Darras tome 7 p. 49
§ II. Gnosticisme.
23. La protestation du monde païen contre l'évangile ne fut point, ainsi que le rationalisme moderne voudrait le faire croire, une négation absolue, radicale, du surnaturel chrétien. Nous appelons l'attention de la science impartiale sur ce fait historique, qui constitue, à lui seul, une preuve de véracité irréfragable, en faveur de l'enseignement apostolique. Quand les apôtres parcoururent le monde, prêchant l'avènement du Fils de Dieu sur la terre, les sages ne leur opposèrent pas l'impossibilité, l'invraisemblance, la fausseté d'une théophanie subitement intervenue dans l'ordre des événements humains. Au lieu de répondre par cette fin de non-recevoir, qui eût été à la fois si commode pour le polythéisme d'alors, et si utile pour les prétentions rationalistes de notre époque, au lieu de dire nettement : « Il n'y a point eu d'apparition divine sur la terre : Jésus-Christ n'a point fait de miracles en Judée! » le gnosticisme, par la voix de Simon le Mage, Ménandre, Saturnin, Basilide, Valentin, Marcion, Bardesane, Carpocrate et tant d'autres, répond unanimement : « Oui, une manifestation divine s'est réellement produite, en la personne de Jésus-Christ. Mais loin d'être isolée, cette manifestation n'est qu'un accident très-commun, dans l'histoire théogonique. Elle se rattache à un ensemble de surnaturel, dont nous pouvons décrire tous les phénomènes. Elle n'appartient ni au christianisme exclusif, tel que les apôtres l'enseignent, ni au polythéisme mythologique de la Grèce ou de Rome, ni aux systèmes cosmogoniques de la Perse ou de la Chaldée, ni aux émanations théurgiques de l'Inde. Elle cons-
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1. Duguet, Conférences ecciésiast., tom. I, pag. 429. Cf. Martigsy, Dict. a/' chre't., articles : Lettres ecciés. etlese-ss. .
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stitue le trésor de l'humanité, dont elle résume toutes les espérances et toutes les lumières. Vainement on voudrait concentrer dans la foi officielle des chrétiens une révélation dont le sens est beaucoup plus haut. Sous la lettre des Evangiles se cache une science mystérieuse, dont les initiés seuls peuvent avoir la clef. C'est la perle précieuse, la drachme perdue, le trésor enfoui, dont parlait le Sauveur. C'est la gnosis, connaissance supérieure qui se dérobe aux profanes, et que l'Esprit divin communique à qui il lui plaît. » Tel fut le caractère général de toutes les sectes du gnosticisme. Aux miracles de l'Évangile, elles prétendirent en ajouter de plus prodigieux encore, et, comme si le surnaturel chrétien ne suffisait point à l'essor des intelligences les plus ambitieuses, les gnostiques eurent la prétention de supprimer de la création l'élément naturel et d'absorber le monde visible, le monde des esprits, le monde divin lui-même, dans l'unité, ou monade panthéistique. Déjà nous avons esquissé les principaux traits de ce système, dans l'analyse des erreurs de Simon le Mage. Le livre des Philosophumena nous a permis de rendre au dogmatisant samaritain sa véritable physionomie. Il ne fut point, comme on l'a cru si longtemps, un goëte empirique, uniquement préoccupé d'opposer aux véritables miracles des apôtres les prestiges de la magie et du spiritisme. Sous ce rapport, les classifications jusqu'ici essayées en Allemagne, pour grouper les différentes écoles gnostiques, sont à refaire entièrement. Néander, Baur, Ritter, Gieseler et tant d'autres doctes Allemands, qui ont étudié cette question d'ailleurs fort obscure, échouaient au point de départ. Le premier anneau d'une chaîne, qui commence à Simon le Mage pour aboutir à Valentin et à Marcion, leur manquait. Ils supposaient que la donnée scientifique de Simon le Mage avait été nulle, que cet hérésiarque n'avait point de système défini, et que, précurseur du gnosticisme, il en avait tout au plus tracé quelques linéaments, sans imprimer à son œuvre un caractère synthétique, ni une valeur d'ensemble. Or c'est le contraire qui est vrai. Simon le Mage créa tout d'une pièce la gnose scientifique. Ceux qui vinrent après lui modifièrent partiellement son système ; y firent ou des additions, ou des re-
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tranchements, selon qu'ils crurent remarquer des lacunes, ou des obscurités superflues; mais tous l'ont copié. Les classificateurs devront donc désormais prendre pour base le système de l'hérésiarque samaritain, et distinguer les diverses écoles gnostiques, développées plus tard, en les groupant selon le degré d'affinité ou de dissemblance qu'elles présentent avec le thème primitif. Cette méthode aura le double avantage de conserver les divisions déjà connues du gnosticisme alexandrin, juif et syrien, tout en permettant de suivre, pour l'exposition des doctrines, l'ordre chronologique, selon lequel chacune de ces écoles s'est produite.
