Darras tome 15 p. 333
§ II. Boniface V et la Grande-Bretagne.
5. Le vénérable Bède nous a transmis des renseignements non moins certains sur les relations de Boniface V avec les évêques et les rois de la Grande-Bretagne 5. La mort de saint Laurent, premier archevêque de Cantorbéry et vicaire du siège apostolique en Angleterre, avait suivi de près la conversion du roi Eadbald. « Laurent fut remplacé, dit l'historien anglo-saxon, par l'évêque de Rochester, Justus, qui, en vertu d'une autorisation spéciale de Boniface V, sacra lui-même le prêtre Romanus pour l'église laissée vacante par cette translation 6. » Nous avons en effet deux lettres écrites à ce sujet par le pape et adressées au nouvel archevêque de Cantorbéry. La première s'exprime en ces termes : « Au très-cher frère Justus, Boniface évêque, serviteur des serviteurs de Dieu. Nous avons reçu les lettres de votre dilection, dans lesquelles vous nous informez qu'avec le secours du Dieu tout-puissant et de
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1 Dedicatio sancti Nicomedis martyris et presbyteri, apud urbem Romam, cujus martyrium celebratur XVII Kalend.oclobri$.(kào. Vienn., Martyrolog., 1 jun.) — 2 Bosio, Roma sotterran., cap. L. — 3 Alcuin., append., Not. eccles. urb. Rom.; Pair, lat., tom. CI, col. 1364. — 4 JUxta viam Nomentanam est sanctus Nicomedes. [Notit. eccl. urb. Rom., texte publié par M. de Rossi, Rom. sotterr., tom. I, p. 142.) — 5 Bcd., llist. Eccles. Angl., lib. II, cap. vu; Patr. lat., tom. XCV, col. 93 et seq. — 6 Id., ibid., cap. vin.
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Jésus-Christ Notre-Seigneur, la foi chrétienne fait de nombreuses conquêtes parmi les infidèles de la province de Kent. C'est avec une joie vive et profonde que nous applaudissons au succès de votre apostolat. Nous rendons surtout à Dieu de sincères actions de grâces pour le retour du roi Eadbald à la foi véritable. Vous nous rappelez à cette occasion que notre prédécesseur de sainte mémoire, le pontife Grégoire, a désigné la cité de Dorobernia (Cantorbéry) comme la métropole de toutes les églises britanniques. Vous nous demandez de confirmer et de renouveler en cas de besoin ce privilège. Certes, quand cette ville vient d'être une seconde fois le rempart de la vérité et de la foi orthodoxe, nul ne pourrait songer à lui rien enlever de ses droits légitimes. En conséquence, nous déclarons que les constitutions données à ce sujet par notre prédécesseur le seigneur pape Grégoire subsisteront à tout jamais inviolables, sans qu'on y puisse rien diminuer ni altérer. Conformément à leur teneur, nous enjoignons, par l'autorité du bienheureux Pierre prince des apôtres, que la ville de Cantorbéry soit le siège métropolitain de toute la Grande-Bretagne, que les évêques de toutes les autres provinces du royaume des Angles lui soient soumis. Nous déclarons que ce siège est placé immédiatement sous la puissance et sauvegarde de la sainte église romaine. Si quelqu'un osait lui enlever un seul de ses droits, que Dieu lui-même efface son nom du livre de vie, et que le téméraire sache qu'il est soumis au lien de l'anathème 1. » — Dans la seconde lettre, le pape dit à Justus : «Le porteur de ces présentes vous remettra le pallium que vous avez sollicité de nous ; vous êtes autorisé à en faire usage pour la célébration des saints mystères. Nous vous accordons aussi la faculté de sacrer des évêques, avec la grâce de Dieu, selon l'opportunité des circonstances, en sorte que l'Évangile de Jésus-Christ continue ses progrès et parvienne à toutes les nations qui ne le connaissent pas encore. Votre fraternité s'efforcera de garder, dans la sincérité d'une âme
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1 Bonifac. V, Epist.; Mansi, Suppl., tom. I, p. 470; Patr. lai., tom. LXXX, col. 440.
