L’empereur fratricide 1

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§ I. L’empereur fratricide.

 

   1. Vitalien, originaire de Signia 1 dans la province de Campanie, dit le Liber Pontificaiis, était fils d'Anastase. Il siégea quatorze ans et six mois. Selon la coutume, il envoya des apocrisiaires à Constantinople avec une lettre synodique pour notifier son ordination au très-pieux empereur. Les apocrisiaires reçurent un accueil favo­rable et obtinrent la confirmation des privilèges de l'église romaine. A leur retour, ils déposèrent sur le tombeau du bienheureux apôtre Pierre les riches offrandes faites par la munificence impériale, entre autres un évangéliaire recouvert d'or et de pierreries. Vitalien maintint dans toute leur vigueur les règles ecclésiastiques de la foi et de la discipline. Sous son pontificat, l'empereur Constant Auguste quittant la ville royale de Byzance, après avoir visité sur le littoral Athènes, Tarente, Bénévent, arriva à Naples dans l’indiction VIe (664). Le mercredi, cinquième jour du mois de juillet de la même indiction, il vint à Rome. L'« apostolique2» avec le clergé romain alla à sa rencontre jusqu'au sixième milliaire. L'empereur se rendit à pied à Saint-Pierre, il s'agenouilla à l'autel de la confes­sion et y fit une offrande. Le samedi suivant, il fit de même à la basilique de Sainte-Marie (Majeure). Le dimanche il vint à Saint-Pierre, escorté de son armée. Les clercs allèrent le recevoir processionnellement, tenant tous à la main des cierges allumés. Il dé­posa comme offrande, sur le maître-autel, son manteau impérial tissu de soie et d'or, et assista à la célébration de la messe. Le samedi de cette seconde semaine, il se rendit au Latran, où un festin lui fut donné dans la basilique Julia. Le dimanche, la station eut encore lieu à Saint-Pierre, où la messe fut célébrée; l'empe-

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1      Signia était une ancienne cité du pays des Herniques, à trente milles de Rome, sur la voie Lavieane.

2      C'est la première fois que nous rencontrons le titre d' « apostolique » sine addito, employé pour désigner un pape. Cette expression passa dans toutes les langues européennes et fut universellement adoptée au moyen
âge. Nos vieux chroniqueurs donnent au souverain pontife le nom d’Apostole, exprimant ainsi d'un seul mot la vérité théologique, suivant laquelle l'apôtre Pierre vit toujours dans la personne de ses successeurs.

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reur prit alors congé du pontife, n'ayant pas prolongé au delà de douze jours sa résidence à Rome. Ce temps lui suffit pour dépouiller la ville des objets d'art et autres ornements précieux, échappés au pillage des barbares. L'église de Sainte-Marie ad Martyres (Panthéon) perdit de la sorte les revêtements de bronze antique qui formaient sa toiture. Ce riche butin fut embarqué sur des na­vires et transporté à Syracuse, pour être, disait-on, expédié plus tard à Constantinople. L'empereur retourna à Naples, puis se rendit par la voie de terre à Reggio. Enfin il s'embarqua pour la Sicile, où il arriva dans l'indiction VIIe (603) et se fixa à Syracuse. Bientôt il fit peser sur les peuples de ce pays et sur les provinces de Calabre, de Sardaigne et d'Afrique une oppression telle qu'on n'en vit jamais de plus horrible. Les droits d'enregistrement (diagraphà), de cens, de navigation, portés à un taux exorbitant étaient exigés avec tant de rigueur qu'on incarcérait les débiteurs insolvables, enlevant les femmes à leurs époux, les fils à leurs pères, spoliant les saintes églises de Dieu, pillant les vases sacrés et les ornements des autels. Le désespoir était au comble. Peu après, le 13 juillet de l'indiction IXe (668), l'empereur fut assassiné pendant qu'il était au bain. «Mizitzès, proclamé par les légions «campées en Sicile, prit le sceptre et intronisa son usurpation. Des diverses contrées de l'Italie et de l'Afrique, de la Sardaigne, de l'Istrie et de la Campanie, des troupes marchèrent « contre le tyran, abordèrent à Syracuse, et avec l'aide de Dieu, «mirent à mort Mizitzès, dont la mémoire est restée maudite1. Sa « tête et celle des principaux complices de son attentat furent portées à Constantinople. Immédiatement après, les Sarrasins enva-hirent la Sicile, occupèrent Syracuse, et firent de toute la population un horrible massacre.  Le butin dont ils chargèrent leurs

