§ IX S IGNACE DE LOYOLA ET LA COMPAGNIE DE JESUS.
« Personne n'ignore, dit Guizot, que la principale puissance instituée pour lutter contre la révolution religieuse du XVIe siècle a été l'Ordre des Jésuites. Rien n'est plus certain, ils ont eu de la grandeur; une grande idée s'attache à leur nom, à leur influence, à leur histoire. C'est qu'ils ont su ce qu'ils faisaient, ce qu'ils voulaient ; c'est qu'ils ont eu pleine et claire connaissance des principes d'après lesquels ils agissaient, du but auquel ils tendaient: c'est-à-dire qu'ils ont eu la grandeur de la pensée, la grandeur de la volonté1. « « Toutes les pages des annales européennes, durant grand
---------------------------
1 Histoire de la Civilisation en Europe, p. 338.
=================================
p622 PoNTiFiCAT de paul ni (1534-1549).
nombre de générations, dit à son tour Macaulay, témoignent de la véhémence, de la politique, de la discipline parfaite, du courage intrépide, de l'abnégation, de l'oubli des liens les plus chers à l'homme privé, du profond et opiniâtre dévouement à atteindre le but proposé, de la prudence infinie dans l'emploi des moyens, qui distinguèrent les Jésuites dans la lutte pour leur Église. L’Esprit catholique s'était concentré dans le sein de l'Ordre de Jésus et son histoire est l’histoire de la grande réaction catholique. Cette société s'empara de la direction de toutes les institutions qui agissent le plus puissamment sur les esprits ; la chaire, la presse, le confessional, les académies. Où prêchait le Jésuite, l'église était trop petite pour l'auditoire. Le nom de Jésuite, en tête d'un ouvrage, en assurait le succès. C'était à l'oreille d'un Jésuite, que les puissants, les nobles et les seigneurs confiaient l'histoire secrète de leur vie. C'était de la bouche du Jésuite que les jeunes gens des classes hautes et moyennes apprenaient les premiers rudiments des études jusqu'à la rhétorique et la philosophie. La littérature et la science, compagnes jusque-là de l'incrédulité et de l'hérésie, se montrèrent les alliées de la foi orthodoxe. Devenue reine du sud de l'Europe, la Société de Jésus victorieuse se prépara à d'autres conquêtes. S'inquiétant peu des océans et des déserts, de la faim, de la peste, des espions et des lois pénales, des prisons et des tourments, des gibets et des haches, les Jésuites apparurent sous toutes les formes, dans tous les pays ; écoliers, médecins, marchands, serviteurs, on les vit à la cour hostile de Suède, dans les vieux châteaux du comté de Chester, au milieu des campagnes de Connaught, ils disputaient, instruisaient, consolaient, attirant à eux les cœurs de la jeunesse, ranimant le courage des timides, et portant le crucifix aux lèvres des agonisants.1» Léopold Ranke pense, sur ces Jésuites, comme Macaulay et Guizot. Dans son Histoire de la papauté au XVIe siècle, il place la Compagnie de Jésus à côté du concile de Trente et de l'Inquisition, comme formant, sous l'autorité des Pontifes romains, une troisième force de réaction contre le protestantisme ; il admire la pro-
-------------------
2. Article publié dans la Revue d'Edimbourg.
=================================
p623 CHAP. XII. — SAINT IGNACE DE LOYOLA ETC.