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immaculée, le privilège qu'elle tient de ce siège apostolique ; elle en usera de manière à le faire servir au bien des âmes, et à paraître avec confiance au tribunal du souverain juge1.»
6. Vers le même temps, Edvin, fils d'ElIae ou Allai, ce roi saxon du Northumberland dont saint Grégoire le Grand avait appris le nom par des marchands d'esclaves sur le forum romain, venait, après des aventures que les poèmes gaéliques ont rendues célèbres, de rentrer en possession des états paternels. Il sollicita la main d'Edelburge, sœur d'Ealbald. « Une femme chrétienne, répondit la noble princesse, ne saurait épouser un idolâtre, sans exposer la foi véritable et les mystères sacrés à la profanation 2. » Edwin insista en disant qu'il laisserait à la future reine, ainsi qu'aux prêtres et clercs qu'il lui conviendrait d'amener à sa suite, liberté entière de professer le christianisme. «Moi-même, ajoutait-il, je ferai examiner la question par les hommes sages et prudents de mon royaume. S'ils trouvent que la religion chrétienne est vraiment la plus sainte et la plus digne de Dieu, je ne ferai pas difficulté de l'embrasser 3. » Il confirma par serment cette royale promesse, et la négociation fut conclue. Edelburge destinée comme Théodelinde en Italie et Clotilde dans les Gaules, à convertir tout un royaume à la foi du Christ, voulut amener un évêque à la cour païenne d'Edvrin. Justus conféra la consécration épiscopale au prêtre Paulin, l'un des derniers survivants des moines missionnaires envoyés par saint Grégoire le Grand dans les îles Britanniques; il le chargea d'accompagner la reine et de se créer un diocèse parmi les tribus idolâtres du Northumberland. Boniface V écrivait à Edelburge : « Vous êtes comme l'étincelle de la foi, que la bonté du Seigneur envoie à votre glorieux époux et à sa nation fidèle. Puisse l'exemple de notre noble fils Eadbald être bientôt suivi par le roi des Northumbres. Inclinez doucement l'esprit et le cœur du prince à la vérité. Le mot de l'Écriture se réalisera en vous : « L'époux idolâtre sera sauvé par l'épouse
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1 Bonifac. V, Epist. i; Pair, lat., tom. LXXX, col. 435. — 2 Bed., Flist. ecch, )ib. H, cap. vin ; Pair, lot., tom. XCV. — 3 ld., ibid.
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fidèle 1. » Vous n'avez reçu le don de la foi et les bienfaits du Rédempteur que pour en accroître et multiplier les fruits. Je ne cesse dans mes prières de demander pour vous cette grâce. Recevez donc, glorieuse fille, ces exhortations comme le témoignage de notre paternelle tendresse, et informez-nous, par le retour de notre envoyé, des dispositions religieuses du roi votre époux et de la nation qui lui est soumise. Je vous transmets la bénédiction du bienheureux Pierre prince des apôtres, votre protecteur, et je prie votre gloire d'accepter comme un présent offert de grand cœur un miroir d'argent et un peigne d'ivoire doré 2. » Une autre lettre, adressée directement au roi, portait cette suscription : «A l'homme glorieux, Edwin, roi des Angles, Boniface évêque, serviteur des serviteurs de Dieu. » Le pape citait au roi païen l'exemple de son beau-frère Eadbald, dont la conversion au christianisme avait consolidé la puissance. Il l'exhortait à réfléchir sur l'inanité du culte des idoles, statues inanimées, masses inertes de bois vermoulu, que la main de ses sujets fabriquait sur commande, et réparait au besoin. « Prenez le signe de la croix sainte, par qui le genre humain a été racheté, disait-il : ce signe a vaincu le démon. Brûlez vos idoles : elles ne sentiront même pas l'ardeur de la flamme, insensibles qu'elles sont. Vous êtes plus noble et meilleur que ces prétendus dieux; vous avez reçu du Seigneur le souffle vital, propagé du premier homme jusqu'à vous, et destiné à se perpétuer en d'innombrables générations. Apprenez à connaître le Dieu véritable qui vous a créé, qui vous a insufflé l'esprit de vie, qui a envoyé pour votre rédemption son Fils unique, afin de vous arracher au pouvoir de l'infernale malice et de vous doter des célestes récompenses. Écoutez la parole des prédicateurs, embrassez l'Évangile du Dieu qu'ils vous annoncent, renaissez par l'eau et l'Esprit-Saint dans la foi au Père tout-puissant, à son Fils Jésus-Christ et à l'Esprit de sainteté, Trinité indissoluble, qui bannira loin de vous les embûches d'un ennemi venimeux et perfide, pour vous introduire dans les splendeurs de la gloire éternelle. Nous vous envoyons,
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11 Cor., vu, 14. — 2 Bonifac. V, Epist. m; Patr. lat., t. I.XXX, col. 438.