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1 Nec dicendus Mezzetius. Cette formule d'exécration, fort usitée à cette époque, est remarquable. La plupart des grands scélérats qui ont épouvanté le monde cherchaient surtout dans le crime l'immortalité de leur nom. Depuis Erostrate jusqu'à nos modernes incendiaires, il en fut ainsi. Peut-être l'histoire a-t-elle été trop indulgente, en conservant ces noms maudits dans ses annales.

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« vaisseaux fut immense. Ils emportèrent à Alexandrie toutes les « richesses enlevées par Constant aux églises et aux monuments de Rome1. » Le pape Vitalien survécut quelques années à ces événe­ments. En quatre ordinations, il avait imposé les mains à vingt prêtres, un diacre et quatre-vingt-dix-sept évêques destinés à diverses églises. Il reçut la sépulture dans la basilique de saint Pierre le VI des calendes de février (27 janvier 672). Après lui le siège épiscopal resta vacant deux mois et treize jours 2. »

 

   2. Cette notice du Liber Pontificalis mérite de fixer l'attention à divers points de vue. Ses caractères d'authenticité intrinsèque sont remarquables. Ainsi le titre de « très-pieux empereurs, » donné ici sous la forme plurielle aux princes qui régnaient alors à Constantinople, ne saurait avoir été employé que par un auteur contem­porain. D'une part, Constant II, cet exécrable tyran dont la mé­moire est restée en horreur à tous les siècles, n'aurait jamais obtenu après sa mort l'épithète de « très-pieux. » Mais tant qu'il vécut, cette appellation honorifique faisait partie intégrante des titres officiels que les chancelleries décernaient aux empereurs chrétiens. La lettre qui lui fut adressée par saint Vitalien, lettre que d'ailleurs nous n'avons plus, devait certainement porter pour suscription : «Aux très-pieux empereurs. » D'autre part, la forme plurielle est pleinement justifiée par l'histoire : en effet, dès l'an 654, le fils aîné de Constant II avait été, sous le nom de Constantin, associé par son père à l'empire. Les deux jeunes princes Héraclius et Tibère, frères puinés de Constantin, ne reçu­rent qu'en 659 le titre de Césars. Lors donc qu'en 657 le nouveau pape notifiait son ordination à la cour de Byzance, deux empe­reurs, Constant II et Constantin, celui qui fut surnommé plus

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1. Tout le passage entre guillemets avait été, par quelque erreur de trans­cription, déplacé dans les manuscrits du Liber Pontificalis, et reporté au pon­tificat suivant. Nous le rétablissons ici à sa place chronologique, en faisant observer une fois de plus que si le Liber Pontificalis était, comme on l'a tant répété, l'œuvre d'Anastase le bibliothécaire, on n'y rencontrerait pas des interversions de cette nature, que l'œil le moins exercé signale tout d'abord et rétablit avec la même facilité.