fondeur du but, la puissance des ressources, l'entente des règles, le recrutement des sujets, la constitution des pouvoirs, comme autant de marques d'une prodigieuse institution. Sous la plume d'écrivains hostiles, ces aveux ont une grande portée. En lisant certaines biographies, on se demande si saint Ignace et les Jésuites n'ont pas été mieux compris de leurs ennemis que de leurs amis ; à voir la persistance de certains préjugés que ne dissipe point l'âpreté des haines, on se demande si les timidités de telles ou telles adhésions, ainsi que les réserves de plusieurs enthousiasmes ne sont pas des avances à l'ennemi et les préludes de la trahison. Au fond, dès qu'il s'agit de la Compagnie de Jésus, il n'y a pas de moyen terme ; on est ami ou ennemi, ennemi ardent ou ami zélé : il n'y a pas d'indifférent, ni de neutre. Tout le monde se préoccupe de cette compagnie, la juge bien ou mal ; mais par son souci de la juger, marque son importance. On la sait forte ; on lui prête des lois pleines de mystères, une ténébreuse politique et au lieu de l'apprécier suivant la vieille règle, par ses œuvres, on veut, au contraire, que ses œuvres, louables d'ailleurs, soient le fruit du crime. Il faut résoudre ce problème. Il faut dire ce que fut Ignace, ce que sont ses exercices et ses constitutions, par quelle force son Institut s'est acquis tant de persécutions et tant de gloires. Il n'y a, dans l'histoire moderne, aucune question qui offre plus d'intérêt à la vérité, à la vertu et à la justice.
165. L'an du Seigneur, 1491, sous le pontificat d'Innocent VIII, Frédéric III étant empereur, Ferdinand et Isabelle rois d'Espagne, naquit, dans la province de Guipuscoa, d'une noble famille de la Biscaye, un enfant qui reçut au baptême le nom d'Inéco ou Inigo, et qui devait être saint Ignace de Loyola. Loyola était à une faible distance d'Aspeytia et d'Azcoytia, le fief principal de la famille; son château-fort, armé de tours, avait été en partie démoli par ordre de Henri IV, roi de Castille ; il n'en restait guère alors qu'une tour encadrée depuis, dans la construction d'un collège de Jésuites et d'une église placée sous l'invocation de l'illustre enfant qui y reçut le jour. Les parents d'Inigo, don Beltram Jannès et dona Marina de la famille Saens de Licona y Balda étaient également dis-
===============================
p624 POXTIFICAT DE PAUL m (1534-1549).
tingués par leur noblesse, leur fortune et leur vertu. Dieu avait béni leur mariage, en leur donnant huit filles et trois fils. On ignore le jour, le mois et l'ordre de la naissance d'Ignace ; mais on sait que Loyola ressortissant d'Azpeytia au temporel et au spirituel, l'enfant fut baptisé dans l'église paroissiale de ce lieu. Enfant, il fut placé chez une tante à Arévalo, diocèse d'Avila et y reçut une éducation chrétienne ; après quoi il entra comme page à la cour de Ferdinand le catholique. On rapporte qu'il était très habile dans tous les arts de la guerre et de la chevalerie. On dit aussi qu'il aimait à lire des chansons de geste, particulièrement l'Amadis des Gaules, et, sans doute, la chanson de Roland dont les prouesses avaient illustré ses montagnes. Mais il ne s'adonna jamais au jeu, cette passion dominante des Espagnols ; suivant la devise des chevaliers : « Dieu, ma Dame et l'honneur: » Il sut, par honneur, préserver son cœur et son esprit des écarts auxquels sont exposés à la cour des jeunes gens sans surveillance ; suivant la coutume, il se dévoua au service d'une dame qui était, dit-il, plus que comtesse et duchesse, et à laquelle il adressa des sonnets ; mais cette affection chevaleresque ne le détournait point du service de Dieu et, tandis que la muse profane lui inspirait des madrigaux, la muse sacrée lui dictait un poème en l'honneur de saint Pierre. Il paraît avoir vécu ainsi à la cour jusqu'à l'âge de vingt-six ans. A cette époque, il s'attacha au service de don Manrique, duc de Najéra, vice-roi de Navarre. Ferdinand avait arraché cette province à Jean III, pour l'unir à la couronne d'Espagne. Sous la régence de Ximénès, Jean essaya, avec le secours de la France et le concours des habitants de la province, de reprendre le pays. Ximénès envoya des troupes pour défendre le domaine royal ; Inico fit partie de l'expédition et sut se battre en vrai chevalier. Au cours de la campagne, bloqué dans Pampelune par les troupes françaises, il vit les habitants, contre son gré, se résoudre à une capitulation ; il fit rejeter cette capitulation, à cause des conditions dures qu'on imposait à la ville, se confessa à un compagnon d'armes, comme Bayard et n'eut plus d'autre alternative que de vaincre ou de mourir. L'attaque et la défense furent des plus vives. Les Français cherchaient,
================================
p625 CHAP. XII. — SAINT IGNACE DE LOYOLA ETC.