24. Ménandre, disciple de Simon le Mage et son premier successeur, garda intacte la doctrine du maître, sans rien y ajouter. La mort de Simon, cette « grande puissance de Dieu, » comme il se faisait appeler, semble avoir jeté quelque trouble dans l'esprit de ses disciples. Comment la manifestation de la force divine, en la personne de Simon, avait-elle pu succomber aux atteintes du trépas, et se dérober à l'admiration de ses adeptes? Ménandre s'attacha surtout à lutter contre le découragement général, en s'attribuant à lui-même le titre d'envoyé des invisibles, pour le salut de l'humanité 1. Par le baptême qu'il administrait de ses mains, il promettait l'affranchissement immédiat du pouvoir des anges inférieurs 2, et par conséquent une immortalité absolue, commençant dès ici-bas par une jeunesse perpétuelle et inamissible. Que l'enthousiasme de ses partisans ait pu s'illusionner au point d'entendre cette immortalité dans le sens corporel, cela semble difficile. Peut-être ne s'agit-il ici que de la jeunesse psychique ou pneumatique, laquelle se prêterait volontiers à une interprétation raisonnable. Quoi qu'il en soit, et en dehors de son système dogmatique, le même que celui de Simon, Ménandre prodiguait à ses disciples des consolations plus sensibles. « Leurs mystiques réunions, dit saint Irénée, étaient des assemblées de débauches, où les pratiques de la magie et les incantations alter-
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1.Iren., Âdv. hœres., lib. I, cap. xxin. —
2. Gfc tome V de C8tî3 HitUÀfS, Hérésie de Simon le Mage, pag. 475.
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naient avec les plus honteux désordres 1. » Nous voudrions nous en tenir à ces paroles significatives, sans les accompagner de détails plus explicites. Mais comme les turpitudes de toutes les écoles gnostiques ont, durant trois siècles, fourni un prétexte aux calomnies des païens contre l'Église de Jésus-Christ, nous sommes contraint, malgré notre répugnance, de dévoiler ces mystères impurs. Le sensualisme de toutes les époques a eu recours à des préparations secrètes, destinées à réveiller l'appétit des jouissances et à l'exalter. Mais, il faut le dire, à l'honneur de l'antiquité païenne, la pudeur publique rougissait de cette dépravation. Les gnostiques en firent parade. Ils la cultivaient comme une de leurs plus nobles sciences, et la mettaient au rang de leurs communications avec les essences supérieures 2. Selon la morale de ces sectaires, le principe même de la rédemption consistait dans l'affranchissement, par la satiété, de toutes les passions issues de la matière, dont le corps humain est formé. «En conséquence, dit Tertullien, leurs désordres ne se bornaient point à des crimes vulgaires. Il leur fallait des forfaits monstrueux. En haine de la chair, ils immolaient des enfants nouveau nés, dont ils pilaient les membres mêlés à des aromates, et en composaient un mets épouvantable. Leurs assemblées nocturnes étaient éclairées par des lampes qu'on éteignait, à un signal donné. Dans ces ténèbres infâmes, ils se livraient aux horreurs d'une promiscuité sans nom, et croyaient conquérir, par l'épuisement de la brutalité, un rang plus haut dans la sphère des « pneumatiques. »
25. Tels étaient ces hommes qui se décoraient du titre fastueux de gnostiques, « savants, » Après Ménandre, Saturnin, d'Antioche, hérita de la gnose de Simon, et procéda, vis-à-vis d'elle, par voie de retranchement et par voie d'addition. Simon faisait dériver la matière et le mal, après une série d'émanations descendantes, de l'ignorance des anges inférieurs, issus eux-mêmes du feu éternel, de la puissance
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1. Iren., Adv. hœres., lib. I, cap. xxm.
