Bysance 10

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24. Durant ces révolutions si rapides, que les courriers portant la nouvelle de l'une se croisaient au retour avec les messa­gers de l'autre, le pape Jean IV avait adressé à la cour de Byzance une protestation contre les calomnies de Pyrrhus et une apologie officielle du pape Honorius Ier. Écrite sous le règne éphémère de Constantin III, à qui elle était destinée, la lettre pontificale eut à peine le temps d'arriver à Constantinople avant la mort prématu­rée de ce prince. Nous avons eu précédemment l'occasion d'ex­traire de cette lettre toute la partie qui renferme la justification d'Honorius 1, et nous ne la reproduirons point ici. Il nous faut seu­lement insister sur un fait très-honorable pour la mémoire du jeune et malheureux Constantin III. Il résulte en effet des expres­sions du pape, que le fils d'Héraclius et d'Eudoxie ne partageait en aucune façon l'engouement de la cour byzantine pour le monothélisme. Le début de la lettre pontificale s'élève dans ce sens jusqu'au lyrisme. « Le Seigneur a ordonné à la lumière de resplendir parmi les ténèbres, dit Jean IV. C'est lui qui nous arrachant aux puissances de la nuit, nous a transférés au grand jour de son admirable lumière, lumière de vérité, lui qui est la vérité de la lumière, lui en qui la plénitude de la divinité tout entière s'est complue à habiter, afin de tout réconcilier par lui, de pacifier par le sang de sa croix tout ce qui est au ciel et sur la terre. Dans la grandeur prééminente des richesses de sa bonté, il a jeté un regard de miséricorde sur la face de son Église ; il a daigné appeler à l'empire un prince dont la bonté prédestinée se révélait par l'intégrité de la foi, voulant ainsi dissiper tous les nuages amoncelés par l'erreur, et rendre par vous la vérité victorieuse2. »

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p571 CHAP.   VIII.   —  PONTIFICAT  DE  JEAN   IV.      

 

Le pontife, en terminant, revient encore sur l'orthodoxie du jeune prince. « Nous prions, dit-il, pour que la perfection de la foi, qui a toujours brillé en votre personne, se conserve en vous, avec le secours divin, dans toute sa force, comme jadis dans cet empereur Constantin, de pieuse mémoire, dont vous portez le nom. Offrez à votre mère, la sainte Église, dont vous êtes, après Dieu, l'espé­rance, offrez-lui, comme prémices de votre pouvoir, cette intégrité de la foi qui triomphera des ruses et de la perfidie du serpent. En immolant au Seigneur notre Dieu ce sacrifice d'agréable odeur, en dissipant sous les rayons de votre piété les orages qui s'amon­cellent contre son Église, vous obtiendrez qu'à son tour il prenne votre défense, devienne votre auxiliaire contre tous vos ennemis, et brise sous vos pas les nations païennes hostiles à son nom et au vôtre 5. » Ces paroles de Jean IV, confirmées plus tard par un témoignage analogue du pape Théodore son successeur, ne lais­sent aucun doute sur l'orthodoxie de Constantin III. Le jeune prince, éclairé vraisemblablement par le saint abbé Maxime, avait rompu avec tous les préjugés monothélites qui dominaient à la cour de son père. Peut-être le poison dont il mourut fut-il mélangé par une main hérétique, et la haine des sectaires s'allia-t-elle en cette circonstance avec l'ambition de Martina. Quoi qu'il en soit, les vœux de Jean IV en faveur de ce nouveau Constantin ne furent point réalisés. L'empereur succomba sous la vengeance de sa marâtre, et le pape Jean IV mourut lui-même le 11 octobre 642, après un court pontificat de deux années.

 

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§ I. Situation de l'Empire d'Orient.

 

1. « Théodore, grec d'origine, dit le Liber Pontificalis, était fils de l'évêque Théodore 1, et naquit à Jérusalem. Il siégea six ans cinq mois et dix-huit jours. Il se montra ami des pauvres, chari­table, bienveillant envers tous, souverainement miséricordieux. De son temps,  le cartulaire Maurice qui, de  concert avec le

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1 Le nouveau pape était fils de l'évêque Théodore, mais né avant l'entrée de son père dans les ordres. La loi du célibat ecclésiastique était aussi rigou­reusement observée au VIIe siècle qu'elle l'est de nos jours. Sur ce point, nulle difficulté. Il n'en est pas de même en ce qui concerne le siège épisco-pal de l'évêque Théodore. Les érudits ont cherché à suppléer au silence du Liber Pontificalis à cet égard. Papebroch, dans son Commentaire sur les actes de saint Sophronius (Act. Sanct., II maii), avait d'abord cru pouvoir identi­fier l'évêque Théodore, père du pape de ce nom, avec un Théodore mentionné en 680 dans les actes du VIe concile général comme vicaire apostolique du