par leur artillerie, à ouvrir une brèche, afin de pouvoir monter à l'assaut. Déjà le mur, fortement ébranlé par le feu des batteries, était près de tomber, à l'endroit où Ignace combattait comme un lion, lorsqu'une balle ennemie brisa l'os du devant de la jambe droite et effleura fortement la jambe gauche. Il tomba et avec lui tomba le courage des défenseurs. La valeur avec laquelle il avait combattu, lui concilia l'estime de l'ennemi ; au lieu de le retenir prisonnier, on le conduisit à sa maison où il fut soigné par les chirurgiens français.
166. Cette blessure était le moyen
dont Dieu se servait pour détacher le gentilhomme espagnol du service de son
roi et l’attacher au service du roi des cieux ; pour l'arracher à la milice des intérêts terrestres et le consacrer à la
milice spirituelle et aux intérêts divins. Blessé le 20 mai 1521, Ignace ne
pouvait trouver, dans Pampelune, les soins qu'exigeait sa blessure. Dès qu'il
put supporter la fatigue, les Français, toujours généreux, le firent
transporter en litière dans son pays. Soit que ce voyage eût été entrepris trop
tôt. soit que l'appareil eût été mal appliqué, on trouva en le levant, que les
os cassés n'étaient pas remis en parfaite jointure. Les médecins déclarèrent
que, pour les remettre dans leur situation naturelle, il fallait les casser de
nouveau. Ignace y consentit et souffrit cette cruelle opération, sans donner
d'autre signes de douleur que de serrer les poings. Mais son état, au lieu de s'améliorer, allait toujours empirant ; la fièvre le réduisit à toute extrémité. En la Vigile des saints Pierre et Paul, les médecins déclarèrent qu'il n'y avait plus
d'espoir, si la nature n'amenait une crise. Cette crise réparatrice se produisit, en effet, vers minuit ; au rapport de tous les historiens,
saint Pierre pour qui saint
Ignace avait toujours eu une grande dévotion, lui apparut et lui promit qu'il recouvrerait la santé.
A partir de ce moment, un
mieux sensible s'annonça ; mais, par suite de la maladresse des médecins, il se trouva que l'un des os avançait trop sur l'autre, de
sorte que la jambe droite était plus courte et qu'il ne pouvait ni marcher sans boiter, ni se tenir debout sur les deux jambes. Cette difformité, fort pénible pour tout le
monde, surtout pour un soldat et un chevalier, devait être
=============================
p626 PONTIFICAT DE PAUL m (1534-1549).