2. Amaloria quoque ci agogima, et qui dicuntur paredri et oniropompi et qua* Clinique sunt ulia parerga apud eos studiose exercentur. (Iren., loc. citât,)
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infinie. L'hérésiarque samaritain n’avait pas vu que les séries d'émanations, si nombreuses fussent-elles, n'expliquaient nullement le grand problème de l'existence du mal. Il pouvait éloigner, autant qu'il le voulait, par des syzygies arbitraires, ces deux termes : Dieu et le Mal; dès lors qu'il en appelait au système d'émission, le mal émanait de Dieu; le paralogisme subsistait toujours. Pour y échapper, Saturnin crut devoir supprimer le mythe romanesque de l’Épinoia, qui jouait un rôle si considérable dans la cosmogonie de Simon 1. Il conserva donc le système d'émanation, faisant descendre graduellement tous les êtres supérieurs de la substance primitive, principe du monde, Dieu inconnu. Mais arrivé aux confins de l'univers visible, et aux anges démiurges, il substitua une rêverie nouvelle celle du maître. Selon Saturnin, les esprits relégués aux limites du monde des intelligences ne purent donner essor à leurs facultés créatrices, qu'en produisant une substance inférieure au règne intellectuel. Cette substance fut la matière. A peine un reflet effacé de la lumière divine arrivait jusqu'à ces catacombes de l'existence, si éloignées du foyer primitif de l'Être. Quel que fut ce reflet, les anges démiurges eurent la prétention de le fixer dans une œuvre immortelle, et d'en composer l'homme. Ils se mirent à l'œuvre; mais ils ne produisirent qu'une ébauche imparfaite, un composé matériel et informe, espèce de ver de terre, rampant dans la fange et incapable de se dresser vers le ciel. Le Dieu suprême daigna s'intéresser au sort de cette créature man-quée. Il lui communiqua une étincelle de vie, assouplit ses membres, et l'homme ainsi perfectionné redressa son noble front. Cette étincelle de vie est l'âme, qui survit à la dissolution des organes et échappe seule aux atteintes de la mort. Dans le système de Saturnin, tous les hommes n'ont pus reçu au même degré l'étincelle de vie psychique. Les uns, formés par des anges pervers, sont mauvais par nature; les autres, devant l'existence aux bons anges, sont
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1 Nous rappelons au lecteur que, pour saisir le développement et les modifications des systèmes gnostiques tels que nous les analysons, il importe d'avoir sous les yeux les pages consacrées à l'hérésie de Simon le Mage, dam le tom. V de cette Histoire.