2. Liber Pontifical., Nolit. lxxviii ; Pair, lat., tom. CXXXV11I, col. 776-778.

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tard Pogonat, régnaient officiellement. Les lettres de Vitalien de­vaient donc les mentionner tous deux en leur notifiant son « ordi­nation. » On comprend aussi la valeur du mot « ordination » em­ployé par le Liber Pontificalis. Le clergé romain n'avait point attendu la ratification impériale pour donner un chef à l'Église ; il ne la sollicitait même pas pour confirmer l'avènement du pon­tife, il se bornait à une simple notification. C'était tout ce qu'on pouvait accorder à un prince monothélite, qui avait fait mourir en exil le pape Martin et menacé Eugène I du même sort. Mais ici nous rencontrons pour ainsi dire sur le terrain, aux prises l'une avec l'autre, la perfidie byzantine et la sagesse pleine de mansué­tude des pontifes romains. Pour se faire une idée nette de la ligne de conduite suivie par les papes vis-à-vis des empereurs, durant la lutte acharnée du monothélisme, il faut se reporter au concile de Latran, où saint Martin avait tracé la direction adoptée inva­riablement par ses successeurs. On se rappelle que le nom de Constant II n'y fut point prononcé ; que le type, lu dans cette vénérable assemblée, avait été présenté non comme l'œuvre per­sonnelle de l'empereur, âgé seulement de dix-sept ans à cette époque, mais comme l'élucubration théologique du patriarche byzantin. Cette distinction, fondée d'ailleurs sur un précédent très-notable, celui de l'ecthèse désavouée plus tard par Héraclius, fut plusieurs fois invoquée par saint Maxime dans ses divers interrogatoires. Elle permettait d'épargner à Constant II une excommunication personnelle, un anathème nominatif. Dès lors les papes pouvaient correspondre avec le prince, conserver avec lui les relations ordinaires et, comme le fit Vitalien, le rece­voir à Rome ou célébrer en sa présence les saints mystères. Mais la situation n'était pas la même pour le patriarche de Constanti-nople, Pierre, nommément excommunié par le concile de Latran. Aussi saint Vitalien ne lui adressa pas de lettre synodique, il ne le fit point visiter par ses apocrisiaires, dont la mission se borna exclusivement à voir l'empereur, à lui remettre la dépêche officielle, à lui notifier l'avènement du nouveau pontife. La plupart des his­toriens,  pour n'avoir pas saisi nettement cette distinction, sont

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tombés en diverses méprises. Les uns supposent une rétractation quelconque faite par Constant II, lequel en réalité n'en fit jamais. D'autres incriminent la conduite de Vitalien qu'ils accusent de faiblesse, ou même de connivence coupable. La vérité est qu'en fait, Constant II n'étant pas excommunié, Vitalien n'eut point à le traiter comme tel. La mission des apocrisiaires à Constantinople est à elle seule la meilleure preuve de cet état de choses. Vitalien, en les accréditant, ne faisait que suivre l'exemple de saint Eugène I. Ni l'un ni l'autre de ces deux papes n'aurait songéà  légation de ce genre, sans la distinction fondamentale posée par le concile de Latran. Maintenant que les siècles ont mis une telle dis­tance entre nous et ces événements lointains, nous avons le droit de proclamer hautement l'admirable modération, l'incomparable sagesse de cette politique, ou plutôt de cette économie vraiment paternelle des souverains pontifes. Aucune trace de ressentiment, d'irritation, de passion humaine, en présence d'un empereur bourreau d'un pape et couvert du sang des martyrs. Nulle diplo­matie connue n'a jamais approché d'une longanimité aussi héroï­que. Telles sont pourtant les armes de la papauté. A chaque crise, elle semble vaincue, mais ses apparentes défaites sont les germes de ses plus beaux triomphes. Les fureurs patiemment supportées de Constant II préparaient le dévouement de Constantin son fils. Au persécuteur farouche succédera bientôt le protecteur recon­naissant et fidèle.

 

   3. Les visées de Constant II et de ses courtisans ne portaient pas si loin. Des motifs beaucoup moins élevés déterminaient leur politique. À chaque renouvellement de pontificat, l'empereur espérait un changement dans le dogme. Cette illusion est com­mune à tous les souverains qui ont prétendu, n'importe en quel siècle, peser sur les décisions de l'Église et des papes. Elle explique le favorable accueil fait aux apocrisiaires de Vitalien. La con­firmation des privilèges de l'église romaine, obtenue par eux et mentionnée au Liber Pontificalis, consista dans le rétablis­sement sur les diptyques byzantins du nom du pape. Depuis Honorius, aucun des souverains pontifes n'y avait plus figuré.