insupportable pour l'âme énergique d'Ignace: il demanda donc aux médecins de couper l'os qui avançait. Comme il ne redoutait rien tant que de paraître difforme, il souffrit avec une constance inouïe cette opération douloureuse, sans permettre qu'on le liât ; il tint même la jambe sous la scie. Cette opération fît disparaître la difformité, mais elle n'empêcha pas la jambe d'être plus courte, quoiqu'Ignace se mît longtemps à la torture, en se la faisant tirer avec une machine de fer ; malgré tous ses efforts, il devait rester un peu boiteux toute sa vie. Pendant sa longue convalescence, Ignace avait cherché des distractions en rapport avec l'état actuel de son âme. L'apparition de saint Pierre n'était, à ses yeux, qu'un encouragement à persévérer dans la carrière des armes ; il était loin de soupçonner les desseins que la Providence avait sur lui, dans le moment même où ils allaient commencer à s'accomplir ; bien plus, il s'abandonnait aux caprices de son imagination et aux rêves de bonheur. Pour s'entretenir davantage dans ses agréables illusions, il demanda des livres de chevalerie; comme il ne s'en trouvait pas au château de Loyola, on lui donna la vie de Jésus-Christ et les Fleurs des saints. On conçoit facilement que, dans la disposition d'esprit où il était, cette lecture dut lui être peu agréable ; on ne sait pas toutefois comment la pensée lui vint de changer de vie et d'imiter les saints dont il lisait l'histoire. Ignace parle seulement de la différence qu'il trouvait entre les pensées du monde et les pensées de la foi ; il dit que quand les images du monde avaient charmé ses sens pendant quelque temps, elles lui laissaient en s'effaçant un certain vide, un trouble et un mécontentement intérieur ; qu'il sentait, au contraire, en pensant aux saints et à leur imitation, un repos et une paix ineffables ; qu'il avait été longtemps sans apercevoir cette différence, mais que l'ayant remarquée un jour, il en avait fait l'objet de ses réflexions. Des effets, il remonta aux causes et reconnut ainsi la différence des esprits qui agissent sur l’âme.
167. La lecture de ces livres ne tarda pas à faire impression sur Ignace, puisqu'il songea bientôt à renoncer au monde. Quoique l'histoire nous donne très peu de dates précises, relativement aux
=================================
p627 CHAP. XII. — SAINT IGNACE DE LOYOLA ETC.
progrès de cette transformation intérieure, on peut cependant s'en rendre compte. Un amour idéal avait enflammé l'âme du chevalier et le soldat chrétien avait rêvé de gloire militaire. Une balle vint le frapper au milieu de ses plans et de ses espérances ; une nouvelle vie s'éveille dans son cœur à la lecture des livres pieux. Mais avec cette vie commence en lui une guerre intestine. Jusqu'ici le brave n'a rêvé que combats, amour et gloire terrestres ; tout à coup la main de Dieu l'arrête et lui découvre un nouveau monde. Dieu a aussi ses soldats ; il leur inspire aussi l'amour, mais l'amour pur, désintéressé, impérissable ; cet amour, qui chante ses plus beaux cantiques au milieu des douleurs et des afflictions ; cet amour qui allume l'étincelle céleste dans le cœur des saints et sait rendre leur âme fertile en vertus. Mais là aussi se soutient une guerre, la guerre de l'âme contre le corps, la guerre du bien contre le mal, guerre qui remplit notre existence de ses vicissitudes et doit l'orner de trophées victorieux. Aussitôt qu'Ignace eut compris et saisi le principe de cette vie nouvelle, il lut ses livres avec l'intérêt le plus vif et substitua, à ses anciens projets, des desseins plus nobles. Mais la grâce, de même que la nature, ne fait rien par saut ni avec violence ; elle ne crée pas non plus de nouveaux éléments ; elle se sert de ceux qu'elle rencontre, croit et se développe avec eux. Dès qu'Ignace eût connu par ses effets cette différence entre ses pensées d'autrefois et ses préférences d'aujourd'hui, il joignit aux regrets du passé, la résolution d'une autre vie, dont il trouvait le modèle dans les saints. Cette conversion ne fut produite ni par un ébranlement subit du cœur, ni par aucun événement du dehors ; il fut le résultat de la lutte interne entre deux forces opposées, le monde et Dieu. Après avoir mûrement examiné et froidement lutté, Ignace rejeta le monde et se voua à Dieu. Une fois qu'il se fut déterminé pour Dieu et pour son service, il entra résolument dans les voies où Dieu le prit pour ainsi dire par la main et le conduisit immédiatement lui-même. Une nuit qu'il s'offrait à Dieu avec larmes, il sentit un ébranlement qui agita fortement la maison, le mur de sa chambre se fendit, les vitres furent brisés : Dieu lui donnait un signe qu'il acceptait son offrande. La lutte était finie, le monde
================================
p628 PONTIFICAT DE PAUL m (1534-1349).
