Louis XVI 4

Darras tome 40 p. 46


   73. Le clergé français, dans son ensemble, justifiait-il, par son état, les rigueurs de la révolution ? « Le clergé français, répond un docte et judicieux historien, le clergé français d'avant 89 a été extrêmement attaqué par les révolutionnaires de toutes nuances, par les exaltés comme c'est naturel, et aussi par bien des modérés, qui, au fond, ne peuvent lui pardonner d'avoir fait subir un grand échec à la révolution. Il y a eu aussi des catholiques zélés qui l'ont assez maltraité : tout en admirant son héroïque résistance, ils lui ont reproché d'avoir, trop sévèrement peut-être, mais non sans raison, d'avoir été imbu de doctrines beaucoup trop favorables à la domination de l'autorité laïque dans l'Église, et d'avoir ainsi facilité involontairement les entreprises des auteurs de la constitution civile. A peine les Etats généraux étaient-ils réunis, que de nombreux pamphlétaires lançaient contre le clergé une foule de calomnies intéressées, dans l'espoir de rendre populaire d'abord l'idée de spoliation, puis celle de persécution. La révolution s'est rendue coupable de telles atrocités à l'égard du clergé, 

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(1) Taine, La révolution, 1.1, p. 214.

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que ses défenseurs à outrance, pour atténuer l'odieux de sa conduite, ont jugé indispensable de crier partout que ses victimes étaient peu dignes d'intérêt, que le clergé comme corps avait commis d'énormes fautes publiques, et que les individus dont il se composait n'avaient pas été animés du véritable esprit de leur état, et par leur conduite avaient excité dans la nation un juste dédain et une irritation profonde qui expliquent les excès dont ils furent victimes. En outre on ne manque pas de déblatérer contre les moines et leurs richesses, contre le luxe des évêques, la licence des abbés de cour, l'orgueil du haut clergé, son zèle ardent pour tous les abus de l'ancien régime, etc., etc. » (1).


Le clergé était partagé en haut et bas, mais cette distinction n'impliquait pas d'injure. Le clergé paroissial jouissait de fort peu de propriétés, et n'avait pour vivre que  son  casuel, plus la portion congrue, portée à 700 livres. Le pouvoir politique de l'ordre appartenait aux ecclésiastiques usufruitiers de propriétés territoriales, qui autrefois participaient aux  charges et aux bénéfices de la féodalité, et, dans les temps modernes, leur assurait encore de grands avantages. C'est dans cette catégorie que se trouvaient les prélats et abbés de cour, cadets de noblesse entrés dans l'Église avec une médiocre vocation, qui prenaient l'esprit du monde et trop souvent ses mœurs. Il y avait  cependant beaucoup  d'évêques et d'abbés qui vivaient absolument comme les évêques et les prêtres du clergé actuel, mais plus à leur aise. Il y avait cent trente-quatre évêchés, fort inégaux d'étendue et de revenus, occupés généralement par des ecclésiastiques nobles. Il y avait aussi des chapitres, cathédrales et collégiales, riches et en crédit, pourvus d'hommes à grande mine et parfois d'austère vertu. Cependant, en général, la piété languit, la science n'est pas grande et on ne défend pas avec assez d'énergie le christianisme. Le clergé paroissial était de beaucoup le plus nombreux ; il n'avait pas toujours beaucoup de sympathie pour les grands dignitaires.« Le clergé, dit l'abbé Barruel, résistait au torrent ; ses membres n'étaient pas eux-mêmes exempts de tous les vices du siècle. Il faut le dire pourtant à la gloire de Dieu, le

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 (1) Sciout, Histoire de la constitution civile du clergé, t. I, p. 3.2.