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comme gage de la bénédiction de votre protecteur le bienheureux Pierre prince des apôtres, et nous vous prions d'accepter avec le même sentiment d'affection qui nous inspire nous-même, une chlamyde brodée d'or et une toge de laine d'Ancyre 1. » (624.) 7. Boniface ne vécut pas assez pour voir le succès de ses apostoliques efforts. En 626, Edwin, sur le point de s’engager avec son armée dans une sanglante bataille contre Wiohelm roi des West-Saxons, jura, si le Christ le rendait victorieux, d'embrasser sa religion. Comme autrefois Clovis à Tolbiac, l'époux d'Edelburge fut vainqueur. Au retour de son expédition, il réunit tous les chefs de son royaume, ainsi que les prêtres idolâtres, dans une de ces assemblées nationales que les chroniques saxonnes appellent Wittena Gemot (conférence des sages), sorte de parlement primitif, dont la convocation et la tenue précédaient dès lors les grandes résolutions intéressant l'honneur du pays. Le grand pontife des idoles Coïf, parla le premier en ces termes : « Roi, tu décideras en dernier ressort. Quant à moi, je sais par expérience, et je déclare que la religion suivie par nous jusqu'à ce jour est absolument sans utilité. Aucun des tiens n'a pratiqué avec plus de zèle que moi le culte de nos dieux. Cependant nombreux sont les chefs qui ont reçu de ta main de plus grands bienfaits que moi ; je les vois comblés de dignités, prospérant dans toutes leurs entreprises. Or, si les dieux pouvaient quelque chose, ils voudraient de préférence me protéger, moi qui n'ai reculé devant aucun sacrifice pour les servir. En conséquence, si après examen les doctrines qu'on nous prêche te paraissent plus fortes et plus sages, il nous faudra sans hésitation les embrasser. — Un autre chef, renommé pour sa prudence, prit ensuite la parole, et dit : Roi, la vie de l'homme sur la terre est quelque chose d'obscur et d'incertain, que je comparerais volontiers à ce qui se passe en ce moment sous nos yeux, dans cette saison des brumes et de l'hiver. Le soir, lorsque tu t'assieds à table avec les chefs et les guerriers, on allume un grand feu au milieu de la salle; la température est chaude dans le cénacle, mais au dehors des
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1 Bonifac. V, Epist. ni; Pair, lat., tom. cit., col. 437, 438.