vaincu : les puissances célestes commençaient à le visiter. Une apparition délicieuse ferma pour Ignace la période de la vie purgative. La véritable dame, qui l'avait assisté jusque-là d'une manière invisible, se montra à lui pour lui apprendre combien il lui devait. La Sainte-Vierge lui apparut portant son divin fils dans ses bras et resta quelque temps en sa présence, sens lui parler, afin que son cœur eût le temps de se rassasier de sa vue. En se retirant, elle lui fit un don meilleur encore ; car il fut tellement fortifié dans la grâce, que toute inclination terrestre et sensible fut éteinte en lui et qu'il conserva tout le reste de sa vie une angélique pureté. Désormais Ignace, pour développer en lui la vie dont il avait reçu le germe, ne respirait plus que pénitence ; dans l'incertitude de son avenir, il s'informait des dispositions de la règle des Chartreux et prenait la résolution d'un voyage en Terre Sainte.
168. En 1522, Ignace quittait son pays, sa famille, son patron, le duc de Najera et passait une nuit en prière dans l'Eglise de Notre-Dame d'Arancuz. A Navarette, il recevait quelques sommes à lui dues, payait ses dettes et avec le reste de son argent faisait faire une image de la Sainte Vierge. Après quoi, congédiant ses serviteurs, trop faible encore pour marcher à pied, il continuait sa route monté sur une mule et se dirigeait vers le couvent de Montserrat. Sur son chemin, il rencontra un Musulman, qui se prit à contester la virginité de Marie ; peu s'en fallut qu'Ignace ne lui passât son épée à travers le corps. Le Montserrat est une montagne, à un jour de marche de Barcelone ; son sommet est formé de plusieurs pics en forme de dents, ce qui lui donne l'apparence d'une scie : c'est de là qu'elle tire son nom. Au dessous des cimes et sur une plate-forme est située la célèbre église qui sert de lieu de pèlerinage et une abbaye de Bénédictins. A l'approche de Montserrat, Ignace se procura un costume de pèlerin : c'était un long vêtement de toile grossière, une corde pour ceinture, des espadrilles pour chaussure, le bourdon et la calebasse. En arrivant, il fit, pendant trois jours, à un religieux français, sa confession générale et régla son programme d'avenir. Le souvenir de l'Amadis de Gaule lui donna la pensée de faire la veillée des armes, comme
=================================
p629 CHAP. XII. — SAINT IGNACE DE LOYOLA ETC.