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clergé ne semblait pas annoncer la constance dont il a donné l'exemple. On pouvait le diviser en deux parties : l'une était le scandale et l'effroi de l'Église bien plus que son appui. L'autre partie était celle des prêtres occupés du salut des âmes et des fonctions ecclésiastiques. C'était là vraiment le corps du clergé : en général il était instruit de ses devoirs ; s'il était des pasteurs qui n'eussent vu dans l'Église que ses richesses, il en était encore plus à qui la foi était précieuse et bien peu paraissaient disposés à trahir : il fallait abattre tout ce corps de pasteurs pour compléter le triomphe des impies » (1). On doit donc en rabattre beaucoup des accusations élevées contre le clergé ; mais on ne peut pas tout rejeter, car jamais Dieu n'eût soumis un corps absolument irréprochable, à de si grandes et si terribles épreuves.


Pour les ordres religieux, il serait long de rechercher les causes de leur décadence. Il est certain que la commende en France a beaucoup contribué à la ruine de l'état monastique et jeté en même temps un grand discrédit sur le reste du clergé. Cette commende était une provision d'un bénéfice régulier accordé à un séculier avec dispense de régularité. D'abord le commendataire ne jouissait des revenus de l'abbaye que de la mort de l'abbé à la nomination de son successeur ; bientôt ils gardèrent toute leur vie la jouissance des fruits du bénéfice. Au XVIIIe siècle, ils jouissaient des mêmes honneurs que les abbés titulaires et, en général, exerçaient toutes les prérogatives de l'abbaye. Cependant ils n'avaient point de juridiction sur les religieux, qui obéissaient à un prieur. Ainsi le commendataire ne résidait pas, il se contentait de dévorer les revenus d'une abbaye, laissant les religieux à leur fantaisie, les bâtiments à l'abandon. « En vain, dit Montalembert, le scandale permanent de ces monastères, privés de leurs chefs naturels et exploités par des étrangers qui n'y apparaissaient que pour en pressurer les habitants, excita-t-il d'unanimes et fréquentes réclamations. Le mal alla toujours en s'aggravant ; la notion même de la disposition pieuse et charitable de ces glorieuses créations de la foi de nos pères fut bientôt oblitérée dans l'esprit de ceux qui disposaient ainsi des

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(1) Bamiuel, Histoire du clergé, 1.1, p. 30.

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trésors du passé, comme de ceux qui s'en repaissaient. Ce magnifique patrimoine de la foi et de la charité, créé et grossi par les siècles, expressément consacré par ses créateurs au maintien de la vie régulière et commune et au soulagement des pauvres, se trouva ainsi transformé en caisse fiscale, en dépendance du trésor royal, où la main des souverains puisait à volonté pour essayer d'en rassasier la rapacité de leurs courtisans, et, comme on l'a dit, pour assouvir et asservir leur noblesse (1). »


On ne peut pas trop blâmer la commende par laquelle le roi spoliait les monastères et nuisait à leur exacte observance ; mais il n'en faut pas exagérer les effets. Tous les moines, il s'en faut, n'étaient pas pervertis ; il restait de fervents religieux et d'intrépides ouvriers. « Je ne parle, dit Taine, que des religieuses, 37,000 filles en 1,300 maisons. Ici, sauf dans les vingt-cinq chapitres des chanoinesses qui sont des rendez-vous demi-mondains de filles nobles et pauvres, presque partout la ferveur, la sobriété, l'humilité sont incontestables. Un membre du comité ecclésiastique avoue à la tribune que, par toutes leurs lettres et adresses, les religieuses demandent à rester dans leurs cloîtres ; de fait, leurs suppliques sont aussi vives que touchantes. — « Nous préférerions, écrit une communauté, faire le sacrifice de nos vies à celui de notre état... Ce langage n'est pas celui de quelques-unes de nos sœurs, mais de toutes absolument. L'Assemblée nationale a assuré les droits de la liberté ; voudrait-elle en interdire l'usage aux seules âmes généreuses qui, brûlant du désir d'être utiles, ne renoncent au monde que pour rendre plus de services à la société?» — «Le peu de commerce que nous avons avec le monde, écrit une autre communauté, fait que notre bonheur est inconnu. Mais il n'en est pas moins vrai ou moins solide. Nous ne connaissons parmi nous ni distinctions, ni privilèges ; nos biens et nos maux sont communs. N'ayant qu'un seul cœur et qu'une seul âme,... nous protestons devant la nation, en face du ciel et de la terre, qu'il n'est donné à aucun pouvoir de nous arracher l'amour de nos engagements, avec encore plus d'ardeur que nous ne les fîmes à nos professions. » — Beaucoup de com-

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(1) Les moines d'Occident, Introd., p. 163.