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essentiellement bons. On ne s'explique guère la possibilité de cette distinction; mais elle était nécessaire à l'hérésiarque, pour légitimer sa théorie de la déchéance et de la rédemption. Il soutenait donc la division du genre humain en deux races complètement distinctes, l'une bonne, l'autre mauvaise. Le chef des génies du mal, Satan, avait peu à peu étendu son empire jusque sur les bons. Pour les délivrer de cette tyrannie, le Père avait envoyé, en qualité de Sauveur, un être sans corps et sans figure, appelé Christ, lequel avait une apparence corporelle, sans réalité aucune. Son avènement en Judée eut pour résultat de détruire le règne des sept anges inférieurs, au nombre desquels se trouvait le roi des Juifs, ce prétendu Dieu du Testament antique, dont la loi barbare et le cérémonial cruel avaient si longtemps tenu les fils d'Abraham sous un joug intolérable. La foi en ce Christ fantastique suffit pour sauver ceux d'entre les hommes qui ont reçu, dans sa plénitude, l'étincelle de la vie psychique. Les autres, prédestinés à la mort éternelle, sont incapables de s'élever dans les hautes régions, où la gnose réserve une félicité sans bornes à ses élus. Les conséquences pratiques de ce système ressemblaient d'ailleurs à celles que Simon le Mage et les autres gnostiques avaient mises en honneur. Pour les privilégiés de la race supérieure, il n'était point de loi morale, ni de lien de conscience. La liberté humaine des prédestinés ne connaissait ni entraves, ni limites. Aucun frein ne pouvait lui être imposé. Les lois sacrées du mariage, par exemple, n'avaient aucune valeur. La société n'imposait aucun devoir. « Tout était pur pour les purs, » disaient les gnostiques, et leur conduite répondait à cette théorie.
26. « Saturnin avait cru expliquer l'origine du monde et le mélange de bien et de mal qui s'y trouve par une invasion de l'esprit dans la matière, du règne de la lumière dans celui des ténèbres 1. » Il laissait subsister presqu'en son entier le système de Simon le Mage, substituant seulement au roman de l’Épixeia divine, celui d'une impuissante tentative de création par les anges inférieurs.
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1. M. Freppel, S. Irénée, pag. 258.
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Le Syrien Basilide, contemporain de Saturnin, se permit des modifications plus considérables dans la gnose primitive. Le principe d'émanation ne lui paraissait pas suffire à rendre compte de l'existence de la matière et du mal. Il posa donc nettement le dualisme, à la base de son système théogonique. Deux pouvoirs rivaux, l'un bon, l'autre mauvais, ont existé dans le silence de l'éternité. Le principe éternel du bien, c'est le Père inconnu de Simon le Mage. Du Père suprême et sans nom naquit l'Intelligence; de l'Intelligence, la Parole; de la Parole, la Prudence; de la Prudence, la Sagesse; de la Sagesse, la Force; de la Force, la Justice; de la Justice, la Paix. Telle est l'ogdoade du premier cosmos ou monde divin. Basilide répudiait ainsi le double ternaire de Simon le Mage, pour le remplacer par le double quaternaire de Pythagore. Les théories du philosophe de Stagyre sur les nombres, séduisaient particulièrement l'imagination de Basilide, qui les transporta toutes dans son système. Ainsi, au-dessous de l'ogdoade divine, Basilide en établit trois cent soixante-cinq autres, correspondant aux trois cent soixante-cinq jours de l'année. Cette série d'ogdoades formait autant de cieux différents, habités par des intelligences angéliques, émanations du cosmos supérieur. Le mot Abraxas, dont les lettres réunies, ont en grec, la valeur numérique de 365, devint le symbole mystérieux de Basilide. Les adeptes attribuaient des vertus singulières à cette expression barbare, qu'on trouve gravée sur une multitude de talismans à leur usage. Les trois cent soixante-cinq ogdoades, ou cieux superposés, n'aboutissaient point encore à notre monde visible. Il fallait cependant arriver à la genèse cosmologique. C'est alors que Basilide eut recours à l'intervention des esprits du mal. Les puissances de l'abîme, dit-il, ayant aperçu la lumière des intelligences célestes, éprouvèrent le désir de s'unir et de se confondre avec elles. L'agitation produite par ce sentiment exalté, qui entraîna les intelligences pures et les esprits du mal hors de leur sphère, donna naissance au désordre, ou mélange primitif, état de confusion violente, dont les poètes païens ont retracé quelque image dans leur chaos mythologique. C'est de ce mélange des deux principes que provient le monde visible. Il doit son organi-