les chevaliers avant d'entrer dans l'ordre. La nuit qui précéda l'Annonciation, il resta donc devant l'autel, veillant, expiant, afin d'honorer le mystère dans lequel Marie est devenue mère du Verbe incarné. Cette nuit-là enveloppé dans son sac de pèlerin, tantôt à genoux, tantôt debout, appuyé sur son bâton, il revêtit en quelque sorte l'homme nouveau. Avant de partir, il suspendait, près de l'autel, son épée et sa dague. De là, au lieu de partir aussitôt pour Jérusalem, il alla mener quelque temps la vie de pénitence à l'hôpital de Sainte-Lucie. « Tous les jours, dit le Père Génelli, il entendait dévotement la messe et assistait aux vêpres et aux complies ; il communiait régulièrement tous les dimanches ; il avait réservé sept heures pour ses prières particulières, qu'il faisait toujours à genoux, et qu'il partageait entre le jour et la nuit : il ne donnait que très peu de temps au sommeil, n'avait pour lit que le sol nu, pour oreiller qu'une pierre ou qu'un morceau de bois. Dès qu'il était levé, il se flagellait jusqu'au sang, et répétait trois fois par jour, et plus encore quelquefois cet exercice. Il mendiait chaque jour sa nourriture, ne mangeait qu'une fois et choisissait de préférence les morceaux de pain les plus durs et les plus noirs : son breuvage consistait en un seul verre d'eau. Le dimanche il ajoutait un verre de vin et quelques herbes, qu'il soupoudrait de cendre pour les rendre désagréables au goût, comme il l'avoua un jour au Père Laynez. Sous son vêtement de toile grossière, il portait sur la chair un cilice auquel il ajouta plus tard une chaîne de fer qui lui servait de ceinture. Il cherchait au reste à faire tout le contraire de ce qu'il avait aimé et désiré autrefois : ainsi, il se plaisait dans la société des pauvres et des petits, et s'efforçait de parler et de faire comme eux : il servait les malades à l'hôpital, préférant ceux qui avaient les maladies les plus repoussantes ou l'humeur la plus désagréable. Il se joignait aux mendiants, négligeait son corps, laissant croître ses cheveux et sa barbe en désordre ; mais malgré toutes les peines qu'il se donna, il ne put se faire passer auprès de ces gens pour un des leurs, et ne recueillit que le mépris et les dérisions, comme la chose est inévitable en pareil cas. Les enfants des rues criaient après lui quand ils le voyaient, en disant : « Voyez-
===============================
p630 PONTIFICAT DE PAUL IÏI (1534-1549).
vous l'homme vêtu d'un sac, » et ils le poursuivaient en riant et en se moquant de lui1. »
169. A deux cents pas de Manrèze, au pied des coteaux rocheux qui forment la vallée délicieuse, nommée par les habitants vallon du Paradis, s'ouvre une caverne obscure et solitaire. Cette caverne mesure vingt-six palmes de long, huit de large et onze de hauteur ; mais le sol est beaucoup plus bas dans le fond. C'est là qu'Ignace se retira au sortir de l'hôpital Sainte-Lucie ; il dut, pour entrer, se frayer un passags à travers les broussailles. Dans cette caverne, il eut d'abord à souffrir des épreuves corporelles: les austérités excessives qu'il pratiquait, emporté par l'ardeur de son caractère au delà des bornes d'une sage expérience, agirent d'une manière fâcheuse sur sa santé ; quoiqu'il fut d'une constitution robuste, il tomba deux fois malade assez gravement et dut se réfugier dans des maisons particulières pour y recevoir les soins indispensables. Ces expériences douloureuses l'obligèrent à relâcher un peu de ses mortifications ; il apprit aussi, pour l'apprendre exactement aux autres, dans quelles limites doit se renfermer la mortification chrétienne. A ces épreuves dans sa santé, se joignirent les épreuves spirituelles. Jusque là Ignace s'était maintenu dans un état d'exaltation surnaturelle, plein de charmes pour son âme délivrée du monde. Sans aucune transition, sans qu'il eut provoqué par faiblesse un tel changement d'estime, il fut tout à coup épouvanté par la pensée décourageante de mener longtemps une si dure vie. Après ce premier assaut survint une alternative assez fréquente de consolations et de sécheresses. Lorsqu'il eut surmonté cette révolte des sens contre la vie de l'esprit, il fut attaqué par la tentation plus subtile de la vaine gloire. Après quoi, rempli de scrupules sur l'intégrité de sa confession générale, il se laissa entraîner au désespoir, mais au point d'y chercher un remède dans le suicide. En réagissant contre
----------------
1 Vie de S. Ignace, t. 1, p. 43. — La vie de S. Ignace a encore été écrite par Gonzalez, par Orlandini, par Bartoli, par le Père Bonhours et, en dernier lieu, par Crétineau Jolly, dans l'Histoire de la Compagnie de Jésus. On la trouve en abrégé dans toutes les Vies de Saints et dans toutes les Histoires générales de l'Église.