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munautés n'ont pour subsister que le travail de leurs doigts et le revenu de petites dots qu'on apporte en y entrant ; mais la sobriété et l'économie y sont telles que la dépense totale de chaque religieuse ne dépasse pas 250 livres par an. «Avec 4,400 livres de revenu net, disent les Arronciades de Saint-Amour, nous vivons trente-trois religieuses, tant choristes que du voile blanc, sans être à charge au public ni à nos familles... Si nous vivions dans le monde, notre dépense y triplerait au moins, » et, non contentes de se suffire, elles font des aumônes. — Parmi ces communautés, plusieurs centaines sont des maisons d'éducation ; un très grand nombre donnent gratuitement l'enseignement primaire. Or, en 1789, il n'y a pas d'autres écoles pour les filles, et, si on les supprime, on bouche à l'un des deux sexes, à la moitié de la population française, toute source de culture et d'instruction. Quatorze mille hospitalières, réparties en quatre cent vingt maisons, veillent dans les hôpitaux, soignent les malades, servent les infirmes, élèvent les enfants trouvés, recueillent les orphelins, les femmes en couches, les filles repenties. —La Visitation est un asile pour les filles disgraciées « de la nature», et dans ce temps il y en a bien plus de défigurées qu'aujourd'hui, puisque, sur huit morts, la petite'vérole en cause une. On y reçoit aussi des veuves, des filles sans fortune et sans protection, des personnes « fatiguées par les agitations du monde, » celles qui sont trop faibles pour livrer la bataille de la vie, celles qui s'en retirent invalides ou blessées ; et « la règle, très peu pénible, n'est pas au-dessus des forces de la santé la plus délicate et même la plus débile. » Sur chaque plaie sociale ou morale, une charité ingénieuse applique ainsi, avec ménagement et avec souplesse, le pansement approprié et proportionné. — Enfin, bien loin de se faner, presque toutes les communautés fleurissent, et, tandis qu'en moyenne il n'y a que 9 religieux par maison d'hommes, on trouve en moyenne 24 religieuses par maison de femmes. Telle, à Saint-Flour, élève cinquante pensionnaires; une autre, à Beaulieu, instruit cent externes ; une autre, en Franche-Comté, dirige huit cents enfants abandonnés. — Devant de tels instituts évidemment, pour peu qu'on ait souci de l'intérêt public et de la justice, il faut s'ar-

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rêter. D'autant plus qu'il est inutile de sévir ; en vain la main rude du législateur essaiera de les écraser ; ils repousseront d'eux-mêmes, parce qu'ils sont dans le sang de toute nation catholique. Au lieu de 37,000 religieuses, il y en a maintenant en France 80,000, c'est-à-dire, sur 10,000 femmes, 55 au lieu de 28 » (1).


