St Grégoire 5

Darras tome 15 p. 120

 

   9. En même temps que saint Grégoire redoublait d'instances prèsde l’empereur Tibère, pour l'intéresser au sort de la malheureuse Italie, Pélage II faisait appel au dévouement de la Gaule et des rois mérovingiens. Voici en quels termes il écrivait à I'évêque d'Auxerre Aunarius (saint Aunachaire): « Votre dilection nous témoigne le regret de n'avoir pu effectuer le voyage qu'elle projetait à Rome. Les hommes d'armes qui interceptent tous les chemins, les guerres incessantes dont nous sommes victimes, vous empêchent

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1 M. de Montalembert, Moines d'Occident, tom. II, pag. 91.

2. S. Greg. Magu., Dialog., lib. III, cap. xxxvi; Pair, lai., tom. LXXVII, col. 504. Cet épisode nous fournit la preuve que dès cette époque on conser­vait le sacrement de l'Eucharistie, ou du moins qu'on célébrait le saint sa­crifice, à bord des navires.

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p121 CHAP. III— s.yixt Grégoire a constaxtinople.

 

de réaliser le pèlerinage dont vous aviez formé le louable dessein. C'est avec raison que vous tournez vos regards vers cette ville sainte de Rome, et que vous proclamez la nécessité pour le gouver­nement de l'Église universelle de pouvoir recourir en paix au siège apostolique1. Comment ne gémiriez-vous pas sur nos tribulations et les douleurs qui nous accablent? C'est pour ainsi dire sous vos yeux que des flots de sang chrétien sont versés chaque jour en Italie, les saints autels dévastés, et la foi catholique outragée par des idolâtres. Nous comptons sur la Gaule pour nous se­courir. Ce n'est pas en vain que Dieu vous a faits membres de l'Église catholique, membres unis d'un seul corps, sous le gou­vernement d'un seul chef. Il vous a ainsi imposé le devoir de protéger le siège où réside l'unité de l'Esprit-Saint. Tel fut, je n'en doute pas, le miséricordieux dessein de la Providence, quand elle appela les rois francs à la profession de la foi ortho­doxe, la foi de l'empire romain. Dieu voulait qu'ils devinssent les défenseurs de cette ville de Rome d'où la foi leur est venue, les alliés fidèles de l'Italie qui touche à leurs frontières. Prenez donc garde, très-cher frère, à cette mission confiée par Dieu même aux rois de votre pays; ne permettez pas qu'ils l'oublient; ne trahissez point, par votre négligence à les en instruire, le devoir d'un sacer­doce pour lequel ces religieux princes se montrent en toute occa­sion si déférents et si respectueux. C'est dans cette confiance que nous adressons à votre dilection les reliques que vous nous avez demandées, de la part de notre très-glorieux fils le roi Gontran. Puisque vous attachez tant de prix à ces gages vénérés des saints martyrs, ne souffrez pas que leurs temples soient plus longtemps profanés par les païens. Ne laissez pas vos rois con­tracter d'alliance avec les Lombards, ces ennemis de Dieu et des saints, ni devenir en quelque sorte les complices de forfaits et de sacrilèges qui tôt ou tard attireront sur leurs auteurs la ven­geance céleste 2. » Ces pressantes exhortations de Pélage II au

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1 Mundo venerabilem judicatis hanc urbem, ad pacem sedis apostolicœ cunc-tarum regere rnoderamina ecclesiarum judicatis

2. Pelag. Il, Epist. n; Pair, lai., tom. LXXI1, col. 705.

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saint évêque d'Auxerre, et par lui au roi Gontran, ne restèrent pas infructueuses. Dans une seconde lettre, le pontife remerciait Aunarius du zèle qu'il avait déployé en faveur du siège aposto­lique, à cette pierre sur laquelle, dit-il, la foi catholique a été di­vinement fondée, et sur laquelle doivent être édifiés tous ceux qui ont l'honneur d'être membres de l'Église de Jésus-Christ, une et sainte1. » Nous savons en effet qu'à cette époque le patrice Mummolus, généralissime du roi burgonde, attaquait vigoureusement les Lombards sur les Alpes, et opérait ainsi une diversion dont Rome et l'Italie centrale eurent à se féliciter.