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   Le nom de Vitalien renoua la chaîne interrompue, ainsi qu'il résulte du témoignage exprès de Constantin Pogonat dans une lettre adressée plus tard au pape Donus1. La cour de Byzance ne chercha point à séduire les apocrisiaires. Ce moyen, employé deux fois déjà près des légats d'Eugène I et de saint Martin, n'avait en léfinitive rien produit de ce qu'on s'en promettait. Il valait donc mieux laisser croire à une entente parfaite entre l'église romaine et celle de Constantinople. Le patriarche Pierre entra lui-même dans cette voie. Vitalien ne lui avait pas écrit, Pierre voulut se donner l’honneur de lui répondre. Le fait nous est attesté par les actes du Ie concile général. On y fit lecture de sa lettre au pape Vitalien I de sainte mémoire. » Elle commençait par ces mots : « Les rescrits de votre béatitude ont rempli notre âme d'une joie toute spiituelle. » Malheureusement les actes ne reproduisent que cette phrase. Ils ajoutent seulement qu'après la lecture de la pièce intégrale, il fut constaté que son auteur, tout en dissimulant de son aieux l'erreur monothélite, altérait et tronquait les textes des saints Pères pour les plier à la doctrine d'une seule volonté et l'une seule opération en Jésus-Christ2. On ne voit pas que Vitalien ait répondu à cet artificieux patriarche. Ainsi toujours la même hypocrisie, les mêmes falsifications de la part des Grecs. Ce qu'ils ne pouvaient emporter de haute lutte, ils le poursuivaient par de perfides caresses; aux preuves qui leur faisaient défaut, ils suppléaient par l'altération» des textes. L'heure de la vengeance divine approchait.


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   4. Le règne de Constant II n'avait été qu'une série de cruautés à l'intérieur et  de  défaites au dehors. En 635, le gouverneur musulman de Syrie, Moaviah, dont nous avons déjà raconté les exploits antérieurs 3, avait anéanti la flotte grecque dans un ombat naval livré sur les côtes de Lycie, en vue du mont Olympe. L'empereur commandait en personne. Il dut son salut au dévoue­ment d'un héroïque soldat, lequel, pour tromper les Sarrasins, se

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1. Patr. lat., tom. LXXXVII, col. 1152, D. Cf. Bencini, In Libr. Pontifical, htœ; Patr. lat., tom. CXXVI1I, col. 783.— 2. Labbe, Collect. Conc, tom. VI, ol. 961. — 3. Cf. chap. i de ce volume, pag. 12.

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couvrit du manteau de pourpre de Constant II, et se fit tuer à sa place. La ruine de Byzance paraissait inévitable. La flotte musulmane cinglait vers la Corne d'or, pendant qu'une armée sous les ordres de Moaviah s'avançait par la Cappadoce, et entrait sans coup férir à Césarée. La mort du calife Othman, assassiné à Médine par les émirs révoltés (656), délivra inopinément Constantinople. Ali, gendre du prophète, fut proclamé calife par les meurtriers d'Othman ; mais la célèbre Aïscha, veuve de Mahomet, toujours ambitieuse et tou­jours puissante, se déclara, à la tête d'un parti nombreux, pour le vainqueur du mont Olympe, Moaviah. Celui-ci rassembla toutes les forces dont il pouvait disposer, même les garnisons, qui avaient jusque-là occupé la Sicile, et se porta en toute hâte sur Médine, afin d'y soutenir son élection. Dans l'espace de trois mois, les historiens musulmans affirment qu'il se livra quatre-vingt-dix batailles. A la journée dite du Chameau, Aïscha, montée sur un de ces dromadaires, combattit aux premiers rangs. Dix-sept mille de ses défenseurs tombèrent à ses côtés; elle-même fut prise et con­duite à Ali. Mais le respect des Ismaélites environna dans les fers la femme chérie du prophète; elle finit ses jours à Médine, tellement vénérée que, captive, elle semblait commander encore. Moaviah rétablit bientôt l'équilibre rompu par cette défaite : il finit par triompher entièrement de toutes les résistances. Ali fut assassiné dans la mosquée de Cufa. Son fils Hasan, un instant reconnu pour calife par les Arabes, mourut empoisonné. Moaviah demeura pai­sible possesseur du sceptre et de l'encensoir, réunissant le double pouvoir spirituel et temporel accordé par l'Islam à ses monarques, ce rêve que Constant II poursuivait inutilement à Constantinople. La dynastie musulmane des Ommyades, ainsi appelée du nom patronymique de Moaviah, petit-fils d'Ommyas, inaugurait par cette série de victoires et de crimes un pouvoir qui devait subsister près d'un siècle. Moaviah cessa d'habiter Médine, et transporta à Damas le siège de son nouvel empire (656), Après une secousse aussi violente, l'islamisme avait besoin de reprendre haleine pour continuer sa guerre de conquêtes. Le calife se préoccupa d'abord de discipline intérieure et de réformes religieuses. Le Coran avait