74. Le clergé n'existait plus comme ordre politique : c'était un grand succès pour les idées nouvelles ; mais les philosophes en voulaient plus à la religion qu'à l'organisation politique. Leur plan était de dépouiller le clergé de ses propriétés, et de l'asservir, pour le mettre plus tard à néant. Pour l'asservir, le moyen qui parut le plus propice était le salariat : l'homme qui doit son pain à un pouvoir, s'il n'en est pas forcément l'esclave, en est toujours l'obligé craintif. Les révolutionnaires modérés pensaient qu'il vaudrait mieux laisser, au clergé, une fraction de ses biens après en avoir déterminé l'usage ; que les finances n'y perdraient rien ; que la tranquillité y gagnerait beaucoup ainsi que la dignité de la religion. Le gros de l'assemblée, cette masse incohérente et inconsciente, qui n'a point de doctrine et qui commet des crimes avec des votes, pour avoir le clergé à discrétion, tenait au salaire. Le salaire lui fournissait un excellent prétexte pour dépouiller complètement le clergé et préparer ainsi, sans en avoir l'air, l'exécution de son plan contre la religion catholique. Dans la fameuse nuit du 4 août, on avait décidé le rachat des dîmes ; quand on vint à cette question, ce fut pour les supprimer sans rachat. Plusieurs députés résistèrent aux philosophes. Lanjuinais déclara hautement que la dîme était sacrée, que son rachat était indispensable, que son prix devait être placé pour l'entretien du clergé et le soulagement des pauvres. Un curé déclara que les paysans préféraient payer la dîme en nature. L'évêque de Dijon et Grégoire demandèrent que le rachat fût fait en biens fonds. Pour détruire la propriété ecclésiastique, Mirabeau prêcha le communisme : les propriétaires n'étaient plus que les économes du corps social, c'était à l'État de régler leur gestion. A son exemple, beaucoup de ces modérés, qui ne sont que des lâches, attaquaient avec fureur la propriété ecclé-

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(1) Taine, La révolution^ U I, p» 316.

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siastique, parce qu'ils espéraient que la révolution ne dépasserait pas le pillage du sanctuaire. Sieyès, plus honnête et plus intelligent, soutint que la dîme était une propriété ; qu'on pouvait la transformer, non l'éteindre ; de plus, il appuya sur cette idée que la supprimer, c'était faire, aux propriétaires, un cadeau de 70 millions de rentes. C'est le côté piquant de la question. En effet, depuis Charlemagne, les terres étaient vendues et revendues avec la charge de la dîme. En ôtant cette charge sans compensation, vous faites au propriétaire un cadeau, une remise de charge. La plupart des membres de l'assemblée devaient trouver,  dans cette mesure, une fortune ; y gagner cinq, dix, quinze, vingt et jusqu'à 30,000 livres de rente. Pour soulager, de ces 30,000,000, des paysans en sabots, l'assemblée accrut de 30,000,000 les revenus de bourgeois aisés et de 30,000,000 le revenu de nobles opulents. De plus, l'État devait y perdre, car, sans rien embourser, il prenait à sa charge les frais du culte. Les députés songeaient à se créer des rentes, non à servir les intérêts de l'État; c'est pourquoi ils apportèrent à cette discussion si peu de lumière et tant d'animosité. Naturellement, ils ne pouvaient pas dire : « Nous gaspillons d'immenses ressources, parce que nous voulons emplir nos poches et supprimer la religion ; » mais ils n'invectivèrent pas moins ardemment. Alors plusieurs curés se lèvent, déclarent qu'ils abandonnent les dîmes et viennent signer leur déclaration au bureau. Plusieurs évêques imitent leur exemple. Les dîmes sont supprimées sans rachat, par la renonciation du clergé. L'assemblée décidait en même temps que le casuel prendrait fin quand on aurait réglé les traitements ; qu'à l'avenir on n'enverrait, pour annates, aucun denier à Rome ; et que les diocésains s'adresseraient aux évêques pour toutes dispenses et provisions de bénéfices. Par quoi la chambre s'engageait sur les brisées de Scipion Ricci, de Joseph II et de tous les schismatiques du XVIIIe siècle. 