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sation aux esprits inférieurs, ou anges du dernier ciel, à la tête desquels siège le Dieu des Juifs. L'âme humaine est placée entre ces deux éléments, du bien et du mal, représentés par des esprits qui la sollicitent sans cesse, les uns pour lui imposer leurs vices et leurs passions, les autres pour lui inspirer l'attrait de la vertu. Une seule vie ne suffit point à l'épurer complètement et à la fixer dans la stabilité du bien. Aussi Basilide admettait, avec Pythagore, le système de la métempsycose; il croyait que les souffrances de l'homme sur la terre étaient le châtiment des fautes commises dans une vie antérieure. Quel que fût le mérite expiatoire des migrations successives de l'âme, elle ne pouvait cependant s'élever au-dessus de la sphère des esprits inférieurs, ou démiurges, qui avaient créé le monde visible. L'accès au bien véritable et à la lumière pure lui demeurait fermé. Pour arracher les âmes au joug de ces puissances secondaires, dont la principale est le Dieu des Juifs, le Père suprême envoya son premier-né, qu'on appelle le Christ. Celui-ci descendit sur Jésus, lors du baptême dans le Jourdain. Au moment de la Passion, il se substitua Simon le Cyrénéen, qui fut crucifié à sa place. Le docétisme reparaît ici, dans toutes ses conséquences. L'incarnation, la mort et la résurrection du Sauveur n'ont été que des apparences. La rédemption apportée sur la terre consiste uniquement dans la révélation faite aux hommes des vérités d'un ordre supérieur et d'un cosmos divin, dont les intelligences démiurgiques n'ont point connaissance. Affranchis par cette révélation, les hommes échappent à la tyrannie des puissances secondaires, et s'unissent dans le Christ, au Père inconnu, racine de tous les êtres. L'impeccabilité résulte pour le gnostique de cette communication avec le cosmos supérieur. C'est là un privilège dont on conçoit l'importance. Ajoutons cependant que Basilide n'en fait jouir qu'un petit nombre d'âmes d'élite; il interprétait en ce sens la parole de l'Évangile : Multi vocati, pauci vero electi.
27. Parmi ces variations de la gnose, on peut remarquer une certaine fixité dans les tendances générales. Le principe d'émanation; la déchéance occasionnée par un mouvement passionnel des esprits inférieurs; la rédemption apparente, de la part du Christ, et
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communiquée aux hommes d'une manière passive, sans la correspondance des œuvres : telles avaient été les lignes principales, dans l'œuvre de Simon le Mage. Nous les retrouvons dans celle de Basilide. Cependant, à mesure qu'on s'éloignait du point de départ, chaque sectaire nouveau se mettait plus à l'aise avec la donnée du maître. Le gnosticisme basilidien alliait le dualisme à la monade ignée de Simon; le fatalisme au dogme de la Providence; le libre arbitre humain à la domination absolue des esprits du mal. « Ici, dit M. Freppel, Basilide assimile le pouvoir de pécher au péché lui-même, et le déclare digne de châtiment; là il appelle à son secours la préexistence des âmes pour expliquer les souffrances des justes sur la terre; d'un côté, il établit un antagonisme essentiel entre le principe du bien et le principe du mal; de l'autre, il suppose dans le second une aspiration vers le premier. S'il mitige cette donnée contradictoire dans les termes, et qu'il ramène les deux principes à une source commune, où l'un et l'autre viennent se rejoindre, il retombe dans le panthéisme, ou dans la doctrine de l'unité de substance, ce qui est le sort le plus fréquent des systèmes dualistes. Voilà ce qu'on peut remarquer également dans la théorie de Schelling, qui est à celle de Saturnin et de Basilide, ce que le système d'Hegel est à celui de Valentin. D'une part, c'est le panthéisme idéaliste qui ne parvient jamais à sortir de l'idée pure ou de l'être abstrait; de l'autre, le dualisme réaliste de l'esprit et de la matière, du bien et du mal, lequel après beaucoup de détours et de circuits revient se fondre dans l'identité absolue 1. »
28. Le gnosticisme nous apparaît donc, ainsi que nous avons eu précédemment l'occasion d'en faire la remarque, comme le précurseur des systèmes panthéistiques, aujourd'hui si répandus en Allemagne. Valentin lui donna sa dernière forme, en complétant la théorie de Simon le Mage, et en creusant plus profondément encore dans cet abîme de fantasmagories, où l'imagination orientale, dupe de ses rêves, croyait toucher les réalités du monde divin. Juif d'origine, Valentin, disciple de Basilide, ne commença à dog-
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1. Freppel, S. Irénêt, tom. CCLX1II.