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déjà donné naissance à tant de commentaires, de versions et d'in­terprétations différentes, que le tout formait la charge de deux cents chameaux. Moaviah rassembla les muftis et les docteurs de l'Islam pour faire un choix parmi ces rapsodies sans nombre. On ne conserva que six volumes, connus sous le nom de Sonna. Le reste fut impitoyablement jeté au fleuve 1. Le législateur espérait de la sorte éteindre toutes les controverses. Il se trompait. Les six livres de la Sonna fournirent un nouveau thème aux disputes opiniâtres de soixante-douze sectes, dont deux existent et se com­battent encore de nos jours. L'une, celle d'Omar, domine chez les Turcs; l'autre, celle d'Ali, règne chez les Persans, les Tartares et les Indiens.

 

   5. Constant II s'était hâté de conclure avec Moaviah une paix que  celui-ci avait tout intérêt à ne point refuser (659). Après une expédition dans le pays des Slaves où le vaincu du mont Olympe pro-mena sans danger le pillage et l'incendie, il songeait à reprendre plus vigoureusement que jamais la lutte contre l'orthodoxie ro­maine, lorsque le terrain manqua tout à coup sous ses pieds. On se rappelle que Constantin III son père avait laissé en mourant un autre fils en bas âge nommé Théodose 2. Ce jeune prince avait à la couronne les mêmes droits que Constant II, et dans un siècle où l'on voyait fréquemment trois et même quatre empereurs régner simultanément, la compétition de Théodose pouvait susciter les plus sérieux embarras. Le patriarche monothélite, Paul, trouva un moyen simple de trancher la difficulté. Il ne lui en coûta qu'un sacrilège, mais sa conscience était depuis longtemps familiarisée avec de tels crimes. Théodose fut engagé de force dans la cléricature, et Paul ne rougit pas de l'ordonner diacre. Les sympathies populaires suivirent le jeune prince dans sa disgrâce. On le voyait aux cérémonies solennelles remplir son ministère de diacre, et en cette qualité porter au trône où siégeait son frère le calice et la

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1. Le Barady, qui arrose la ville de Damas.

2. Cf. tom. XV de cette Histoire, pag. 569, où nous signalons au lecteur une faute de typographie, qui donne à ce jeune prince le nom de Théodore, au lieu de Théodose.