    75. On s'imagine vulgairement que les députés de la Constituante étaient des hommes de liberté ; par leur étiquette, c'étaient, en effet, des libéraux; dans la réalité, leur libéralisme n'était que le prête-nom de l'autocratie. On a joué, depuis, maintes fois ce même

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jeu. On jette en avant quelques maximes libérales ; on se porte, sous ce couvert, aux plus monstrueux attentats. Dans la discussion des dîmes, Mirabeau avait dévoilé audacieusement son dessein d'avoir un clergé fonctionnaire, officier civil de morale et d'instruction. Dans ce système, le prêtre ne parlerait plus au nom de l'Église de Jésus-Christ, mais au nom et pour l'utilité du gouvernement, qui a besoin qu'on enseigne au peuple à ne pas voler et à respecter le pouvoir ; le curé ne serait plus le pasteur des âmes, mais l'agent de l'État, tenant de lui son autorité sur les consciences. En y regardant de près, le système de Mirabeau, c'est le système des csars ; le libéralisme est synonyme de despotisme. On espère que le salaire du clergé réalisera ce dessein et on y pousse, après la suppression des dîmes, par la dévalisation des églises. Le 26 septembre 1789, un député propose de demander à l'Église le sacrifice de son argenterie, qui devait, disait-il, rapporter 140 millions. Prendre dans la poche de son voisin, voilà, pour les libéraux, un mode expéditif de battre monnaie : mais dépouiller le sanctuaire du Dieu vivant, c'est faire coup double, c'est voler et avilir, ou du moins s'efforcer d'y atteindre. Le clergé fit encore ce sacrifice, réservant ce qui était nécessaire à la bienséance du culte. Ces renonciations spontanées ne rapportèrent, du reste, ni honneur ni profit. Les députés avaient de grandes poches où disparurent bien des choses, et comme ils visaient encore plus à déshonorer qu'à voler, il se flattaient d'avoir pu tout prendre et ne voyaient dans les concessions que le sacrifice d'une partie pour sauver le reste. Cependant il faut rappeler que le clergé sacrifia son argenterie comme il avait renoncé aux dîmes, sans raison, disons-le, et en créant à la propriété un terrible écueil ; et qu'on ne vienne plus nous dire que le clergé songe au rétablissement de choses qu'il sacrifia lui-même, quand il eût pu, sans injustice, les retenir. Encore est-il bon qu'il l'ait fait dès lors ; car autrement les modérés l'accuseraient d'avarice et d'indifférence et proclameraient que des concessions eussent pu désarmer l'assemblée. 


   76. Après la renonciation aux dîmes et le sacrifice de l'argenterie, il ne restait plus à entamer que le fond. Le 18 août 1789, à     

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l'occasion d'un projet d'emprunt, un député proposa de grever les biens ecclésiastiques d'une somme annuelle de un million 500,000 livres pour les intérêts et de 500,000 pour l'amortissement. A propos de cet emprunt, Talleyrand réclama, le 11 octobre, la confiscation des biens du clergé. Deux jours après, Mirabeau, qui voulait à toute force présenter dans les questions religieuses les motions les plus radicales, demanda à l'Assemblée de décréter : 1° Que la propriété des biens du clergé appartient à la nation, à la charge pour elle de pourvoir à l'existence des membres de cet ordre; 2° que la disposition de ces biens sera telle qu'aucun curé ne pourra avoir moins de douze cents livres, avec le logement. La gauche tenait beaucoup aux douze cents livres des curés, et en parlait constamment, dans l'espoir d'acheter ainsi leur complicité, ou tout au moins leur neutralité dans la guerre qu'elle allait faire au catholicisme. D'après la théorie de Mirabeau, la propriété ne repose ni sur le droit naturel ni sur le droit divin, mais sur le droit social. « Qu'est-ce que la propriété en général ? disait Mirabeau. C'est, répondait-il, le droit que tous ont donné à chacun de posséder exclusivement une chose à laquelle, dans l'état naturel, tous avaient un droit égal.» Et, d'après cette définition, qu'est-ce que la propriété particulière ?


