Darras tome 17 p. 525
46. Le Liber Pontiftcalis nous a déjà appris d'une façon sommaire que les deux points principaux de la résistance lombarde furent Pavie, où Didier en personne soutint un siège de six mois, et Vérone, où son fils Adalgise comptait trouver un asile inexpugnable. Après la scène dramatique racontée par le moine de Saint-Gall, quand Didier du haut de la tour de Pavie eut vu les masses sombres des guerriers francs envahir la plaine, il se hâta de faire partir pour Vérone la veuve et les fils de Carloman, sous l'escorte de ce même comte Autchaire (Oger) son interlocuteur. Située sur l'Adige, Vérone offrait par ce fleuve une communication facile avec l'Adriatique et Constantinople ; cette ressource suprême permettait à Gerberga et à ses deux fils, en cas de danger pressant, d'échapper à la poursuite de Charlemagne. Tels étaient du moins les calculs et les espérances du roi lombard ; mais son redoutable adversaire n'omit rien pour les déjouer. Laissant la direction du siège de Pavie à son oncle le comte Bernard, Charlemagne parcourut en vainqueur le bassin septentrional du Pô, s'empara des villes de Milan, Brescia, Mantoue, et ne parut sous les murs de Vérone qu'après s'être assuré du cours de l'Adige en aval de la cité, interceptant ainsi toute communication avec l'Adriatique. Adalgise fut réduit à gagner par terre les côtes de la Ligurie. Après mille dangers, il parvint à Pise d'où il s'embarqua pour Constantinople. Gerberga et ses deux jeunes fils ne pouvaient risquer les hasards d'un voyage aussi difficile que périlleux; il leur fallut donc rester à Vérone sous la protection de leur fidèle Oger. Mais les habitants que la présence d'Adalgise ne stimulait plus ne voulurent pas affronter les désastres d'un siège. Ils apportèrent à Charlemagne les clefs de leur ville et lui livrèrent en même temps sa belle-sœur et ses deux neveux, avec le comte Autchaire 2.
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1 Bollandist., De SS. Amico et Amelio, 12 octobr.
2. Une médaille frappée en souvenir de la réduction de Vérone représente une femme agenouillée qui remet à Charlemagne les clefs de la ville. L'inscription est ainsi conçue : Verona dedila et Langobardis in fidem receytis, avec cet exergue : Clementia princivh.
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47. « Les historiens, dit M. Frantin, ne parlent plus de la veuve ni des fils de Carloman, et leur silence parait peu favorable au roi des Francs 1. » M. le comte de Ségur avait déjà reproduit la même insinuation : « Le doute qui reste relativement au sort des fils de Carloman, dit-il, est un nuage qui ternit la gloire de Charlcmagne2.» Cette note calomnieuse, répétée par la plupart des auteurs modernes, ne tend à, rien moins qu'à faire de Charlemagne le bourreau de ses neveux. Il convient d'opposer enfin la vérité à un pareil système de dénigrement. Voici l'histoire authentique d'un des fils de Carloman, le bienheureux Siagrius (saint Siacre), premier évêque de Nice. Nous traduisons intégralement ses actes, publiés dès l'an 1685 par les Bollandistes au tome V du mois de mai, dans leur grande collection des Acta sanctorum. « Le bienheureux Siagrius, premier évêque de Nice, dit l'hagiographe, était neveu de l'empereur Charlemagne. Durant une excursion faite en Provence dans le but de repousser les infidèles Sarrasins, Charles vint au territoire de Cimelia et avec l'aide de Dieu chassa le chef musulman qui l'occupait. Charles était accompagné dans cette expédition de son neveu Siagrius, comte de Brie , jeune prince qu'il aimait de préférence et qui méritait cette affection par les plus belles qualités 3. En priant sur le tombeau de saint Pons dans l'église de Cimelia (Cimié), le jeune prince se sentit inspiré d'un ardent désir d'embrasser la vie monastique. Il conjura son oncle de lui faire élever en ce lieu une abbaye, et, après des prières très-instantes, il obtint enfin cette faveur 4. Le monastère fut élevé et Siagrius y brilla comme un modèle de toutes les vertus. L'empereur lui fit don du comté de Cimelia avec toutes ses dépendances, pour être possédé à perpétuité par lui et les abbés
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1 Frantin, Annales du moyen dge, tom. VII, pag. 200.
2. M. de Ségur, Histoire des Curtovingiens, pag. 75.
3. Voici le texte des actes : Uuxerat autem Carolus secum dileclum hor.es-lumque juvcnem beatum Siugrium, nepotem suum, comitem Briensem. (Bolland., Act. S. Siagr., 23 maii.)
4. A patruo Carolo Magno ut inibi sibi monasterium œdificarelw instanlissimis precibus obtinuit. Act. S. Siagr., (Uolland., 23 maii.)