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patène contenant le corps et le sang de Jésus-Christ. Le patriarche n'officiait jamais pontificalement sans se faire assister par Théodose. Le malheureux prince, voué malgré lui à des fonctions sacrées, ne trahit jamais cependant ni sa conscience ni les devoirs de son ministère. Seulement il ne cachait pas son horreur pour le monothélisme. L'exil du pape saint Martin, les tortures infligées à saint Maxime et aux deux Anastase, avaient soulevé l'indignation uni­verselle. Théodose la partageait. Constant eut la barbarie de le faire massacrer sous ses yeux. Quinze jours auparavant à Sainte-Sophie, il avait publiquement reçu la communion de la main de ce frère dont il versait aujourd'hui le sang (659). Un cri d'horreur re­tentit alors dans cette ville de Byzance, habituée pourtant à tous les forfaits. Le patriarche Pierre, soupçonné non sans raison peut-être de complicité dans le crime, était chargé de malédictions. Il mourut quelques mois après (660), laissant une mémoire si uni­versellement exécrée, que le clergé byzantin dut renoncer à lui donner pour successeur un monothélite. Il fit choix d'un prêtre orthodoxe, nommé Thomas, dont le premier soin fut de solliciter du pape des lettres de communion. Depuis son fratricide, Cons­tant II eut véritablement le sort de Caïn. Le spectre ensanglanté de Théodose le poursuivait jour et nuit, tenant d'une main une torche enflammée, de l'autre un calice plein de sang. Le fantôme le présentait aux lèvres du meurtrier et lui disait : « Bois, mon frère !» L'apparition vengeresse ne lui laissait pas un instant de repos. A ces terribles visions se joignirent bientôt les cris de mort que la foule répétait chaque fois qu'il paraissait en public. On lui demandait compte non pas seulement du sang de Théodose, mais du martyre de tant de nobles victimes immolées à ses fureurs. Le séjour de Constantinople lui devint insupportable. Il rêvait de fuir au bout du monde, mais le remords ne devait plus lâcher sa proie ; on prétend que le spectre de Théodose le poursuivit sans relâche jusqu'à sa mort.

 

6. Ce fut au conseil impérial de Byzance une séance curieuse que celle où, manifestant le dessein de transférer la capitale de l'empire et de la reporter à Rome, Constant II déclara « qu'il préférait la

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mère à la fille, Rome à Constantinople, l'Europe à l'Asie.»— «Il est temps, ajoutait-il, de faire rentrer l'Occident sous nos lois, et de chasser d'Italie les oppresseurs lombards. » Tous les sénateurs, les patrices, les consulaires établis dans leurs palais du Bosphore avec un luxe que la vieille Rome ne connaissait plus depuis longtemps, frémirent à la pensée de rester seuls, sans armée, sans influence ni pouvoir politique, en face des musulmans plus terribles pour eux que les Lombards. Tels étaient cependant le servilisme et la lâcheté des caractères, que nul n'osa prendre la parole pour combattre une résolution que tous déploraient. D'immenses préparatifs furent ordonnés ; de toutes parts on fit venir des vaisseaux pour remplacer la flotte détruite par Moaviah. Tout ce qu'on put réunir de soldats y fut embarqué. Vers la fin de l'année 662, tout était prêt pour le départ. Le trésor impérial fut porté secrètement à bord; l'empereur lui-même l'accompagnait. Il n'attendait plus pour lever l'ancre que l'arrivée de l'impératrice et de ses trois fils Constantin, Tibère et Héraclius. Mais le peuple de Byzance, sou­levé par les sénateurs et les officiers du palais, retint de force ces augustes personnages. L'on ne voulait pas que Constantinople fût décapitalisée, suivant une expression devenue vulgaire de nos jours. Debout sur le pont du navire qui devait le mener aux bords du Tibre, Constant II entendait les cris de l'émeute. « A mort le tyran ! » répétaient tous les échos. « Vive Constantin, vivent les princes, vive l'impératrice! » Désespéré, furieux, dans sa rage impuissante il tourna une dernière fois la tête du côté de Constan­tinople, cracha dans sa direction en signe de mépris, et fit mettre à la voile. Tel fut l'adieu que, dans sa stupide folie, le bourreau du pape saint Martin, de saint Maxime et des deux Anastase, l'empe­reur fratricide dirigeait vers sa ville natale. Son éloignement fut salué par les acclamations enthousiastes de la foule. Rien n'était changé à Constantinople : il n'y avait qu'un monstre de moins. La saison trop avancée ne permit pas à la flotte qui emportait l'odieux César et sa fortune de tenir longtemps la mer. Il fallut relâcher à Athènes. Durant l'hiver qu'il y passa, Constant II eut le loisir de songer à ses futures conquêtes. Il se promettait d'étouffer

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ses remords à force de victoires, de chasser avec les lauriers cueillis en Occident le fantôme de Théodose. Dès les premiers jours du printemps (663), la flotte cingla pour l'Italie.

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