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matiser, dans l'école d'Alexandrie, qu'après la mort de son maître, l'an 136. Il prétendait tenir son enseignement de la tradition secrète. communiquée par le Sauveur aux apôtres. Théodas, disciple de saint Paul, lui avait, disait-il, personnellement transmis les principes de sa gnose. Quatre ans plus tard, Valentin se rendit à Rome (140), dans l'espoir de donner plus de crédit à ses doctrines, en les couvrant de l'autorité et du nom de la capitale du monde chrétien. Excommunié à trois reprises différentes, il dut abandonner cette espérance, et se retira dans l'île de Chypre, où il continua à répandre, au milieu des synagogues juives, sa propagande théosophique. Nous ne savons rien de plus de son histoire; mais son système, longuement analysé par saint Irénée, nous est beaucoup mieux connu. De même que Simon le Mage et Basilide, il débuta par une théogonie qu'il établissait d'après le principe de l'émanation, ou des manifestations successives des forces divines, hypostasiées par syzygies dans des êtres d'inégale puissance, auxquels il donnait le nom d’ Atones; (Éons). Cette dernière expression avait déjà été adoptée par Simon le Mage ; Valentin la remit en honneur, au point qu'on lui en attribua longtemps l'invention. Il paraît qu'elle fut suggérée aux gnostiques par une phrase mal interprétée de saint Paul, dans l'Épître aux Hébreux. « En ces derniers jours, dit l'Apôtre, Dieu nous a parlé par son Fils, ce Fils qu'il a constitué dans l'héritage de l'univers, ce Fils par lequel il a créé les siècles.» di ou xai tous époièsé 1. Transportant dans la sphère des émanations divines, ce terme d’atonès pris selon le sens étymologique d'«êtres, » Valentin l'appliqua à toutes les hypostases, ou manifestations divines, dont Simon le Mage et Basilide avaient rempli le cosmos supérieur. Le Silence invisible de Simon le Mage, le Père inconnu et innommé de Basilide, fut, pour Valentin, l’Eon éternel, source de tous les autres Eons. Pour exprimer sa profondeur, qu'aucune intelligence ne saurait sonder, Valentin le désignait par le nom de Buros, abîme. Il a toujours existé, il est le Propator premier père; le principe préexistant, cause primordiale de tout être, Proarkè.
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1.Hébr., 1,2.