XV. 22
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tourbillons de pluie ou de neige se précipitent avec fureur. Le passereau épouvanté, qui entre par une porte dans la salle et sort par l'autre, n'a joui qu'une minute de la chaleur bienfaisante : il retrouve soudain l'hiver et la tempête. Les hommes ressemblent à ce passereau ; ils n'apparaissent qu'un moment à la vie. D'où viennent-ils? où vont-ils? Nous l'ignorons complètement. Si la nouvelle religion nous apporte des enseignements plus précis, il serait sage de la suivre. — Les autres vieillards et conseillers du roi, comme par une inspiration divine, parlèrent dans le même sens. Enfin le grand pontife Goïfse proposa lui-même pour s'aboucher avec Paulin, et conférer sur la nouvelle religion. Le roi agréa son offre et le Wittena-Gemot se sépara 1. » Quelques jours après, on se réunissait de nouveau, pour entendre le rapport du prêtre des idoles. Coïf se leva et dit : « Depuis longtemps je soupçonnais le néant de ce que nous adorons; plus je cherchais la vérité dans notre religion, moins je la trouvais. Maintenant que j'ai entendu la prédication de Paulin, je déclare qu'elle renferme la vérité pure et manifeste : elle nous apporte les dons de la vie, du salut, de la béatitude éternelle. Donc, ô roi, je suis d'avis qu'on voue à l'anathême, qu'on brûle sur l'heure les temples et les autels que nous avons jusqu'ici honorés sans aucun résultat. » Toute l'assemblée applaudit à ces paroles. Le roi manda Paulin, et en sa présence jura qu'il renonçait aux idoles pour embrasser la foi du Christ. Puis il demanda à Coïf quel devait être celui des chefs qui le premier dénoncerait l'anathême, et profanerait les autels païens, avec leur enceinte jusque-là sacrée. « Moi, s'écria Coïf. C'est moi qui dans ma folie ai donné l'exemple de leur culte; je dois, avec la sagesse dont le Dieu véritable m'a éclairé, donner l'exemple de leur destruction. » Après avoir ainsi parlé, il se fit apporter des armes et amener un cheval de guerre. Or, les rites idolâtriques interdisaient au grand pontife de porter les armes et d'avoir d'autre monture qu'une jument. Coïf, la lance au poing, l'épée à la ceinture, poussa son cheval dans l'enceinte du temple, dont il profana l'inté-
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1 Bed., Ilist. eccl., lib. II, cap. xiu; Patr. lai., tom. XCV, col. 104.
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rieur en y jetant un javelot. La multitude, ignorant encore les décisions du Wittena-Gemot, crut que le grand prêtre devenait fou. Mais Coïf harangua le peuple, qui suivit bientôt son exemple, mit le feu au sanctuaire et le détruisit jusqu'aux fondements. On montre encore, à l'est d'York, au-delà du Donvent, l'emplacement du temple détruit; il se nomme Godmunddingham (enceinte des dieux 1). » Edwin fut baptisé à York, le jour de Pâques de l'an 607, avec son fils Oswald et sa mère Hilda. Les principaux guerriers, une multitude immense de soldats et de peuple descendirent, à la suite du roi, dans l'eau régénératrice. Paulin avait dressé en hâte pour la cérémonie une église de bois et de planches, qui fut dédiée sous le vocable de Saint-Pierre. Le roi en commença immédiatement une autre, plus vaste et plus digne de sa destination; elle ne fut achevée que sous le règne d'Oswald. Paulin prit dès lors le titre d'évêque d'York; il étendit les conquêtes de son apostolat à toutes les tribus du Northumberland. On montre encore sur la petite rivière de Glen, le lieu où il baptisa la peuplade des Berniciens, et sur la Swale, près de Catarrik, le baptisterium naturel où les païens de la province de Deira furent régénérés en Jésus-Christ. A Campodunum, château royal d'Edwin, dans le Yorkshire, Paulin dédia une église sous l'invocation de saint Alban, et telle fut l'origine d'une nouvelle cité, appelée d'abord Albansbury et plus tard Almondbury. La transformation des Angles sous l'influence du christianisme fut radicale; le caractère sérieux de cette noble race traduisit la doctrine qu'elle venait d'embrasser en œuvres de foi, de dévouement, de sainteté. La prophétie de saint Grégoire le Grand était accomplie au pied de la lettre : les Angles convertis devinrent des «anges, » et leur patrie reprit glorieusement son nom d'Ile des saints.
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1 Bed., Hist. eccl., lib. II, cap. xm. Le Godmunddingham du vénérable Bède conserve encore aujourd'hui le nom un peu abrégé de Godmanham. Non loin est Wigton, c'est-à-dire, d'après Camden, « la ville des idoles. »