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patrice Isaac, avait commis tant de crimes, outragé la majesté du bienheureux Pierre apôtre et spolié l'Église de Dieu, se ré­volta contre cet exarque l. Il envoya des émissaires aux chefs de toutes les garnisons impériales disséminées autour de Rome, les réunit, et leur fit prêter serment de ne plus obéir à l'exarque qu'il accusait de tyrannie. A cette nouvelle, Isaac expédia une armée à Rome, sous la conduite du maître des milices et sacellaire 2 Donus, dont l'arrivée rompit toute l'intrigue. Les chefs qui s'étaient laissé séduire se hâtèrent de faire leur soumission. Maurice, réfugié dans la basilique de Sainte-Marie ad Prœsepe3, fut

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arraché de cet asile, et conduit, la corde au cou, jusqu'à Ravenne 1. Ses principaux complices eurent le même sort. Les prisonniers étaient escortés par le scribe Maurinus et le cartulaire Thomas. A douze milles de Ravenne, au lieu nommé Ficoae (aujourd'hui Cervia), Maurice fut décapité par ordre de l'exarque. Sa tête fut promenée au haut d'une pique dans le cirque de Ravenne. Isaac voulait par cet exemple porter la terreur dans les esprits. Les autres prisonniers furent étroitement gardés dans un cachot, l'exarque voulant se donner le temps de choisir pour eux un genre de supplice d'une rigueur inouie. Mais frappé lui-même par un juste jugement de Dieu, il mourut subitement et les captifs recouvrèrent la liberté. L'empereur envoya un nouvel exarque nommé Théodore Calliopas. — Vers ce temps, Pyrrhus, qui avait été patriarche de Constantinople, se rendit d'Afrique à Rome pour faire sa visite ad limina apostolorum. En entrant dans la basilique de Saint-Pierre, il présenta un acte signé de sa main par lequel, en présence du clergé et du peuple, il faisait profession de dévoue­ment au siège apostolique, et condamnait tous les écrits publiés par lui-même ou par ses prédécesseurs contre notre foi imma­culée 2. Le Pape lui permit de distribuer au peuple les offrandes

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ordinaires, et le fit asseoir dans une chaire placée près de l'autel, pour honorer en sa personne l'évêque de la cité impériale. Mais pareil au chien qui retourne à son vomissement, Pyrrhus revint bientôt à ses erreurs. Le très-saint pape Théodore, au milieu d'un concile de tous les évêques d'Italie et du clergé romain tenu dans l'église du bienheureux Pierre prince des apôtres, prononça contre lui la sentence d'anathème qu'il n'avait que trop méritée, lui infli­geant de plus la peine canonique de la déposition. Pyrrhus refusa de se soumettre, et reprit le chemin de l'Orient. —A cette époque, on exhuma le corps des saints martyrs Primus et Félicien de la catacombe située sur la voie Nomentane, pour les transférer dans l'intérieur de la ville. Théodore les déposa dans la basilique du protomartyr saint Etienne1 ; il revêtit la confession de plaques

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d'argent, et fit don pour le culte de trois patènes d'or. Sur la voie Flaminia, près du pont Milvius (Ponte-Molle), il éleva une église en l'honneur du bienheureux Valentin 1, en fit la dédicace et l'enrichit de fondations pieuses. Il érigea encore au Latran un oratoire au bienheureux Sébastien 2, et un autre en l'honneur du bienheureux martyr Euplus 3, non loin de la basilique de Saint-Paul-hors-les-Murs. — Le très saint pape écrivit à Paul, patriarche de la cité impériale (Constantinople), le priant à la fois et lui enjoignant d'abjurer l'hérésie et de revenir à la foi orthodoxe de l'Église catholique. Des apocrisiaires, spécialement envoyés pour cet objet, renouvelèrent de vive voix au patriarche les avertisse-

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ments et les ordres. Mais ni les prières ni les menaces ne purent le détourner de ses schismatiques entreprises. Il fut donc frappé de déposition par l'autorité du siège apostolique. Le pape Théodore, dans une ordination au mois de décembre, imposa les mains à vingt et un prêtres, quatre diacres et quarante-six évêques desti­nés à diverses églises. Il fut enseveli dans la basilique de Saint-Pierre, le II des ides de mai (13 mai 649), et le siège épiscopal demeura vacant quarante-deux jours 1. »

 

   2. Au moment où Théodore I montait sur le siège de saint Pierre, l'exarque de Ravenne Isaac et le cartulaire Maurice trouvaient l'un par l'autre le châtiment de leurs sacrilèges attentats.    