C'est un bien acquis en vertu des lois. Oui, c'est la loi seule qui constitue la propriété, parce qu'il n'y a que la volonté publique qui puisse opérer la renonciation de tous et donner un titre comme un garant à la jouissance d'un seul. (1)


Ainsi la seule base de la propriété est la loi civile ; et comme l'Assemblée constituante a le pouvoir de porter des lois, elle peut, d'un trait de plume, s'emparer des propriétés ecclésiastiques. Mais si l'assemblée ou le souverain ont ce pouvoir, ils peuvent aussi, par une simple ordonnance, adjuger à l'État toutes les propriétés laïques : telle était la conséquence nécessaire du système de Mirabeau, conséquence déjà posée par Rousseau et prévue par Montesquieu. Pour se soustraire à cette conséquence anarchique, Mirabeau établit cette distinction : que d'une part, la loi n'a pu

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(1) Moniteur, séance du 30 octobre.

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accorder au clergé la jouissance d'une partie du fonds commun, qu'à la charge implicite de retour, si la nation le juge à propos; tandis que les autres parties de ce fonds, distribuées primitivement aux autres citoyens ne sont pas irrévocables, mais dans l'intérêt public jouissent de la perpétuité. Il est surperflu de faire observer que cette distinction est contraire à tous les faits historiques, à tous les titres de donation, et qu'elle repose uniquement sur cet axiome de la cupidité et de la mauvaise foi : « La propriété est sacrée pour tout le monde, excepté pour le prêtre. » Mais, en faisant cette exception, pouvait-on du moins rassurer les autres propriétaires? Certainement non ; car, dans cette hypothèse, l'Etat est toujours le propriétaire primitif; il fait des concessions, les unes temporaires, les autres perpétuelles ; mais si les circonstances exigent ce décret, l'État pourra, d'après cette étrange logique, les frapper toutes d'une révocation indistincte.


En développant sa thèse, Mirabeau faisait valoir un autre argument. Le clergé est un corps, disait-il, et les corps n'existent que par la loi. La loi peut donc les anéantir, comme elle les fait naître. D'où il concluait que la loi qui pouvait les priver de leur existence, pouvait, à plus forte raison, les priver de leurs biens. «Vous voulez donc nous tuer? » s'écriait Maury, et par cette exclamation spontanée offrait la meilleure réfutation de l'argument invoqué. Du reste, il était trop facile de répondre que le clergé était d'institution divine, non par la loi civile, et que la loi qui n'avait été de rien dans sa création, ne pouvait pas détruire son droit divin de propriété. A cette argumentation, Treilhard ajoutait ceci : «La propriété est le droit d'user et d'abuser ; or, le clergé ne peut abuser ; donc il n'est pas propriétaire. » Raisonnement de nigaud, qui n'eut pas de réponse. Il n'est pas nécessaire d'abuser pour avoir le droit d'user. Au demeurant, le prêtre ne trouve pas, dans son sacerdoce, un gage d'impeccabilité ; il peut pécher, comme les autres propriétaires, sans que son péché, quoi qu'en aient dit nombre d'hérétiques, nuise à son droit.


  A cet argument, Péthion en ajoutait un autre qui en est comme la contre-partie, et même la contradiction. Ce sont les propriétés

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du clergé, disait-il, qui ont toujours été accusées de corrompre les mœurs des ministres de la religion. Donc, il faut les lui ôter, pour le rendre à la sainteté de son état. En fait, les principaux abus de la propriété cléricale provenaient de ce que l'État s'en était arrogé la distribution, particulièrement par la commende. Si l'État avait laissé tous ces biens suivre le cours de la distribution canonique, il est probable qu'il n'en serait résulté d'abus de ce qu'en comportent l'infirmité humaine et les circonstances. En droit, s'il fallait ôter la propriété à tous ceux qui en abusent, on ne saurait où s'arrêter. Les riches ne sont pas toujours des modèles de vertu ; mais leurs fautes ou leurs excès, encore une fois, ne font pas brèche à l'autorité de leur droit.