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Le fragment de l’Apofasis de Simon le Mage, reproduit plus haut1, nous fait très-bien comprendre cette donnée fondamentale de Valentin. Le mage samaritain disait : « Il y a deux générateurs sans commencement ni fin de tous les Éons. Ils sont sortis d'une seule racine, qui est la puissance, le silence invisible, inaccessible à l'intelligence. Le premier générateur illumine les sphères d'en haut; il est le grand pouvoir, l’âme de toute chose, l'administrateur souverain, principe mâle. Le second illumine les sphères inférieures, c’est la grande intelligence, principe femelle, engendrant tous les êtres. » Valentin conserva cette double série de manifestations et d'êtres, qui tous se rattachent à une seule cause, et dont les attributs, exprimés par le symbole d'une vertu masculine ou féminine, signifient réellement ce que la philosophie actuelle représente par les termes plus scientifiques d'objectif et de subjectif. Le Butos de Valentin demeura, pendant des siècles infinis, replié sur lui-même, n'ayant d'autre coéternel à lui, que le silence de sa propre pensée (Ennoia-zigè) Cette pensée silencieuse de l'Éon suprême, ne constitue pas une manifestation nouvelle de l'Être divin; mais elle est la source de toutes les manifestations futures, la mère qui reçut le germe des autres créations. Elle fait partie de l'abîme infini, c'est une essence dans une essence; mais comme elle fut le canal de toutes les émanations successives, elle porte encore le nom de Karis, grâce ou joie. Vint un jour où le Butos voulut se manifester ; ce vouloir divin, déposé comme un principe fécond dans le sein de l'éternelle Pensée, produisit Nous, l'Intelligence, le premier-né des puissances divines (Monogènès), le Fils seul capable de comprendre la grandeur du Père. Le Nous est le premier des Éons, le commencement de toutes choses; c'est par lui que se révèle la divinité. Sans l'acte qui lui donne l'existence, tout serait enseveli dans les profondeurs de l'abîme silencieux. La vérité absolue réside en lui et forme sa compagne, née simultanément sous le nom d’Alètiea, Éon femelle à coté de l'Éon mâle, c'est-à-dire que la vérité absolue par rapport à l'intelligence divine, se trouve dans la situation du sub-
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1 Tome V de cette Histoire, pag. 474.
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jectif par rapport à son objectif. La tétrade divine, ou manifestation interne du principe suprême, se trouve ainsi constituée par la double syzygie du Butos; et de l’Ennoia, du Nous; et de l’Alèteia. Restaient les attributs divins, les perfections de l'être infini, dont aucun nom ne peut rendre l'incompréhensible grandeur. Valentin les conjugua en une seconde tétrade de manifestations externes. De Nous et d’Alèteia, émanèrent la Parole et la Vie (Aoios-zoè), qui donnèrent eux-mêmes naissance à l’ Homme et à l’Êglise Antropos-Ecclésia). Dans cet homme, issu du Monogènès, Valentin voyait l’homme type, l'homme divin, dont l'humanité n'est qu'une copie éloignée et imparfaite. De même par l’Eccésia, il entendait l'ensemble de tout ce qui existe dans les créations visibles et invisibles. L’Antropos; et l’Eccésia étaient pour lui les deux archétypes du cosmos intellectuel et du cosmos matériel. L'esprit se lasse à suivre ces élucubrations panthéistiques et ces rêves d'une genèse transcendante, qui confine à l'absurde. Il nous faut cependant suivre jusqu'à son dernier développement la théorie de Valentin. Les quatre nouveaux Éons, réunis à la tétrade primitive, formèrent l'ogdoade sacrée, correspondante à l'ogdoade égyptienne, sorte de principat divin, où les plus riches essences de l'Être suprême se trouvaient condensées. Des deux syzygies de la seconde tétrade, vont sortir une nouvelle généalogie d'Éons, qui complètent l'ensemble des manifestations internes de la divinité. Aoyos et Zoè le Verbe et la Vie produisirent Bythios et Mixis, Ageratos et Henosis, Autophyès et Hedone, Akinetos et Synkrasis, Monogenès et Makaria1. Cet assemblage d'Eons formait la décade valentinienne. Une dodécade, issue d’Antropos et d’Ecclésia l'homme et l'Église, doit se superposer à ce laborieux échafaudage. Ce sont : Paracletos et Pistis, Patricos et Elpis, Metricos et Agape, Aeinous et Synesis, Ecclesiasticos et Macarides, Theletos et Sophia2. Sont-ce là des êtres réels ou de simples allégories? Se
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1 B-JOio;, qui est de la nature de l'abîme. M!$iç, mélange. 'Apparat, qui ne vieillit pas. "llvcuîi;, union. A'Jtofyr)?, qui est toujours de la même nature. •JIÔ'jvï), volupté. 'Ax£v7)to;, immuable. Maxdpia, félicité.