============================
p631 CHAP. XII. — SAINT IGNACE DE LOYOLA ETC.
cette horrible tentation, idée lui vint de jeûner jusqu'à ce qu'il eut obtenu sa délivrance. Après huit jours, sur l'ordre de son confesseur, il prit quelque nourriture et se réconforta, mais pour tomber peu après dans un dernier accès de mélancolie. Il conçut alors un profond sentiment de dégoût pour le genre de vie qu'il avait embrassé et ressentit une forte tentation de mettre fin à son martyre en renonçant à son entreprise. Cependant il ne céda point à cet assaut dont la violence s'épuisa par son excès même : il sortit vainqueur de cette longue lutte. Son noviciat était achevé, ses doutes et ses angoisses se dissipèrent au bout de quelque temps ; les tristes pensées qui avaient assombri son âme s'effacèrent comme des nuages devant la lumière du soleil ; et son âme soulagée put rendre grâce à Dieu de sa délivrance. Ces épreuves successives lui avaient donné l'expérience de divers états de la vie spirituelle, le discernement des influences des bons et des mauvais esprits, et la manière de se conduire en ces circonstances. Dieu, du reste, lui fît d'autres communications. Dans l'âme des saints, les manifestations du ciel et de l'enfer se succèdent et se font contrepoids ; mais leur opposition naturelle sert à l'accroissement de celui qui les éprouve. Ignace entra à cette divine école peu préparé encore ; du moins il se laissa, comme un enfant, dans les mains de Dieu. Il parait que le démon lui apparut sous la forme d'un serpent. II était, en même temps, favorisé de visions célestes. Un jour il fut ravi en esprit et rempli d'une telle lumière, qu'il apprit tout à coup une multitude de choses appartenant à la foi et à la nature visible, dans une telle mesure et avec une telle clarté, que si toutes les communications qu'il avait reçues depuis et jusqu'à l'âge de soixante-deux ans, avaient été réunies, elles n'auraient pas égalé les connaissances qu'il acquit alors en un instant. Dans d'autres visions, il fut favorisé, un jour, d'une vue très claire de la sainte Trinité ; il vit, un autre jour, par une lumière supérieure, le comment de la création ; il aperçut, une autre fois, pendant l'élévation, Jésus-enfant dans la sainte hostie et apprit, par une révélation intérieure, comment le Sauveur est présent sous les saintes espèces après la consécration. Il est certain qu'à partir de ce moment, il entra, autant que la chose est possible
==============================
p632 PONTIFICAT DE PAUL III (1534-1549).
à une créature, en commerce très intime avec les personnes divines et avec Jésus-Christ. Sa plus longue extase dura une semaine entière ; pendant tout ce temps, il ressembla à un mort, les légers battements de son cœur annonçaient seuls qu'il vivait encore. On ne sait pas les choses qui lui furent communiquées dans ce ravissement ; il est permis de conjecturer qu'elles se rapportaient à l'établissement de la Compagnie. On voit très positivement que l'idée de la société de Jésus lui fut donnée dans une méditation sur le royaume de Jésus-Christ. Pendant qu'il écrivait ses constitutions, il arriva plus d'une fois qu'on lui demandait la raison de tel ou tel point, il répondait que c'est ainsi qu'il avait vu les choses à Manrèze. Dans une conversation avec un de ses religieux, il disait avoir plus appris à Manrèze, dans une heure de prières, que tous les savants du monde ne pourraient lui enseigner. Il assura encore que, lors même que la Sainte Écriture n'existerait pas, et que la religion catholique n'aurait aucune autre preuve de sa vérité, il serait encore prêt à mourir pour elle, tant les choses qu'il avait vues à Manrèze l'avaient affermi dans la foi. C'est à cette date que le pieux pénitent minuta pour la première fois son livre prodigieux des Exercices : nous y reviendrons.