 

10. Si l'empereur Tibère Constantin avait pu faire passer alors quelques troupes dans la Péninsule, peut-être des jours plus heu­reux se fussent-ils levés pour l'Italie. La bonne volonté ne manquait pas à ce prince, mais il n'avait pas trop de toutes ses troupes pour lutter contre la Perse.

Saint Grégoire, témoin des dangers de l'Orient, avait donc le regret de ne pouvoir compter que sur la Providence pour conjurer ceux de l'Occident. Son âme se brisait, à la pensée de tant de désolations et de ruines qu'il était impuissant à secourir. Retiré au fond de ses appartements avec ses religieux fidèles, il laissait en liberté couler ses larmes ; il épanchait sa douleur dans des entretiens qui furent recueillis, et devinrent plus tard si fameux sous le titre de Morales, ou Commentaire sur le livre de Job. Nul sujet n'était mieux appro­prié aux tristesses du moment. Assis, comme autrefois le pa­triarche de l'Idumée, sur les débris du monde croulant, Grégoire reprenait les lamentations des jours anciens, pour les appliquer aux douleurs présentes. Mais la consolation que Job n'avait eue qu'en espérance, le Rédempteur que son regard poursuivait dans les ombres de l'avenir, Grégoire les possédait en réalité, puisque le Fils de Dieu était venu sauver l'univers par la croix. Ce point de vue sous lequel l'exégète conçut le Commentaire du livre de

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1 Nec aliter unam solamque Dei confiternur Ecclesiam, nisi omnes ad petram super quam fundata est fides catholica construamur. (Pelag. II, Epist. vu ; tom. cit., col. 744.)

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p123 CHAP.   III.   —  SAINT  GRÉGOIRE  A   CONSTANTINOrLE.              

 

Job en a fait un chef-d'œuvre que tous les siècles ont admiré; que saint Thomas d'Aquin et saint Bernard savaient presque par cœur; que sainte Thérèse estimait au point de dire qu'après Dieu elle lui devait tout; enfin que Bossuet aimait le plus à citer avec les écrits de saint Augustin et de saint Jean Chrysostomc 1. La thèse de la Providence en face des malheurs du juste et de la prospérité des méchants, cette thèse, si obscure sous l'an­cienne loi, se dégage pleine de clartés à la lumière de l'Evangile. Le Dieu invisible, dont la majesté voilée sous des ombres impéné­trables effrayait le regard de Job, a cessé pour Grégoire d'être l'invisible et l'inconnu. Bethléem l'a vu sous la forme d'un petit enfant, couché dans une crèche, et enveloppé de langes. Le Dieu que Grégoire adore n'est plus ni l'être impersonnel des philosophes, ni l'être panthéistique des théurges. Dieu s'est révélé : le mystère de son infini est devenu pour nous la plénitude de la grâce, de l'intelligence, de l'amour. Qu'importent donc, quand l'humanité est enrichie de ce trésor, qu'importent les vaines agitations de la terre? « Dieu voulait, dit saint Grégoire, rendre à Job le double de ce qu'il avait perdu. Le patriarche ne soupçonnait même pas la possibilité d'une telle espérance, et le Seigneur lui dit : «Savais-tu quand tu devais naître; pourrais-tu compter le nombre de tes jours? Connais-tu l'ordre du ciel, et en marquerais-tu bien les raisons à la terre 2? » Ainsi Dieu parle à l'homme, afin que, ne se connaissant pas lui-même, l'homme craigne, s'humilie et ne présume rien de soi. L'homme fut condamné à la mort pour avoir mis sa confiance en lui-même; il doit revenir à la vie en se rappro­chant de Celui qui la lui a donnée. Job répond au Seigneur : « Je sais que vous pouvez tout, et que nulle pensée n'échappe à votre œil. J'ai parlé, comme un insensé, de choses qui surpassaient in­finiment la portée de mon intelligence 3. » En effet, notre sagesse comparée à la sagesse souveraine n'est que folie. Job avait parlé sagement aux hommes, mais quand il eut entendu les oracles di-

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1 Cf.  Fèvre,  Etude des Morales de saint Grégoire le Grand sur Job. Paris, 1853. — 2 Jûb., xxxvm, 21-33. — 3 Job., XLII, 2, 3.

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vins, il reconnut enfin, avec plus de sagesse que jamais, qu'il n'avait jamais été sage 1. » Le livre des Morales de saint Grégoire pourrait s'appeler le Livre de l'humanité, de même que Job, figure de Jésus-Christ, avait été le type de l'homme condamné depuis le péché à souffrir sur la terre pour reconquérir sa part du ciel. La conclusion de Job et de son illustre commentateur restera toujours d'une im­mortelle justesse. Appliquée au problème dont saint Grégoire cherchait alors la solution parmi tant d'angoisses, elle nous appa­raît aujourd'hui lumineuse, grâce au bénéfice du temps. Les Lom­bards devaient déchirer pendant un siècle le sein maternel de l'Église, avant de s'en reconnaître les fils humbles et dévoués. Le premier duc de Bénévent, l'idolâtre Zoto, venait de détruire le Mont-Cassin ; un autre duc de Bénévent, Gisulfe, devait en 744 rendre aux enfants de saint Benoît tous les biens que ses prédé­cesseurs leur avaient enlevés. Domptés et adoucis par la loi évangélique, les Lombards du VIIIe siècle devaient relever les ruines faites par leurs pères, et enrichir de nouveau l'Église que leurs aïeux avaient dévastée. Tels sont, pour la Providence divine qui voit plus loin que l'œil des mortels, les fruits mystérieux de salut qui germent au profit de l'avenir dans les souffrances du présent.


   11. Grégoire le savait : aussi ses religieuses douleurs n'enlevaient rien à l'activité quotidienne de son zèle pour le progrès et l'intégrité de la foi. « L'évêque de Constantinople, Eutychius, pro­fessait, dit-il, un sentiment erroné sur le dogme de la résurrection. Il prétendait que nos corps, ressuscités dans la gloire, ne conserve­ront plus rien de leur ancienne nature; qu'ils seront impalpables, et d'une subtilité plus grande que celle de l'air le plus épuré. Il avait écrit sur ce sujet un traité fort répandu en Orient. Je crus devoir l'avertir de son erreur. Le type de notre résurrection future, lui dis-je, est celle de Notre-Seigneur lui-même. Rappelez-vous donc la parole de Jésus-Christ à ses disciples : « Touchez et voyez: un

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1 S. Greg. Magn., Moral., lib. XXIX, XXX et XXXV; Patr. ht., lom. LXXVI, col. 496, 521, 752.

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p125 CHAP.   III.   —  SAIXT  GRÉGOIRE  A   COXSTAXTIXOFLE. 

 

esprit n'a ni chair, ni os, ainsi que j'en ai 1. » — Cela ne prouve rien, répondait Eutychius. Notre-Seigneur en parlant ainsi vou­lait seulement dissiper le doute qui subsistait encore dans l'esprit des apôtres sur la réalité de sa résurrection. — Quoi! m'écriai-je. Vous trouvez pour nous un sujet de doute, dans le fait même qui dissipa le doute des apôtres ! Il serait étrange que notre foi péri­clitât précisément par la raison qui confirma la leur. — Nullement, répliqua-t-il. Le corps de Notre-Seigneur était encore palpable au moment où le touchèrent les apôtres, mais après cette confirmation de leur foi chancelante, il cessa de l'être, pour revêtir définitivement toutes les propriétés d'un corps ressuscité dans la gloire. — Mais, lui dis-je, vous oubliez le mot de saint Paul : « Le Christ ressuscité d'entre les morts ne meurt plus, la mort ne reprendra jamais sa do­mination sur lui2. « Si la transformation que vous supposez dans le corps de Notre-Seigneur a pu avoir lieu après la résurrection, cette parole de l'apôtre n'est plus vraie. La mort aurait une seconde fois agi sur le corps du Christ, en lui faisant perdre sa palpabilité. — Rappe­lez-vous, vous-même, objecta-t-il, qu'il est aussi écrit : « La chair et le sang ne posséderont point le royaume de Dieu 3. » Par conséquent la chair ne ressuscitera pas réellement dans l'état où elle est. — Et pourquoi? demandai-je. Autre chose est ressusciter avec la même nature; autre chose ressusciter avec la corruption, suite du péché. Saint Paul, en disant que « la chair et le sang ne posséderont point le royaume de Dieu, » entend parler de la chair telle que l'a faite le péché originel, et non de sa nature même. Il en donne la preuve et le motif, en ajoutant immédiatement que «la corruption ne sau­rait posséder l'incorruptible. » Donc, la chair sera glorifiée avec sa nature de chair, mais sans la concupiscence ni les infirmités de la mortalité déchue. — Eutychius ne fit pas difficulté de recon­naître qu'il était touché de mes raisons; cependant il persistait à soutenir l'impossibilité pour les corps ressuscités d'être palpables. Nous eûmes à ce sujet de longues discussions. La mutuelle har­monie qui avait régné jusque-là entre nous commençait à s'al-

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1 Luc, sxiv, 39. — 2 Rom., vi, 9. — 3 I Cor., XV, 50.

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p126        PONTIFICAT  DE  SAINT  PELAGE   II   (578-584).

 

térer, lorsque l'empereur de pieuse mémoire, Tibère Constantin, daigna intervenir. Il nous ménagea en sa présence une conférence secrète à laquelle il voulut assister. Le prince comprit sur-le-champ la question, et comme il avait sous les yeux le traité composé par
Eutychius, il en reprit tous les textes pour convaincre le patriarche par ses propres paroles. Après cet entretien, Tibère songeait à prendre des mesures pour faire brûler tous les exemplaires de ce livre. Mais Eutychius tomba malade peu de temps après; moi-même je fus pris d'une fièvre violente, et ne pus aller le visiter. Sur son lit d'agonie, il disait aux assistants, en leur montrant sa
main amaigrie : « Je confesse que nous ressusciterons tous dans cette chair. » Ce fut dans ces sentiments qu'il mourut, complète­ment revenu à la foi orthodoxe 1. » (5 avril 582.)

   12. Sous la forme nouvelle qu'avait revêtue la controverse entre Eutychius et saint Grégoire, nous retrouvons le vieux levain de l'hérésie des Incorrupticoles soutenue par Justinien 2. Si la vertu d'Eutychius, à laquelle l'Église a rendu hommage en inscrivant son nom au catalogue des saints, ne l'avait point préservé de cette er­reur, elle lui inspira du moins le courage de la rétracter. Son successeur sur le siège de Constantinople fut un diacre d'une réputation d'austérité extraordinaire, et qui était dès lors connu sous le nom de Jean le Jeûneur. Les commencements de son épiscopat répondirent aux espérances que son mérite avait fait con­cevoir. Mais nous verrons bientôt qu'il n'était pas aussi humble que mortifié. Sa promotion précéda de quatre mois seulement la mort prématurée de l'empereur Tibère. Ce prince fut atteint d'une phthisie, qui présenta dès l'abord les symptômes les plus alarmants. Il appela en toute hâte des frontières d'Arménie son gendre, le général Maurice, auquel il voulait de son vivant donner la couronne, comme il l'avait reçue lui-même des mains de Jus­tin le Jeune. La veille de sa mort, 13 août 582, la cérémonie d'in­vestiture eut lieu en présence d'une multitude partagée entre le regret de perdre un souverain accompli et l'espérance de le voir

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1. S.  Greg. Magn., Moral., lib.  XIV,  cap.  lvi;   Pair.  M., tora.  LXXV, col. 1077-1079. — 2. Cf. chap. i de ce volume, n° 22.

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p127 CHAP.   III.   —  SAINT GRÉGOIRE  SECRÉTAIRE  DU   TAPE.                                       

 

revivre dans le héros qu'il avait choisi lui-même. « Régnez, Mau­rice, dit l'empereur mourant, et ne perdez pas sur le trône les qualités qui vous y ont conduit. Faites-vous aimer plutôt que craindre, ayez toujours la justice devant les yeux. La pourpre a dans sa couleur même je ne sais quoi d'austère et de lugubre, qui semble avertir les princes des soucis et des chagrins dont leur vie est semée. La tranquillité et la joie ne sont pas pour eux; mais ils ont le devoir de les assurer à leurs sujets. Je vous parle en ce mo­ment comme un père qui va mourir. N'oubliez pas vous-même qu'à votre tour vous paraîtrez aux pieds du juge incorruptible devant lequel s'évanouissent toutes les grandeurs, et qui ne voit dans les hommes que leurs vices ou leurs vertus. » Maurice était digne d'entendre un tel langage : il y conforma toute sa conduite. Il professait pour le diacre Grégoire une vénération profonde, et voulut que l'apocrisiaire du saint-siége levât des fonts du baptême, comme on disait alors, le premier enfant que lui donna Constantina, fille de Tibère.

 

§ III. Grégoire, secrétaire du pape Pélage II.

 

   13. Cependant les Romains ne s'habituaient pas à l'absence  Grégoire. L'illustre apocrisiaire fut donc rappelé près du pape et à Rome, remplacé à Constantinople par le diacre Laurent. Il rapportait comme gage de sa pieuse amitié avec le nouvel empereur, deux reliques insignes, le bras de l'apôtre saint André, qu'il plaça dans son monastère du Cœlius 1, et le chef de saint Luc, qui repose aujour­d'hui dans la basilique vaticane. De plus, il était suivi d'une flot­tille qui devait porter à Ravenne un corps de troupes destinées, sous la conduite du nouvel exarque, Smaragdus, à protéger les provinces impériales d'Italie contre les Lombards. Tel était le ré­sultat laborieusement obtenu d'une légation qui avait duré six ans (578-584). De retour à Rome, l'humble diacre devint le secrétaire de Pélage II, comme jadis saint Jérôme l'avait été du pape Damase.

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1 Ce fut à la présence de cette précieuse relique que le monastère du Cœlius dut son nouveau vocable de Saint-André.

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p128   PONTIFICAT DE   SAINT  PÉLAGE   II   (578-584).

 

   Mais il continua d'habiter le monastère de Saint-André. Il en de­vint même, à son grand regret, le supérieur, et dut céder aux instances des religieux qui l'élurent unanimement pour succéder à Maximianus, devenu évêque de Syracuse. « Grégoire put donc goûter quelque temps encore les délices de la vie bénédictine qu'il avait choisie. Tendrement chéri de ses frères, il s'associait pater­nellement à leurs épreuves, à leurs croix intérieures, pourvoyait à leurs nécessités temporelles et spirituelles et admirait surtout la sainte mort de plusieurs d'entre eux. Il en a raconté les détails dans ses Dialogues, et semble y respirer d'avance le parfum du ciel. Mais l'affectueuse bonté qui l'inspira toujours ne l'empêchait pas de maintenir avec une scrupuleuse sévérité les exigences de la règle. Il fit jeter à la voirie le corps d'un moine, nommé Justus, qui était aussi un habile médecin, et chez lequel on trouva trois pièces d'or, au mépris de l'article de la règle qui interdisait toute pro­priété individuelle. Les trois pièces d'or furent jetées sur le ca­davre en présence de tous les religieux, qui durent répéter à haute voix le verset : Pecunia tua tecum sit in perditionem 1. Une fois cette justice accomplie, la miséricorde prit le dessus dans le cœur de l'abbé, qui fit célébrer pendant trente jours de suite la messe pour délivrer cette pauvre âme du purgatoire2. » — « Quand les trente jours furent passés et les trente messes dites, ajoute saint Grégoire, le défunt apparut dans une vision au moine Gopiosus, et lui dit : Aujourd'hui même j'ai été admis au ciel dans la commu­nion des élus 3. » On montre encore dans l'église du Cœlius l'autel où furent célébrées ces trente messes. Vis-à-vis, on con­serve la chaire de marbre blanc sur laquelle Grégoire s'asseyait pour adresser ses instructions aux frères, et les planches nues qui lui servaient à reposer quelques instants ses membres épuisés par les veilles:

Nocte dieque vigil, longo hic defessa labore, Gregorius modica membra quiète levât.

1 Ad., vin, 20. — 2 Moines d'Occident, tom. Il, pag. 161. — 3 Dialog., 1. IV, cap. lv.

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p129 CHAP. III SAINT GRKGOIRE  SECRETAIRE  DU   PAPE.

 

14. Les labeurs de Grégoire ne se bornaient point aux sollici­tudes que lui imposait le gouvernement de sa communauté. Comme secrétaire pontifical, il secondait alors le pape Pélage II dans sa lutte contre le schisme obstiné qui, depuis le Ve concile général, persévérait encore en Dalmatie. Il nous reste trois lettres rédigées par lui sur cette importante controverse. Elles sont adressées au patriarche Élie d'Aquilée et aux évêques d'Istrie ses partisans 1. Le langage que l'illustre secrétaire fait tenir au pape est digne de l'un et de l'autre. Voici la première lettre: « Frères et fils bien-aimés, si nous avons tardé longtemps à vous écrire 2, ne l'attri­buez ni à la négligence, ni au parti pris de malveillance ou de suspicion à votre égard. C'est le fait des événements lamentables que vous connaissez et de l'horrible guerre dont nous avons été victimes. Mais le Dieu tout-puissant, pour le bonheur des princes chrétiens, a daigné nous rendre le repos et la paix par les héroïques efforts de notre très-excellent fils Smaragdus, exarque de Ravenne et chancelier du sacré palais. Nous nous empressons donc de vous adresser cette lettre, vous priant et vous suppliant de faire cesser enfin le schisme qui divise l'Église de Jésus-Christ. Quelle que soit notre indignité personnelle, nous n'en avons pas moins le devoir de vous parler ainsi, dans toute l'humble sincérité de notre cœur. Vous savez en effet que Notre-Seigneur a dit dans l'Évangile : «Simon, Simon, voici que Satan a demandé de vous cribler comme le froment; mais j'ai prié pour toi afin que ta foi ne fail­lisse pas : lors donc que tu seras converti, confirme tes frères 3. » Considérez, bien-aimés frères, que la vérité n'a pu mentir, et que

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1 Le témoignage positif de Paul Diacre (De gestis Langobard., lib. 111, cap. x) ne permet pas de douter que ces lettres ne soient l'œuvre de Grégoire. « Elles furent, dit-il, adressées par le pape Pélage à l'évêque d'Aquilée, mais elles furent écrites par le bienheureux Grégoire, lorsqu'il n'était encore que diacre : Beatus Gregorius, cum adhuc esset diaconus, scripsit. »

2. Les papes adressaient, lors de leur promotion, des lettres à tous les pa­triarches, primats et archevêques du monde catholique. La guerre des Lom­bards n'avait point jusque-là permis au pape Pélage de communiquer avec la haute Italie.

3. Luc, xxn, 31, 32.

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p130   PONTIFICAT  DE  SAINT  PELAGE  II   (o"S-oS9).

 

dès lors jamais la foi de Pierre ne pourra être ébranlée ni changée1. Satan avait demandé de passer au crible infernal tous les disciples sans exception; et cependant le Seigneur ne prie que pour le seul Pierre : c'est par lui qu'il entend que tous les autres soient con­firmés, de même que c'est à lui qu'en récompense d'un amour plus grand le Seigneur a confié le soin de paître les brebis ; c'est à lui qu'il a donné les clefs du royaume des cieux ; c'est sur lui qu'il a promis de bâtir son Église, contre laquelle les portes de l'enfer, il l'a promis, ne prévaudront jamais. Voilà pourquoi nous jugeons nécessaire de vous conjurer avec larmes de rentrer au sein ma­ternel de l'Église: nous ne voudrions pas que notre silence nous fût reproché comme un crime. La foi que nous professons dans toute la pureté de notre conscience, et pour laquelle nous sommes prêts à verser notre sang, est celle qui nous a été transmise par les apôtres, inviolablement gardée par leurs successeurs, proclamée par les trois cent dix-huit pères de Nicée, par les cent cinquante pères de Constantinople, par les conciles d'Éphèse et de Chalcédoine. Ne croyez donc point aux vaines rumeurs, aux frivoles ac­cusations, qu'on a semées parmi vous. Que si quelques scrupules, quelques difficultés vous arrêtent encore, choisissez d'entre vos frères, nos chers fils, des hommes prudents et éclairés pour venir ici conférer avec nous. Mais, au nom du jugement de Dieu, terrible et solennel, où les excuses et les arguments de la passion ne seront plus rien, nous vous en conjurons, faites cesser la division dans l'héritage du Seigneur. Qu'il n'y ait plus, au sein de l'Église notre mère, qu'un seul troupeau sous la conduite d'un seul pasteur, Jésus-Christ, lequel saura nous défendre contre les attaques de tous les ennemis du dehors et du dedans 2. »

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1 Considerate, charissimi, quia Veritas mentiri non potuit, nec fides Pctri in œlemum quassari poterit vcl mutari.

2. S. Pelag., Epist. in pass.; Patr. lat., tom. LXXII, col. 706 et seq. pass. Fleury glisse très-rapidement sur cette lettre. Voici les quelques lignes qu'il consacre à son analyse : « Saint Pierre, disait Pélage, a reçu le commande­ment de confirmer ses frères, et il lui a été promis que sa foi ne manquerait point; mais, pour lever les mauvaises impressions que l'on pourrait vous avoir données de la nôtre, sachez que c'est celle du concile de Nicée, du

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