1 ;ïiipâv)/,ro;, paraclet. HisTti;, foi. nâ^pixo;, qui tient du Père. 'EXicèç, espé-raiice. M^rptxo;, qui tient de la mère. 'A-yâmQ, charité. 'AetvoOt, toujours intel*
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demande M. Matter. « Dans la pensée de Valentin, cette décade et cette dodécade étaient autant de manifestations de l'Être suprème. Il est vrai qu’Elpis et Pistis (l'Espérance et la Foi), semblent appartenir plutôt à la nature humaine qu'à la nature divine. Et pourtant c'est bien réellement la plénitude des attributs divins que l'auteur de ce système a prétendu analyser. La décade, la dodécade, unies à l'ogdoade primitive, constituent pour lui ce qu'il nomme le Plé-rôme (Plèroma), plénitude divine. Tous les Êons sont pour lui des Éons de Dieu, c'est-à-dire des manifestations hypostasiées de la vie divine; ce sont les Intelligences, ou les génies, qui répandent cette vie divine dans tout ce qui participe aux mondes intellectuels; ce sont par conséquent des types divins qui s'offrent à l'émulation de l'âme religieuse, la protègent, lui communiquent les dons célestes et la conduisent vers le Plérôme. La décade, ainsi entendue, offre un peu moins d'obscurité qu'au premier abord. Bythios, qui est de la nature de Bythos; Ageralos qui ne vieillit pas; Aulophyès qui est toujours de la même nature; Akînetos, qui ne subit pas de changements et Monogenès, le fils unique, se caractérisent par leurs noms, comme des manifestations de l'Être suprême, produites par le Logos. (Monogenès figure à la fois dans la décade et dans l'ogdoade; c'est une analogie de plus avec la théogonie égyptienne où les mêmes dieux figurent dans deux classes). Leurs compagnes : Mixis , alliance, conjonction; Hénosis, union ; Hédoné , volupté; Synkrasis, modération résultant de la force; Makaria, félicité; sont autant de révélations de leur nature, de leur condition, de leur influence, et ces noms indiquent les trésors de science et de vertu que le Plérôme communiquait à l'âme religieuse. Il paraît toutefois que la décade, plus élevée au-dessus de l'homme que la dodécade, a été moins que cette dernière, en rapport avec les mortels. Fille d’Antropos et d’ Eccésia la dodécade semblait protéger plus spécialement le gnostique. Elle lui offrait Paracletos, le Saint-Esprit; Elpis, l'espérance; Pistis, la foi; Agapé, la charité; Synesis , la
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ligent. S-jveui;, prudence. ExxXivîiasTixà;, l'ecclésiastique. Maxapîun)?, bonheur. 6é).tTo;, celui qui veut. E6?ia, sagesse.
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prudence; Makariotès, le bonheur; Sophia, la sagesse; et quelques autres Éons, dont la nature pourrait paraître douteuse, tels que Patrikos, Metrikos, Aeinous, Ecclesiastikos et Thelelos, mais dont leurs compagnes, la Foi, l'Espérance, la Charité, la Prudence, le Bonheur et la Sagesse, nous révèlent clairement les attributs, si l'on sait le principe fondamental de la syzygie 1. » Tel était donc le cosmos supérieur, le plérome, où Valentin avait concentré tous les déploiements de la puissance divine. La double trinité de Simon le Mage était, on le voit, bien dépassée. Inutile d'ajouter que le nouveau sectaire affichait, comme ses prédécesseurs, la prétention de justifier chacune de ces hypostases, baptisées de noms si divers, par des expressions de l'Écriture sainte. II trouvait le plérôme lui-même dans le mot de saint Paul : En auto xatoixei pan to plèroma tès Théotèxos2.