé.j Regest. pontif. Rom., t. II, p. 520. Cette période du pontificat de Pascal II était, avant la découverte des Annales Romani, tellement obscure, que les divers historiens n'ayant aucun autre document que la Notice ponti­ficale, extrêmement obscure et laconique elle-même en cet endroit, ne savaient même pas dans quel ordre les deux antipapes s'étaient succédé l'un à l'autre.

2. Le docteur Héfélé, dans son Histoire des Conciles, t. VII, p. 76, ne semble avoir connu ni ce texte d'Ekkéard, ni le rescrit impérial promulgué par Henri IV, après la mort de Wibert, pour convoquer les princes, les évêques et les abbés de Germanie à la diète de Mayence, dans l'intention de donner un successeur à cet antipape. « Il est évident, dit-il, que la pensée de l'empereur était de se réconcilier avec le doux et déjà universellement connu Pascal, puisqu'il se proposait de se rendre en personne à Rome pour y célébrer un concile général le 1er février 1102 » (Trad. Delarc). C'est le contraire qui est évident, et la preuve c'est que, comme nous le verrons bientôt, Pascal II dut renouveler à cette époque dans un nombreux synode tenu au Latran, l'excom­munication nominative contre Henri IV, mesure qui n'eût pas été justifiée si le tyran de Germanie avait eu les « douces » pensées que lui prête le savant docteur.

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trahison, les schismatiques purent pénétrer non plus seulement dans la basilique valicane, située hors de l'enceinte fortifiée, mais jusque dans la basilique des Douze-Apôtres, au centre même de la ville. Voici maintenant en quels termes les Annales romaines, exhumées après tant de siècles d'oubli, nous racontent le résultat des efforts du césarisme et du servilisme conjurés contre le Sei­gneur et son Christ. « Réunis dans la basilique des Apôtres, dit ce texte authentique, ils élurent l'évêque de Sabine, Albert (l'un des pseudo-cardinaux qui figure au quatrième rang de l'ordre des évêques sur la liste du collège cardinalice des schismatiques 1), et ils le conduisirent en triomphe à la basilique Saint-Marcel2. Mais sur le parcours, une foule immense de peuple, attirée par la nouvelle de cette intrusion, accourut des divers quartiers de la ville. Les fidèles du pontife Pascal étaient en grand nombre; ils se ruèrent sur le cortège, au moment où l'élu des schismatiques en­trait dans l'église Saint-Marcel. Pour le soustraire au danger, on s'empressa de le conduire à travers la basilique dans une maison contiguë, appartenant à l'un de ses partisans,  Jean fils d'Ocdolina, où se réfugia également le cardinal Romanus3 de leur faction. Les clercs de leur suite cherchèrent à s'enfuir, mais plusieurs furent maltraités par la foule et dépouillés de leurs or­nements. Séduit par une somme d'argent que le pontife Pas­cal lui fit remettre, Jean d'Ocdolina trahit les devoirs de l'hos­pitalité : il contraignit Albert à sortir de sa demeure pour rentrer dans la basilique. La multitude s'empara aussitôt du malheureux, lui arracha le pallium, l'entraîna hors de l'église, et, le hissant en

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1. Cf. n° 14 de ce présent chapitre.

2.  L'église Saiut-Marcel, construite par le pape de ce nom sur l'emplacement de la maison de Lucine, fut convertie par le tyran Maxence en une étable, où le pontife fut contraint, comme un captif vulgaire, de prendre soin des écuries impériales (Cf. t. VIII de cette Histoire, p. 591). Après le martyre de saint Marcel I (310), elle fut rétablie par les chrétiens. Elle est aujourd'hui située dans la rue du Corso. Cf. Bléser, Rome et ses monuments, p. 286.

3. Ce membre du pseudo-collége cardinalice occupe le troisième rang dans l'ordre des cardinaux-prêtres, sur la liste précédemment donnée au n° 14 de ce chapitre.

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croupe derrière un cavalier, le conduisit au Latran où séjournait le pontife Pascal. Celui-ci le fit d'abord incarcérer dans la tour1; mais quelque temps après, il l'envoya en Apulie au monastère de Saint-Laurent d'Aversa et l'y enferma pour le reste de ses jours2. » Moins heureux que Théodéric qui avait porté trois mois et demi les insignes d'un pontificat usurpé, Albert n'en avait joui que durant quelques heures. Le même jour le vit antipape à la basi­lique des Douze-Apôtres, et captif au fort Saint-Ange. Les Annales romani, recueil schismatique fort bien renseigné sur la biographie des antipapes mais profondément hostile aux pontifes légitimes, essaient de compromettre la mémoire de Pascal II dans un pré­tendu marché conclu avec Jean d'Ocdolina, personnage d'ailleurs complètement inconnu et dont le nom se trouve révélé pour la première fois par leur texte même. Au premier coup d'œil, il semble bien difficile qu'une négociation de ce genre ait pu avoir lieu dans le tumulte d'un soulèvement populaire et durant une succession si rapide d'événements. Peut-être, parmi la foule ar­dente qui assiégeait la basilique de Saint-Marcel et entourait la maison de Jean d'Ocdolina, se trouva-t-il quelque patricien qui parlementa en ce sens. Mais nous croirions plus volontiers qu'épouvanté par les menaces de la multitude, Jean d'Ocdolina prit lui-même l'initiative de se débarrasser d'un hôte si compro­mettant. De toute cette intrigue sacrilège dont la main du pseudo­-empereur avait, du fond de la Germanie, dirigé tous les fils, nous ne connaissions, avant la découverte des Annales romani, que cette phrase de la Notice pontificale : «Les schismatiques créèrent un nouvel antipape, nommé Albert, qui, le jour même de son élection, fut fait prisonnier par les fidèles, et ensuite, par le jugement des pères, renfermé au monastère de Saint-Laurent d'Aversa3. »

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1 Les Annales Romani ne désignent pas autrement cette tour, que nous croyons être le château Saint-Ange.

2. Annal. Roman., ap. Pertz, lfonum. Germon. Script., t. V, p. 477. Cf. Watterich, t. II, p. 89.

3. Vit. Pascal H; Pair, lat., t. CLXIII, col. 17; Codex Regius, "Watterich, t. II, p. 4.

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