Pour le bouquet, La Poule, une bible à la main, donnait ces arguments : « Les fidèles qui embrassaient la vie ecclésiastique, disent les Actes des Apôtres, n'ont ni ne doivent avoir aucune propriété. »


Donc les catholiques n'ont pas droit de posséder quelque bien en commun. Mais il était difficile de pousser plus loin la déraison.


   A cette argumentation révolutionnaire, le clergé opposait une argumentation conservatrice. Maury, Boisgelin, archevêque d'Aix, l'évêque de Nîmes, l'abbé de Montesquiou, l'abbé d'Eynard contrebalançaient La Poule, Treilhard, Chapelier, et Mirabeau. Leurs discours restent comme la meilleure défense qui se puisse faire de la propriété, et si la propriété doit être, un jour, battue en brèche par des motions socialistes, elle n'aura pas de plus solides appuis que les orateurs du clergé à l'assemblée constituante. Sur la question de fait, voici ce que disait Montesquieu : « Nous possédions avant l'invasion de Clovis. Le clergé a pour lui le titre originaire et la possession de plus de dix siècles, pendant lesquels il a aliéné, hypothéqué, changé et traité de mille manières. Vous ne pouvez contester ce titre, sans rejeter les autres (1). »


A ce titre de possession primitive, s'ajoutaient d'autres origines, des donations, des acquisitions onéreuses, l'exploitation.   «Nous

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(1) Moniteur, séance du 31 octobre 1789.

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avons acquis nos biens, disait Maury, par des défrichements ; nous les avons acquis sous la protection de la loi : Si vous les prenez, quelle propriété sera désormais assurée ? Vous aurez bientôt des lois agraires ; elles vous menacent et vous en aurez d'avance consacré la légitimité (1).


L'archevêque d'Aix, insistant sur ce péril d'une loi agraire, disait avec une justesse qui excitera, dans l'avenir, des frémissements d'horreur et des accents de reconnaissance :


« Cette loi de propriété était générale, elle cesse de l'être par la confiscation des biens ecclésiastiques, elle peut multiplier les exceptions. On dira que les propriétaires ne s'accorderont pas pour détruire des propriétés, ainsi la loi suprême serait donc l'intérêt. Si jamais des non-propriétaires dominaient dans une assemblée nationale, pensez-vous que les droits de propriétaire n'y seraient pas violés ? Ils rejeteraient vos décrets qui étaient vos seuls droits sur l'avenir. »


En lisant ces paroles, on pense aux écrits anti-propriétaires de Brissot et de Proudhon: et l'on demande si les prévisions de l'archevêque d'Aix ne pourraient pas se réaliser un jour.


Les questions accessoires étaient traitées avec une égale profondeur. Les terres deviendront, disait le clergé, la proie des agioteurs ; les provinces auront à regretter l'administration bienfaisante des propriétaires ecclésiastiques ; les campagnes seront ruinées, les pauvres délaissés ; toute sécurité disparaîtra pour le clergé, puisque, à la première guerre, à la première gène financière, on supprimera ses traitements. D'ailleurs un clergé salarié par l'État doit nécessairement s'avilir. L'abbé Maury a embrassé tous ces points et les a traités avec une supériorité remarquable.


Ces raisons faisaient impression sur l'assemblée et si l'on eut voté le 31 octobre, il est probable qu'elle eût repoussé la proposition de Talleyrand. L'ajournement fut prononcé pour le 2 novembre, le jour des morts, comme on en fit la remarque. Ce jour-là, les passions populaires avaient été excitées ; les coups de bâton écartèrent plusieurs membres ; la parole fut refusée aux orateurs

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(1) Moniteur, séance du 31 octobre 1789.

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du clergé. Malgré les instances de Mirabeau, les mots appartiennent à la nation excitaient des répugnances profondes et, de plus, on craignait de choquer les provinces. Enfin, pour ménager ceux qui répugnaient le plus à la mesure et rallier les voix douteuses, on proposa ce décret qui fut adopté à la majorité de 568 voix contre 346. 

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