Le récit du Liber Pontifïcalis, confirmé par l'historien Paul Diacre, nous fait assister à cette exécution de la justice divine. Depuis dix-huit ans, le misérable Isaac gouvernait la Pentapole en qualité d'exarque. Cette longue période ne fut qu'une sérié de hontes et de crimes. Il avait acheté la paix aux Lombards, moyennant un tribut annuel de trois cents livres d'or. En 635, le roi Ariowald, mécontent de Tason duc de Frioul, mais craignant de s'engager avec ce puissant vassal dans une hostilité ouverte, proposa à l'exarque une réduction de cent livres par an, s'il se chargeait d'assassiner Tason. Isaac s'empressa de conclure le marché, et procéda à l'exécution avec une perfidie vraiment barbare. Il fit proposer au duc de Frioul d'entrer dans une ligue à main armée contre Ariowald. Les troupes devaient se réunir à Ravenne. Tason, à la tête de ses guerriers, se présenta sous les murs de cette ville. L'exarque vint à sa rencontre avec un magnifique appareil, lui prodigua les démonstrations de la joie la plus vive, et assigna à ses troupes de magnifiques logements dans les villas subur­baines. Quand le duc sans défiance, n'ayant conservé avec lui qu'une faible escorte, franchit les portes de la cité, il fut lâchement massacré par les soldats d'Isaac. L'exarque faisait ainsi une économie annuelle de cent livres d'or, et Ariowald était débarrassé sans coup férir d'un ennemi redoutable. Le roi ne

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jouit pas longtemps du fruit de cette double perfidie. Il mourut l'année suivante (636), laissant le trône à sa veuve Gondeberga, de laquelle il n'avait point eu d'enfants. Selon l'usage lom­bard, la reine dut faire choix d'un nouvel époux à qui elle donnerait la couronne avec sa main. Rotharis, duc de Brescia, fut choisi. Il était arien, Gondeberga catholique ; de plus il était marié et sa femme vivait encore. Cette dernière difficulté fut bientôt levée : Rotharis répudia sa première femme. Gondeberga paraît avoir eu plus de scrupules vis-à-vis de l'arianisme du futur roi ; elle prit à cet égard des précautions extraordinaires. Rotharis fut conduit successivement dans toutes les églises de Pavie ; il dut prêter serment à chaque autel de ne rien entreprendre ni contre les droits du catholicisme ni contre ceux de Gondeberga elle-même. Après toutes ces formalités, il fut enfin proclamé roi des Lombards. Son premier soin fut de reléguer Gondeberga dans une cellule du palais, avec défense d'en sortir. La malheureuse reine vécut cinq ans dans cette réclusion; elle ne dut sa liberté qu'à l'intervention des ambassadeurs du roi des Francs, Clovis II, dont elle était parente. Les catholiques ne furent pas mieux traités par Rotharis ; des évêques ariens furent établis à côté des évêques catholiques dans toutes les villes épiscopales, dressant ainsi autel contre autel. Par une contradiction dont l'histoire nous offre beaucoup d'autres exemples, Rotharis qui violait si facilement les conventions les plus solennelles, se piquait d'être un haut justicier. Il soumit les Lombards à une discipline sévère ; il promulgua un code de législation qui demeura en vigueur pendant presque tout le moyen âge 1. L'exarque Isaac trouva en lui non plus un

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allié ni un complice, mais un vigoureux adversaire. Au tribut annuel dont s'étaient contentés ses prédécesseurs, Rotharis préférait la possession des cités que l'empire grec conservait encore au nord de l'Italie. Il dénonça donc la trêve, et s'empara de Savone, Luni, Oderzo, Albenga et Gênes. Isaac accourut avec une armée de Grecs pour s'opposer au conquérant. La rencontre eut lieu non loin de Modène, sur les rives du Scutenna, aujourd'hui le Panaro. L'exarque fut vaincu ; huit mille de ses guerriers restèrent sur le champ de bataille (642) : une fuite précipitée le déroba lui-même à la mort. Il ne devait subir son châtiment définitif que dix-huit mois plus tard (644), dans les circonstances qui nous ont été décrites par le Liber Pontificalis.

 

3. Pendant que la puissance des Lombards se substituait ainsi en Italie à la domination impériale, Constantinople, gouvernée par un empereur de quinze ans, se donnait le luxe d'une nouvelle émeute.  Le césar Valentin, régent de Constant II, fut égorgé par la garde de son pupille (644). Sa mort laissait tout le pouvoir au jeune prince, ou plutôt aux intrigants qui en abusèrent sous son nom. Le patriarche Paul eut une large part d'influence ; il n'en profita que pour activer et étendre en Orient la propagande monothélite, et faire afficher l'ecthèse à la porte de toutes les églises. Le triomphe du monothélisme était devenu l'unique préoccupation des hommes d'état byzantins. Le patrice Grégoire, exarque d'Afrique, obéissant à la même pensée d'ambition qui venait d'être fatale à l'exarque de Ravenne, se déclara indépendant de l'empire et inaugura dans son gouvernement une royauté à son profit. Parmi tant de désastres, un événement qui pouvait être heureux pour Constantinople, signala cette année 644.

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon