Darras 4-2

N.B. Je passe sous silence la période où les factions juives et érangères, laïques ou sacerdotales, se livrèrent à une guerre pour le pouvoir dans une grande mare de sang (page 6 à 195).

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P195                 SECONDE PARTIE

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PREMIERE EPOQUE.

 

DEPUIS JÉSUS-CHRIST JUSQU'A LA CONVERSION DE CONSTANTIN LE GRAND (AN 1-312).

ÈRE ÉVANGÉLlQUE(l-33).

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CHAPITRE PREMIER.

 

L'ÉVANGILE ET LE RATIONALISME MODERNE.

 

SOMMAIRE.

 

§ I. LA BONNE NOUVELLE.

1. In principio erat Verbum. — 2. Divinité de la doctrine du Verbe fait chair. — 8. La bonne nouvelle. — 4. L'In principio du rationaliame. — 5. Une page de Platon. — 6. Supériorité de l'Évangile. — 7. La révélation évangélique est un acte, en même temps qu'une doctrine. — 8. Un mot de saint Athanase. — 9. Miracles permanents de l'Évangile. — 10. Miracle de la conversion du monde païen. — 11. Miracle de conversion sociale par l'Évangile. — 12. Miracle de conversion individuelle par l'Evangile. — 13. Jésus-Christ toujours vivant. — 14. L'Evangile toujours vivant.

 

§ 11. L'ÉVANGILE DU RATIONALISME.

 

15. La révélation évangélique et le libre arbitre de la conscience humaine. — 16. L'Évangile selon le rationalisme. Premières années de la vie de Jésus-Christ. — 17. Le Jésus des rationalistes en Galilée. — 18. Le Jésus des rationalistes à Jérusalem. Invention posthume de l'Eucharistie. — 19. Dernière

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p196 HISTOIRE DE L'ÉGLISE. — lre ÉPOQUE (AN 1-312).

année du Jésus des rationalistes. Démence caractérisée. — 20. Pseudo-résurrection de Lazare. Mort du Jésus des rationalistes. Sa non-résurrection. — 2l. Le Jésus des rationalistes n'est ni Dieu, ni homme, ni même un héros de roman acceptable. — 22. Le Jésus du rationalisme adoré par son auteur. - 83. Base historique et philologique du système rationaliste. — 24. Saint Papias.— 25. Les Logia de saint Matthieu. — 26. Texte intégral de saint Papias. 27. Sens réel du mot Logia.

 

§ III JÉSUS-CHRIST.

28. Pauvreté du programme rationaliste. — 29. Le nom de Jésus-Christ. Le Christ dans le monde antique. — 30. Le Christ dans le Testament ancien. 31. Le Christ dans les prophéties. — 32. Impossibilité d'une usurpation du rôle messianique. — 33. Jésus, Sauveur aujourd'hui. — 34, Jésus, Sauveur dans l'histoire moderne. — 35. Jésus, Sauveur, en face du paganisme. Ce qu'il faudrait renverser, avant d'atteindre la divinité de Jésus-Christ.

 

N.B. Je passe sous silence les pages 196 à 215 qui ressemblent à une pièce d’éloquence à la Bossuet.

Il y a ensuite le vomis de Renan (pages 215 à 231).

 

N.B. Début du vomissement de Renan)

 

§ II. L’Évangile du rationalisme.

 

  15. Ici, il nous faut entrer, non sans une émotion douloureuse et une pitié profonde dans l’ordre complet d'argumentation qui nous

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P215 GHAP. I. —l'Évangile du rationalisme. 215

est imposé par un récent effort de l'exégèse rationaliste. Toutes les lumières du Verbe incarné; toutes les merveilles de l'Evangile ont été, par un tempérament divin, tellement ménagées dans leur rayonnement sur le monde, qu'elles sollicitent la foi sans la contraindre. Le respect avec lequel, dans la première révélation, Dieu avait traité le libre arbitre de l'homme 1, se retrouve, plus admirablement encore, dans la manifestation chrétienne. Le Verbe s'est fait chair, et il a pu être méconnu de l'homme; c'est là, nous semble-t-il, un nouvel et incontestable miracle, dans une telle série de prodiges. Car, enfin, si le système planétaire gravite nécessairement autour de notre soleil, comprenez-vous que le Soleil des intelligences, le Verbe de Dieu, ait pu descendre dans les profondeurs de nos ténèbres humaines, sans que tontes les obscurités fussent absorbées par son immense éclat? Et cependant, s'il en était ainsi, si l'adhésion n'était pas libre, si l'intelligence ne restait pas maîtresse d'accepter ou de repousser la lumière, l'homme serait subjugué par une loi fatale; la responsabilité et le mérite de ses actes auraient disparu. Voilà pourquoi, dans le plan divin de l'Incarnation, la splendeur du Verbe s'efface, comme dans la crainte de trop envahir. Voilà pourquoi le miracle permanent de l'Évangile restera toujours en face d'une perpétuelle négation. Jésus-Christ pouvait naitre et continuer à vivre, parmi les hommes, dans des conditions et sous une forme telles que le Dieu, partout présent et partout reconnu, eût écrasé la conscience humaine, sous le rayon de sa gloire. La claire vue remplacerait la foi; l'activité des intelligences s'éteindrait dans une contemplation inerte; l’homme n'aurait plus rien à conquérir; il serait conquis, mais annulé. Qu'on se figure, dans cette hypothèse, un écrivain méditant d'apprendre au monde que Jésus-Christ n'est pas Dieu. Avant même que la négation se fût nettement formulée à l'esprit de l'auteur, la vision divine, dans son appareil formidable, aurait terrassé l'audacieux, et foudroyé la révolte à sa naissance. Mais le Dieu qui voulut naitre dans une étable et mourir sur une croix, voilant sa majesté sous les langes

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1. Voir tom. 1 de cette Histoire. ==============================================

p216 HISTOIRE DE L'ÉGLISE. —lre ÉPOQUE (an 1-3I2).

de l'enfance et l’ignominie du supplice, n'a pas cessé et ne cessera point, jusqu'à la consommation des siècles, d'être un signe de contradiction, élevé pour la ruine ou la résurrection volontaire des multitudes. S'il naît chaque jour dans les âmes saintes, il meurt chaque jour sous la main des bourreaux, redisant sa prière divine: «Père, pardonnez-leur, car ils ne savent ce qu'ils font!» Nous aurons donc le courage d'entendre les sceptiques dénégations qui viennent de s'élever contre le Dieu du Calvaire. Sans doute, il est pénible de rencontrer, à chaque page du récit évangélique, la trace de ces modernes souillures. Toutefois, dans la situation qui nous est faite, il n'y a rien de nouveau. Au sortir du Cénacle, Pierre, prenant la parole, disait à la foule: «Hommes d'Israël, le Jésus que vous avez mis à mort par la main des impies, il est ressuscité, c'est votre Dieu!» Notre langage aura quelque chose d'analogue: Hommes du dix-neuvième siècle, dirons-nous, le Jésus dont vous croyez avoir anéanti la divinité, il est vivant, c'est votre Dieu! Pour le prouver, il ne faudra pas d'autres témoins que vous-mêmes. Allons ensemble visiter le tombeau où vous l'avez enseveli. Ouvrons l'Évangile des rationalistes.

  16. «Jésus, disent-ils, naquit à Nazareth, petite ville de Galilée, qui n'eut avant lui aucune célébrité 1. L'origine de sa famille est inconnue 2. On sait seulement que son père, Joseph, et sa mère, Marie, étaient des gens de médiocre condition, vivant de leur travail, dans cet état, si commun en Orient, qui n'est ni l'aisance, ni la misère 3. Il était l'aîné d'une nombreuse famille 4, mais ses frères et ses sœurs le détestèrent toujours, et il le leur rendit 5. Il apprit à lire et à écrire 6, cependant il ne sut jamais ni l'hébreu 7, ni le grec 8, ni le latin9. Né au sein du judaïsme, les diverses écoles juives lui furent inconnues 10. Il n'eut aucune idée de la puissance romaine 11, ni de l'état général du monde 12; le nom seul de César parvint jusqu'à lui 13. La cour des rois lui apparaît comme un lieu où les gens ont de beaux habits14. C'était un jeune villageois, qui voit le monde à

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1. E.Renan,Vie de Jésus,3eédit.,pag.19.—»P,22.—3P.22.—*P.23.— • Pag. 42. — 6 P. 19, _ 7 p. 19. _ 8 p. 32. _ 9 p. 33. _ 10 p. 34. _ 11 p. 38^ — 12 P. 38. — 1»

3 P. 38. — 14 P. 39.

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P217 CHAP. I. —l'Évangile du rationalisme.

travers le prisme de sa naïveté 1. Mais il était en révolte ouverte contre l'autorité paternelle 2; il était dur pour sa mère et pour sa famille 3, et foulait aux pieds tout ce qui est de l'homme: le sang, l'amour, la patrie 4. Il était charpentier, comme son père 5; il croyait au diable 6; mais, à trente ans, il ne savait pas encore le secret de sa destinée7. Cependant un charme infini s'exhalait de sa personne, il avait sans doute une de ces ravissantes figures, qui apparaissent quelque fois dans la race juive 8. — Une sorte de yogui de l'Inde, assez ressemblant aux gourous du Brahmanisme 10, un certain lohanan ou Jean, vêtu de peaux ou d'étoffes de poil de chameau, mangeant des sauterelles et du miel sauvage 11, au désert, en compagnie des chacals 12, s'était mis à baptiser sur les bords du Jourdain 13. La foule y courait, on se serait cru transporté sur les rives du Gange 14. Jésus y vint et fut baptisé. L'ascète et lui luttèrent en public de prévenances réciproques 15; ce fut pour Jésus un trait de lumière; il baptisa à son tour, et son baptême fut fort recherché 16. Cette influenre fut pourtant plus fâcheuse qu'utile à Jésus 17, elle l'entraînait dans une déviation regrettable 18, qui fut heureusement de courte durée 19. Jean fut arrêté par ordre du tétrarque Antipas 20 et Jésus se retira quarante jours au désert, sans autre compagnie que les bêtes sauvages 21.»

  17. «Il en sortit révolutionnaire fougueux 22, anarchiste tel que le pouvait être un homme qui n'a aucune idée du gouvernement civil 23, annonçant à ses disciples des démêlés avec la police, sans songer un moment qu'il y ait là matière à rougir 24, essayant de réaliser sur la terre un idéal chimérique 25, un fantastique royaume de Dieu, qui était en réalité l'avènement des pauvres, l'anéantissement de la richesse et du pouvoir 26. Avec une douzaine de pêcheurs 27, et quelques femmes qui se disputaient le plaisir de l'écouter et de le soigner tour à tour 28, entre autres, Marie de Magdala, personne fort exaltée, atteinte de maladies nerveuses, organisa-

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1.E.Renan, Vie de Jésus,pag.40.—2.P.42.—3.P.42.—4.P.43.—5. P.72. —6.P.41.—7.J P.94.—sP.80.—9P.95.—8.P.98.—9.P.95.—i«P.67. —10.P. 100. —11. P. 95. —15 p. 105. —16. P. 105. -17.P. 115. —18 P. 109 et 113. — 19 Ibid. —20 p, 111. _i21.p. 113. — 22 p. 115. _23.p. 127. _ 24. p. 127. —25.P. 286. —26. p. 127. —27.p. 149-153. —28. P. 151. —29.P. 151.

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p218 HISTOIRE DE L'ÉGLISE. —lre ÉPOQUE (an 1-3I2).

tion troublée que Jésus calma par sa beauté douce et pure1, et qu'il aimait à cause de sa langueur 2, Jésus parcourut la Galilée. On l'admirait; on le choyait; on trouvait qui'il parlait bien, que ses raisons étaient convaincantes 3. Ces bons Galiléens n'avaient jamais entendu une parole aussi accommodée à leur imagination riante 4. Il ne fuyait pas la joie, il allait volontiers aux divertissements des mariages. Un de ses miracles fut fait pour égayer une noce de petite ville. Il se plaisait au va et vient des lampes, que les paranymphes promènent, le soir, en Orient, et qui font un effet fort agréable 5. Sa douce gaieté s'exprimait sans cesse par des reflexions vives, et d'aimables plaisanteries 6. Il avait particulièrement l'esprit de jouer avec grâce sur les mots7. Les femmes et les enfants l'adoraient 8, lui décernant de petites ovations, auxquelles il se plaisait fort, et des titres qu'il n'eût osé prendre lui-même 9. Sa vie était une fête perpétuelle 10, un scandale pour les austères disciples de Jean 11, un sanglant outrage pour les hommes faisant profession de gravité et d'une morale rigide 12. Il affectait de s'entourer de gens de vie équivoque et de peu de considération 13, risquant de rencontrer la mauvaise société, dans des maisons mal famées 14. Nul souci des jeûnes 15; il se contentait de prier ou plutôt de méditer sur les montagnes 16. Jamais on n'a été moins prêtre que ne le fut Jésus 17; aucune pratique religieuse 18, rien de sacerdotal 19: mais une profonde horreur pour les dévots 20. Comme principe social, le communisme 21 avec ses accessoires: la haine du riche qui dine bien, tandis que d'autres à sa porte dînent mal 22, la destruction de la propriété 23. La première condition pour être disciple de Jésus était de réaliser sa fortune et d'en donner le prix aux pauvres, c'est-à-dire à la communauté dont Jésus était le chef. Les înconvénients de ce régime ne tardèrent pas à se faire sentir. Il fallait un trésorier. On choisit Juda de Kérioth, lequel, à tort ou à raison, fut accusé de voler la caisse 24. Ce détail insignifiant, n'en-

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1.E.Renan,Vie de Jésus,psig.152.—2. P.342.—3P.139.—4. P.139.— 5. P. 188. —6. P. 199. —7. P. 150. —8. P.. 191. —9. P. 191, 192. —10. p. 190. — 11.P. 196. —12. P. 188. —13. p. 188. —14 P. 161. —15. P. 224. —»16. p. 87. _ 17. P. 89. — 18. P. 225. — 19. P..224. — 20. 224. — 21. P. 178. — 22. P. 175.—23.. 172. —24 P.178

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P219  CHAP. I. —L'ÉVANGILE DU RATIONALISME. 219

trava pas alors les succès de Jésus. Le jeune démocrate était surtout blessé des honneurs dont on entourait la personne des souverains 1, ce qui ne l'empêchait pas d'être tenté de le devenir 2, mais sa belle nature le sauva de cette erreur 3. Rien de précisément nouveau, du reste, dans sa doctrine 4. Nulle théologie, nul symbole, nulle trace d'une morale appliquée, ni d'un droit canonique tant soit peu défini 5. Ses affirmations perpétuelles de lui-même avaient quelque chose de fastidieux 6. Il recherchait les malentendus et les prolongeait à dessein 7. On cite pourtant de lui deux mots remarquables: «Rendez à César ce qui est à César,» mot profond, d'un spiritualisme et d'une justesse merveilleuse, qui a fondé la séparation du spirituel et du temporel, et a posé les bases du vrai libéralisme et de la vraie civilisation 8. Il ne faut pas toutefois dissimuler qu'une telle doctrine avait ses dangers. Etablir en principe que le signe pour reconnaître le pouvoir légitime est de regarder la monnaie; proclamer que l'homme parfait paie l'impôt par dédain et, sans discuter, c'était favoriser toutes les tyrannies. Le christianisme, en ce sens, a beaucoup contribué à affaiblir le sentiment du citoyen et à livrer le monde au pouvoir absolu des faits acccomplis 9. L'autre parole remarquable de Jésus est celle-ci: «L'heure est venue où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité.» Le jour où il prononça cette parole, il fut vraiment le Fils de Dieu; il dit pour la première fois le mot sur lequel reposera l'édifice de la religion éternelle. L'homme n'a pu s'y tenir, car on n'atteint l’idéal qu'un moment 10. Outre ces deux mots sublimes, Jésus enrichit la littérature judaïque d'un genre délicieux, jusqu'alors sans précédent: la parabole, dans laquelle il excellait; c'est lui qui l'a créée 11. Pourtant, ce genre existait, dans Israël, dès le temps des Juges 12, et d'ailleurs on trouve, dans les livres bouddhiques, des paraboles exactement du même ton et de la même facture que les paraboles évangéliques 13. La multitude ne se lassait pas d'entendre Jésus, et le suivait même au désert. Grâce à une

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1. E.Renan, Vie de Jésus,pag.228.—2.  P.la20.—3.p.120.—4.P.280.— 5.P.297.—6.P.315.—•7. P.345,—8.P.348.-9.e.122.—10. P.234,2I35.-* 11.. 167. — '12.P. 167 note. — 13.P. 168.

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P220 HISTOIRE DE L'ÉGLISE. —lre ÉPOQUE (an 1-3I2).

 

extrême frugalité, la troupe sainte y vivait. On crut naturellement voir en cela des miracles 1. Mais Jésus n'en fit jamais 2. Il croyait cependant aux miracles, car il n'avait pas la moindre idée d'un ordre naturel réglé par des lois 3. Aussi était-il un exorciste expert dans tous les secrets de l'art 4, un peu sorcier 5, un peu magnétiseur 6, un peu spirite 7. Du reste, on lui imposa sa réputation de thaumaturge; il n'y résista pas beaucoup, mais il ne fit rien non plus pour y aider; il sentait la vanité de l'opinion à cet égard 8. Les actes d’illusion et de folie tiennent une grande place dans la vie de Jésus 9.» 

  18. « Après ses excursions idylliques 10 en Galilée, où il se servait d'une mule, monture, en Orient, si bonne et si sûre, dont le grand œil noir, ombragé de longs cils, a beaucoup de douceur 11, le jeune Démocrate se rendit à Jérusalem 12. Il y perdit sa gaieté, son repos et tous ses précédents succès 13. Provincial, admiré de provinciaux, comme lui, il fut mal accueilli de l'aristocratie de la capitale 14. Dès lors, il se jeta dans une politique exaltée 15; il fonda l'école du dédain transcendant 16. La loi de Moïse sera abolie, c'est lui qui l'abolira. Le Messie est venu; c'est lui qui l'est. Ce qui, chez d'autres, serait un orgueil insupportable, ne doit pas chez lui être traité d'attentat 17. 11 se dit hautement le Fils de Dieu 18; mais, c'est là une équivoque, qui du reste lui coûtera la vie 19. Dans sa poétique conception de la nature, un seul souffle pénètre l'univers. Le souffle de l’homme est celui de Dieu; Dieu habite en l'homme, vit par l'homme, de même que l'homme habite en Dieu, vit par Dieu 20. Ainsi Jésus était panthéiste, mais ce fut sans le savoir; car il ne faut demander ici ni logique, ni conséquence 21. Jésus n'eut jamais une notion claire de sa personnalité 22. Le besoin qu’il avait de crédit et l'enthousiasme de ses disciples entassaient les notions les plus contradictoires 23. C'est avec des mensonges qu'on agit sur

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1 E. Renan, Vie de Jésus, pag. 199. — 2. p. 255-269. — 3.  P. 257. —4. P. 263. — 5 p. 267. — 6. P. 265. — 7. P. 259. — 8. P. 265. — 9. P. 266. — 10. P. 68. — 11. P. 190. —12. P. 336. —13. p. 337-340. —14.  P. 344. —15.  P. 236. —16. if,id. — 17. P. 237. —18. P. 243, 244. —19. P. 404. —20. P. 243, 244. —21. P. 251. —22., 244, —23. P. 251.

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P221 CHAP. 1. —l'Évangile du rationalisme. 22i

l'humanité 1. Par exemple: quand Jésus fut mort, la forme sous laquelle il apparaissait au pieux souvenir de ses disciples, était celle d'un banquet mystique, tenant lui-même le pain, le bénissant, le rompant et le présentant aux convives. Il est probable que c'était là une des habitudes de sa vie 2, et qu'à ce moment il était particulièrement aimable et attendri 3. Les repas étaient devenus, pour la communauté naissante, pour la troupe joyeuse et vagabonde 4, un des moments les plus doux 5. Or, Jésus était à la fois très-idéaliste dans les conceptions et très-matérialiste dans l'expression. Voulant rendre cette pensée que le croyant ne vit que de lui, il disait à ses disciples: «Je suis votre nourriture,» phrase qui, tournée en style figuré, devenait: «Ma chair est votre chair, mon sang est votre breuvage 6» Les disciples ne soupçonnèrent jamais la finesse. Après avoir, durant des années, vécu de lui, ils le virent toujours tenant le pain, puis le calice, entre ses mains saintes et vénérables, et s'offrant lui-même à eux. Ce fut lui que l'on mangea et que l'on but 7. Jésus n'en saurait être responsable; mais ce qui est directement son fait, c'est qu'à la dernière période de sa vie, il dépassa toute mesure 8.»

  19. «Une ardeur étrange animait ses discours 9. Il était pour les siens d'une rigueur extrême, ne voulant pas d'à peu près 10. Ses exigences n'avaient plus de bornes 11. Dans ses actas, il allait jusqu’à supprimer la chair 12. Géant sombre 13, méprisant les saines limites de la nature, il voulait qu'on n'existât que pour lui, qu'on n'aimât que lui seul 14. Il osait dire: «Si quelqu'un veut être mon disciple, qu'il renonce à lui-même et me suive 15.» C'était comme un feu, dévorant la vie à sa racine, et réduisant tout à un affreux désert 16. Entraîné par cette effrayante progression d'enthousiasme, commandé par les nécessités d'une prédication de plus en plus exaltée, il n'était plus libre, il appartenait à son rôle 17. Parfois on eût dit que sa raison se troublait. Ses disciples, par moments, le

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1. E. Renan, Vie de Jésus, pag. 233. — 2. P. 302. — 3. P. 302. — 4. P. 167. —5. P. 303. — 6. P. 304. — 7. P. 305. — 8. P. 313. — 9. P. 311. — 10. P. 310. — 11 P. 312. — 12. P. 312. — 13. p. 312. _ 14. p. 310. — 15. P. 313. — »« P. 313. —17. P. 318.

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p222 HISTOIRE DE L'ÉGLISE. —lre ÉPOQUE (an 1-3I2).

crurent fou; ses ennemis le déclarèrent seulement possédé 1. Il s’aigrissait devant l'incrédulité même la moins agressive 2. Sa mauvaise humeur contre toute résistance l’entraînait à des actes inexplicables et absurdes 3. La passion, qui était au fond de son caractère, l'entraînait aux plus vives invectives 4. Sa lutte au nom de l'idéal contre la réalité devenait insoutenable 5. L’obstacle l’irritait; sa notion de fils de Dieu s'exagérait 6, et lui donnait le vertige 7; on est tenté de croire que, voyant, dans sa propre mort, un moyen de fonder son royaume, il conçut, de propos délibéré, le dessein de se faire tuer 8. Ses jours s'écoulaient, dans la dispute et l'aigreur au milieu d'ennuyeuses controverses, pour lesquelles sa grande élévation morale lui créait une sorte d'infériorité 9. En effet, son argumentation, jugée d'après les règles de la logique aristotélicienne, est très-faible 10. Mais il se vengeait par d'exquises moqueries. Ses malignes provocations frappaient toujours au cœur. Stigmates éternels, elles sont restées dans la plaie. Chefs-d'œuvre de haute raillerie, ses traits se sont inscrits, en lignes de feu, sur la chair de l'hypocrite et du faux dévot. Un dieu seul peut tuer de la sorte. Molière ne fait qu'effleurer la peau. Celui-ci porte jusqu'au fond des os le feu et la rage 11. Mais il était juste aussi que ce grand maître en ironie payât de la vie son triomphe 12. Malgré l'approbation du mendiant Bartimée, qui lui fît un jour beaucoup de plaisir, en l'appelant obstinément fils de David 13, les discussions irritantes que Jésus soulevait, finissaient régulièrement par des orages 14. Sa mauvaise humeur contre le Temple, qu'il avait toujours détesté 15, lui inspira un mot imprudent, qui figura parmi les considérants de son arrêt de mort 16. Les Pharisiens lui jetaient des pierres, en quoi ils ne faisaient qu'exécuter un article de la loi, ordonnant de lapider, sans l'entendre, un prophète, même thaumaturge, qui détournerait le peuple du vieux culte 17. Il était temps que la mort vint dénouer une situation tendue à l'excès 18.

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1. E. Renan, Vie de Jésus, pag. 318. —2. P. 325. —3. P. 319—4. P. 316. – 5.P. 319. — 6. P. 316. — 7.P. 318. —8. P. 31-6. — 9. P. 340. — 10. P. 345. — 11. P 331. — 12. P. 334. — 13. P. 360. — 14. P. 354. — 15. P. 214. — 16. P. 354.— 17. P. 354. — 18. P. 320.

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P223 CHAP. I. —l'Évangile du rationalisme. 223

  20. «Désespéré, poussé à bout, ne s’appartenant plus, Jésus se prêta à une mise en scène qui devait convaincre les Hiérosolymites incrédules, ou le conduire lui-même au supplice 1. Lazare, son ami, fut amené, presque sans s’en douter, à l’acte important qu’on méditait. Vraisemblablement il se fît entourer de bandelettes, comme un mort, et enfermer dans son tombeau de famille 2. Après quatre jours, Jésus vint; le faux mort se leva à son approche. Cette apparition dut être naturellement regardée, par tout le monde, comme une résurrection 3. Mais les ennemis de Jésus furent fort irrités du bruit qui se fît autour de ce miracle 4. Dès lors, un conseil fût assemblé par les chefs des prêtres, et la question fut nettement posée: Jésus et le Judaïsme pouvaient-ils vivre ensemble? Poser la question, c'était la résoudre 5. Tout se passa très-légalement. Un grand sentiment d'ordre et de police conservatrice présida à toutes les mesures 6. Le malheureux 7 Juda de Kérioth vendit son maître, non par avarice, mais par le sentiment économique d'un comptable qui sait sacrifier un patron dissipateur aux exigences de la caisse 8. Il y eut, dans son fait, plus de maladresse que de perversité 9 — sans doute il pensa que Jésus saurait bien se tirer d'affaire. —Retiré, plus tard, dans son champ de Hakeldama, il mena peut-être une vie douce et obscure, pendant que ses anciens amis conquéraient le monde, et y semaient le bruit de son infamie 10. Tous les actes de Pilate, qui nous sont connus, le montrent comme un bon administrateur 11. Hanan et Kaipha étaient des figures vénérables, peut-être un peu trop sacerdotales 12; Antipas, un prince indolent, que la jalouse Hérodiade, sa femme, traitait de lâche 13. Au demeurant, tous gens fort honnêtes, qui condamnèrent unanimement Jésus à mort. C'était leur devoir 14. Les Juifs applaudirent. La loi était formelle 15. Jésus fut attaché à la croix. Tous ses disciples l'avaient abandonné. Jean s'est vanté plus tard, mais faussement, d'un courage qu'il n'eut pas 16. L'agonie du supplicié

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1. E. Renan, Vie de Jésus, pag. 361. —2. P. 361. —3. P. 362. —4. P. 363. —5. P. 363,364.—6. P.380.— 7. P. 437. — 8. p. 380-382.— 9 P. 382. — 10.P. 438.-11.p.401.—12. P.304-368,435,436.—13.P.437.—14. P.364-393.—15. P.411. 18. P. 421-423.

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ne fut pas consolée par la présence de sa mère 1. La hauteur extrême de Jésus repoussait tout attendrissement personnel 2. Tout porte à croire que la rupture instantanée d'un vaisseau au cœur amena pour lui, au bout de trois heures, une mort subite 3. Quelques moments avant de rendre l'âme, il avait encore la voix forte. Tout à coup, il poussa un cri terrible; sa tête s'inclina sur sa poitrine, et il expira 4. Jésus avait trente-trois ans 5. Sa vie, pour l'historien, finit avec son dernier soupir 6. Cependant, on sait que son corps, détaché de la croix, fut déposé à la hâte 7 dans un caveau 8. On roula à la porte une pierre très-difficile à manier, et l'on se promit de revenir, pour lui donner une sépulture plus complète. Le lendemain étant un jour de sabbat, on remit le travail au surlendemain 9. Mais quand on revint, la pierre était déplacée de l'ouverture, et le corps n'était plus à l’endroit où on l'avait mis 10. Avait-il été enlevé, ou bien l'enthousiasme, toujours crédule, fit-il éclore, après coup, l'ensemble de récits par lesquels on chercha à établir la foi à la résurrection, c'est ce que, faute de documents contradictoires, nous ignorerons à jamais 11. On peut dire, cependant, que la forte imagination de Marie de Magdala joua, dans cette circonstance, un rôle capital. Pouvoir divin de l'amour! Moments sacrés où la passion d'une hallucinée donne au monde un Dieu ressuscité 12! »

  21. Voilà votre Jésus! Tout bien pesé, il vous semble impossible d'aller jusqu'à le croire un Dieu. Vous avez raison. Un rationaliste seul pourrait avoir la fantaisie de se prosterner devant une telle figure. Quel Dieu serait votre provincial Galiléen, ne sachant ni hébreu, ni latin, ni grec; «ne connaissant ni le judaïsme,» au sein duquel il est né, «ni la civilisation romaine,» à laquelle il paie cependant tribut; «ni l'état général du monde; sans la moindre notion d'un gouvernement civil, ou d'un ordre naturel réglé par des lois; n'ayant pas même une idée nette de sa personnalité;» plus ignorant que le dernier échappé de collège et

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1. E. Renan, ViedeJésus, pag. 422. —2. P. 423. —3. P. 425. —4. P. 425, 426. —5. P. 435. —6. P. 433. —7. P. 431. —8. P. 432.— 9. P. 432, 433. _10. p. 433. — 11. P. 433.434. —12. P.434.

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beaucoup moins hardi, «puisqu' il croit au diable!» Qui voudrait adorer ce touchant caractère, «en révolte contre l'autorité paternelle, dur pour sa famille, sans amour pour sa mère, sans entrailles pour sa patrie, méprisant les saines limites de la nature, égoïste au point de vouloir qu'on n'existât que pour lui, irascible jusqu'à la démence, sombre géant qu'on croyait fou?» Loin d'être un Dieu, il n'atteint même pas la mesure du plus mince héros de la démocratie. Belle rareté, vraiment, que l'histoire de ce communiste délicat, parcourant la Galilée sur une mule à l'œil noir; tonnant contre les riches, et mangeant leurs repas avec prédilection; blessé des honneurs qu'on rend aux souverains, et recherchant pour lui-même leurs ovations et leurs titres; rêvant la destruction de la pro- priété, à condition qu'on en versera le prix dans sa caisse! Il faut pourtant reconnaître que vous mettez dans tout leur jour certains aspects, plus particulièrement lumineux, de sa physionomie: une haine mortelle contre les dévots; un amour de soi poussé jusqu'au délire, et soigneux d'éviter tout ce qui ressemblerait à un sacerdoce quelconque; une antipathie décidée contre le Temple! Mais est-il vraiment difficile de trouver réunies, dans un homme, avec la détermination nette et positive de n'être pas prêtre du tout, la volonté persévérante de haïr les dévots, et l'énergie de n'aimer que soi, en détestant les temples? Cela mérite-t-il une statue? Il vous plaît de rehausser cette plate figure, en lui faisant honneur d’un dessein avorté de suicide. Un tel projet pourra lui valoir les sympathies de quelques âmes malsaines. Mais votre personnage s'en tient à la tentation. Il n'en sort pas. Tenté de bouleverser le monde, il ne bouleverse rien; tenté de guérir les malades ou de ressusciter les morts, il ne guérit et ne ressuscite personne; tenté de se faire roi, de se faire appeler fils de David; tenté, sans plus de succès, de créer la Parabole, ce qui aurait pu du moins lui permettre l'espoir d'une place parmi nos immortels; tenté d’une réputation à la Molière, sans pouvoir, comme Molière, créer Tartufe! Jamais un souffle de vie n'a animé cette poitrine: votre Jésus n'est même pas un homme. Un homme, le plus vulgaire, en trente-trois ans d'existence, aurait fait quelque chose. Votre Jésus n'a rien fait, rien fondé,

IV.                                                15

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rien institué: ni le baptême, qu'il emprunta à Jean et dont il se dégoûta vite; ni l'Eucharistie; ni l'Église, que ses disciples introduisirent après coup. Fantôme négatif, il passe, comme un mort entouré de bandelettes, dans le milieu vivant de l’histoire juive, où vous voulez l'introduire. C'est pitié de voir, avec quel pénible artifice, vous cherchez à rendre vraisemblables les tempêtes qu'un personnage, aussi foncièrement nul, a pu soulever autour de lui. Par la loi du roman, vous avez été contraint d'en faire un fou. Mais, à Jérusalem, on ne tuait pas les fous; on ne les enfermait pas même, comme à Paris; on se contentait de les laisser promener dans la campagne leurs rêveries inoffensives. Était-ce bien la peine de fatiguer le tribunal de Pilate; d'épuiser toutes les juridictions, depuis Hanan et Kaïapha jusqu'à Antipas; de mettre toute la garnison romaine sous les armes, et de soulever la population d'une ville entière, à propos d'un halluciné, fort paisible, que le premier venu pouvait tranquillement reconduire en Galilés, sa patrie? Votre Jésus n'est ni Dieu, ni héros, ni homme: il n'est rien, pas même un personnage de roman acceptable!

  22. Et maintenant, voici le miracle. Devant ce rien, en présence de ce néant, que vous avez eu l'audace de revêtir d'un nom divin, l'épouvante vous envahit vous-même; et nous avons le spectacle d'un rationaliste, ennemi du surnaturel, sachant ne rien voir au-delà des réalités sensibles, gardant avec un soin jaloux la dignité qui appartient à l'homme, depuis le jour où l'homme s'est distingué de l'animal; il nous est donné de contempler ce rationaliste, prosterné à deux genoux, et adressant, à son fantôme de Jésus, une idolâtrique invocation. «Repose maintenant dans ta gloire, noble initiateur!» s'écrie-t-il. Ton œuvre est achevée; ta divinité est fondée.» Ne crains plus de voir crouler par une faute l'édifice de tes efforts. Désormais, hors des atteintes de la fragilité, tu assisteras, du haut de la paix divine, aux conséquences infinies de tes actes. Au prix de quelques heures de souffrance, qui n'ont pas même atteint ta grande âme, tu as acheté l'immortalité. Pour des milliers d'années, le monde va relever de toi. Mille fois plus vivant, mille fois plus aimé depuis ta mort, que durant les jours de ton pas-

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sage ici-bas, tu deviendras à tel point la pierre angulaire de l’humanité, qu'arracher ton nom de ce monde serait l'ébranler jusqu'aux fondements. Entre toi et Dieu, on ne distinguera plus. Pleinement vainqueur de la mort, prends possession de ton royaume, où te suivront, par la voie royale que tu as tracée, des siècles d'adoration 1.» Telle est la conclusion de l'Évangile rationaliste. Ainsi, dépouillé de tout éclat divin, de toute vérité historique, de toute vraisemblance possible, et, par contre, affublé d'un manteau dérisoire, travesti sous le déguisement le plus misérable, le plus odieux, le plus absurde, le nom de Jésus vient d’opérer, à la face du monde, ce prodige! Le rationalisme moderne, qui nie tous les miracles, ne saurait, même avec le concours d'une commission de chimistes, nier celui-là.

  23. Après avoir exploré l'intérieur du tombeau où l’on prétendait ensevelir Jésus, voyons si la pierre, qui en devait clore l'entrée, est réellement «difficile à manier.» Le bloc philologique et scientifique, roulé à la porte du nouveau monument, est-il de plâtre ou de granit? Qu'on en juge. Toute l’argumentation du nouvel exégète se peut réduire aux formules suivantes: «Jésus n'a jamais eu la pensée de se croire Dieu. Ses disciples immédiats ne songèrent nullement à lui en donner le titre. La divinité fut attribuée rétrospectivement à sa mémoire, par une légende populaire, issue de l'imagination attendrie des multitudes. Œuvre de curiosité, et jusqu'à un certain point de bonne foi, cette légende fut établie vers la fin du Ier siècle, sur un canevas primitif, réellement laissé par les apôtres, mais tellement déformé sous un travail de seconde main, qu'il est absolument impossible de reconnaître la trace originale, et de la dégager des superstitions sous lesquelles on l'a étouffée. Ainsi, les Évangiles, tels que nous les possédons, peuvent tout au plus nous présenter les lignes générales de la vie de Jésus, mais ne sauraient avoir la moindre valeur historique. Nous avons, à cet égard, un témoignage capital, de la première moitié du IIe siècle. Il est de Papias, évêque d'Hiérapolis, homme grave,

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1. Vie de Jésus pag. 4â26.

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homme de tradition, qui fut attentif toute sa vie à recueillir ce qu'on pouvait savoir de la personne de Jésus. Après avoir déclaré qu'en pareille matière, il préfère la tradition orale aux livres, Papias mentionne deux écrits sur les actes et les paroles du Christ: 1° un écrit de Marc, interprète de l'apôtre Pierre; écrit court, incomplet, non rangé par ordre chronologique, comprenant des récits et des discours (lectenta et practenta), composé d'après les renseignements et les souvenirs de l'apôtre Pierre; 2° un recueil de sentences (logia) écrit en hébreu par Matthieu, et que chacun a traduit comme il a pu. Que ces deux ouvrages, tels que nous les lisons, soient absolument semblables à ceux que lisait Papias, cela n'est pas soutenable: d'abord, parce que l'écrit de Matthieu se composait uniquement de discours en hébreu, dont il circulait des traductions assez diverses, et, en second lieu, parce que l'écrit de Marc et celui de Matthieu étaient pour lui profondément distincts, rédigés sans aucune entente, et, ce semble, dans des langues différentes. Or, dans l'état actuel des textes, l'Évangile selon Matthieu et l'Évangile selon Marc offrent des parties parallèles si longues et si parfaitement identiques, qu'il faut supposer ou que le rédacteur définitif du premier avait le second sous les yeux, ou que le rédacteur définitif du second avait le premier, ou que tous deux ont copié le même prototype 1. Il est donc bien prouvé que, ni pour Matthieu, ni pour Marc, nous n'avons les rédactions originales. Nos deux premiers Évangiles sont déjà des arrangements. Chacun voulait, en effet, posséder un exemplaire complet. Celui qui n'avait dans son exemplaire que des discours, voulait avoir des récits; et réciproquement. C'est ainsi que l'Évangile selon Matthieu se trouve avoir englobé presque toutes les anecdotes de Marc, et que l'Évangile selon Marc contient aujourd'hui une foule de traits qui viennent des Logia de Matthieu 2.» - «Quant à l'ouvrage de Luc, sa valeur historique est encore beaucoup plus faible. Luc avait probablement sous les yeux le recueil biographique de Marc et les Logia de Matthieu, mais il les traite

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2. Vie de Jésus, Introd., pag. xviii, xix. — 2. Ibid., pag. xix, xi.

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avec beaucoup de liberté; tantôt il fond ensemble deux anecdotes ou deux paraboles, pour en faire une; tantôt, il en décompose une pour en faire deux 1. C'est un document de seconde main. — Le quatrième Évangile, celui de Jean, nous présente un canevas de la vie de Jésus, qui diffère singulièrement de celui des Synoptigues. Il met dans la bouche de Jésus des discours dont le ton, le style, les allures, les doctrines n'ont rien de commun avec les Logia rapportés par les Synoptiques. Toute une nouvelle langue mystique s'y déploie, langue dont les Synoptiques n'ont pas la moindre idée (monde, vérité, vie, lumière, ténèbres). Si Jésus avait jamais parlé dans ce style, qui n'a rien d'hébreu, rien de juif, rien de talmudique, comment un seul de ses auditeurs en aurait-il si bien gardé le secret 2? Il est donc évident que les Évangiles, tels qu'ils sont entre nos mains, ne sont pas les Evangiles primitifs. On peut et on doit rejeter leurs légendes, traiter leurs textes, comme un monument de crédulité naïve, qui avait complètement défiguré le Jésus historique, jusqu'au jour où l'exégèse rationaliste nous l'a restitué avec tant de bonheur.

  24. Quel rocher sur la tombe de Jésus, que ces terribles logia de Matthieu, englobés dans les anecdotes de Marc, reproduits par Luc, et négligés par Jean! Comment résister à l'évidence d'un

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1 Vie de Jésus, Introd., pag. XL. — 2 Idem, ibid., pag. XXXIX. A propos de l'étrange assertion relative au style de saint Jean, inconnu des Synoptiques, on nous permettra de citer, pour n'y plus revenir, la sanglante réponse infligée au novateur par M. l'abbé Freppel : «Impossible d'avoir le ton plus tranchant, et j'ajoute, de mystifier son lecteur avec plus d'assurance. Si l'auteur, qui a eu le temps d'ouvrir une Concordance, pour se donner le facile mérite de compter que le mot : Fils de l'Homme, revient quatre-vingt-trois fois dans les Évangiles [Vie de Jésus, pag. 138); si, dis-je, ce profond calculateur avait jugé à propos de se livrer au même travail pour les mots qu'il cite, il aurait vu que chacun d'eux revient quantité de fois dans les trois premiers Évangiles, et cela dans le même sens que chez saint Jean; qu'en particulier le mot : Ténèbres, pris au sens moral, est employé douze fois par les Synoptiques, et sept fois seulement par saint Jean. Voilà comment ceux-là n'ont pas la moindre idée de la langue dont se sert celui-ci! Pour être en droit d'affirmer, il faut savoir; et lorsqu'où sait, il n'est pas permis de dissimuler la vérité. » (Freppel, Examen critique de la Vie de Jésus, 5« édit., pag. 30, 31.)

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témoignage capital, de la première moitié du IIe siècle, rendu par un homme grave, homme de tradition, attentif toute sa vie à recueillir ce qu'on pouvait savoir de la personne de Jésus, et déclarant qu'en pareille matière, il préfère la tradition orale aux livres?» Le critique n'a pas même dit, dans cet éloge si explicite, ce qui pouvait le mieux rehausser la valeur du témoignage qu'il invoque. S'il eût ouvert le Martyrologe, il aurait su que l'Église rend un culte public à la mémoire de saint Papias, évêque d’Hiérapolis, contemporain et ami de saint Polycarpe 1. S'il eût interrogé le CCXXXIP Codex du Myriobiblon de Photius, il aurait découvert que saint Papias, évêque d'Hiérapolis, y est honoré du titre de martyr -. Enfin les Bollandistes, qu'à une autre époque il se vantait d'avoir lus 3, et qu'il paraît depuis avoir trop oublés, lui eussent remis en mémoire, que saint Papias, évêque d'Hiérapolis, emprisonné d'abord avec Onésime, disciple de saint Paul, fut ensuite exilé pour sa foi à la divinité de Jésus-Christ 4. Certes, je croirai toujours des témoins prêts à sceller leur déposition de leur sang! Or, voilà que saint Papias, homme grave, qui avait, en l'an 105 de l'ère chrétienne, recueilli tout ce qu'on pouvait savoir de la personne de Jésus-Christ, s'expose à la mort, en confessant la divinité de Jésus, au tribunal du préfet de Rome, Tertullus 5! Ceci est bien différent, il faut en contenir, de la doctrine qu'on voudrait lui prêter. Ou saint Papias ne savait ce qu'il écrivait, ou le lettré rationaliste n'a pas compris ce qu'écrivait saint Papias. Il n'y a pas d'autre alternative possible. Mais, comment supposer qu'un professeur d'hébreu, membre de l'Institut, philologue émérite, n'ait pas su traduire, sans contre-sens, quinze lignes de grec?

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1 Martyrol. rom., xxu Februar. Clf. Irensei, Adversus hœreses, lib. V, cap. 33.

2. IlaTtîav Tov 'lEpaîtôXewç sTTiaxoTiov xal (jiàpTupa. (Photii, itfy?'io6iô/o«, Cod. CCXXXll; Patrol. grœc, tom. CIII, col. H04.)

3. Dans uu article intiLulé : Vie des Saints (Journal des Débats, 8 septembre 1854), le critique, qui venait de lire les Bollandistes, s'exprimait ainsi : «Dans les moments d'ennui, d'abattement, quand l'âme, blessée par la vulgarité du monde moderne, cherche dans le passé la noblesse qu'elle ne trouve plus dans le présent, rien ne vaut la Vie des Saints. » (Cf. L. Veuillot, Mélanges religieux, etc., 2« série, tom. II, pag. 232-247).

4 Bolld., Februarii, tom. III, pag. 287. — 5. BoUand., loc. citât.

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Et, d'un autre côté, comment admettre que saint Papias se fût laissé emprisonner, exiler, tuer peut-être, pour la divinité de Jésus-Christ, à laquelle il ne croyait pas?

(fin du vomi de Renan)

 

 

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