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ses successeurs 1. Or, l'an 777, Ve du pontificat d'Adrien I pape du siège apostolique, le bienheureux Siagrius fut tiré de son monastère et ordonné évêque de Nice, titre substitué pour la première fois à celui de Cimelia. Il exerça dix ans le ministère épis-copal et s'illustra par des vertus et des miracles sans nombre. Il mourut en l'année de l'incarnation du Seigneur 707 le X des calendes de juin (23 mai), et fut enseveli dans la basilique du monastère de Saint-Pons, dont il avait été le premier abbé. Dès son adolescence et durant toute sa vie, le bienheureux Siagrius eut le don des miracles : il guérissait les infirmes, chassait les démons et joignait à cette puissance prodigieuse une telle grâce de conversion, qu'il ramenait à Dieu les cœurs les plus rebelles. Son humilité était si profonde que, malgré les merveilles qu'au vu de tout le peuple le Seigneur opérait par ses mains, on ne remarqua jamais en lui un mouvement de vaine gloire. Un jour, sur la place publique, un jeune homme fut renversé de cheval et se brisa la tête en tombant. Aux cris poussés par la foule, le bienheureux évêque accourut, il fit le signe de la croix sur le cadavre, et le jeune homme ressuscité fut remis dans les bras de son père. Dans un transport d'enthousiasme, le peuple entoura le thaumaturge en chantant la parole évangélique : Benedictus qui venit in nomine Domini. Mais l'humble évêque imposa silence à la foule, et se déroba à cette ovation improvisée 2. »
48. Tels sont les actes de saint Siagrius, actes écrits par un témoin oculaire, actes dont l'authenticité est admise sans conteste
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1 Imperaior sibi et monnehis prœsentibus et fuiuris iii perpetuvm in prafnto cœnol/io Deo militantibus, od qvotidiana onera supportanda, bénigne coacessit ae largitus est. (Bolland., Act. S. Siogr., 23 niaii.)
2. Act. S. Siagr., loc. citât. — Nous ne
savons si, en présence des actes authentiques de saint Siagrius, la calomnie
séculaire dont la mémoire de Charlemagne était gratuitement flétrie cessera enfln. Déjà Bossuet
avait inutilement essayé de réagir contre elle, et M. de Chateaubriand
l'attete en ces termes : « Un manuscrit de l'abbaye de Saint-Pons de Nice,
envoyé à l'évêque de Meaux, a fait retrouver Siagrius dans un moine de cette
abbaye.
Siagrius, devenu évêque de Nice, a été mis au rang des saints; et il était réservé
à Bossuet de laver d'un crime la mémoire de Charlemague. » (Chateaubriand, Analyse
raisonnée de l'histoire de France, nag. 21 )
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par la science des Bollandistes. Désormais donc le « nuage » qui, suivant M. le comte de Ségur, « ternit la gloire de Charlemagne» est complètement dissipé; le prétendu « silence des historiens sur le sort des fils de Carloman,» silence que M. Frantin trouvait si « peu favorable au roi des Francs, » ne saurait plus être invoqué par aucun écrivain de bonne foi. Il ne reste pas même aux calomniateurs de Charlemagne la ressource de dire ironiquement avec M. Henri Martin : «L'histoire ne nous apprend pas ce que devinrent les fils de Karloman 1 ; ces deux enfants renvoyés en France, durent s'éteindre obscurément dans le cloître 2. » L'obscurité du cloître, invoquée ici moins par ignorance que par un calcul perfide , autoriserait à de trop justes représailles contre l'auteur moderne. Quoi ! pourrait-on lui dire, vous venez au XIXe siècle sous prétexte de donner à vos lecteurs le dernier mot des découvertes historiques, offrir au monde une « Histoire de France » qui doit faire oublier toutes les autres. Sur votre chemin vous rencontrez une calomnie surannée à l'adresse de Charlemagne, et vous ne prenez pas la peine d'en lire la réfutation publiée dès l'an 1683, et connue depuis lors de tous les savants de l'Europe ! — Par de tels procédés, la science française perdrait vite le droit d'être prise au sérieux. D'ordinaire pour être dans le vrai il faut prendre exacte-
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1 On remarquera l'affectation de M. H. Martin à dire toujours Karl pour Charles, Karloman pour Carloman, etc. Le parti pris de germaniser tous les noms de notre histoire est aussi injustifiable au point de vue de la reproduction exacte des monuments, qu'il est autipatriotique au point de vue national. Voici les paroles d'un savant belge à ce sujet : « Que dirait-on en Cologne Allemagne si un allemand écrivait dans un livre sérieux, dans un traité historique, pour Caeln, église pour kirche, France pour Frankreich, Louis pour Ludwig, Charles pour Karl? En dépit de la raison et de la vérité, nous avons ce travers depuis une vingtaine d'années; et c'est à qui germanisera les coins des localités et des personnages des neuf premiers siècles de l'histoire de France et de Belgique. Pour l'amour de Dieu, que l'on soit donc gaulois dans la Gaule, comme on est allemand au delà du Rhin ! Le nom de Charles est wallon, c'est-à-dire gaulois, il n'y a rien de moins allemand que les noms des enfants de Charlemagne. Éginhard a bien soin de faire remarquer que Fastrade, la deuxième femme du grand empereur, était allemande : De orientalium Francorum, Germanorum videlicet gente erat. » Hénaux, Sur la naissance de Charlemagne à Liège, in-8°, 1848, Liège, Oudart.}
2. H.. Martin, Hi»t. de France, tom. 11, pag. 258.
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ment le contre-pied des appréciations de nos modernes historiens. Ainsi, loin d'égorger ses neveux après la capitulation de Vérone, loin de les forcer à entrer dans un cloître pour s'y «éteindre obscurément, » Charlemagne avait fait Siagrius, l'un d'eux, comte de Brie, comitem Briensem; il l'aimait d'une tendre affection, il s'en faisait accompagner dans ses expéditions; il résistait opiniâtrement au désir témoigné par le jeune prince de renoncer au monde; il ne cédait qu'à ses plus instantes prières, instantissimis precibus, et quand enfin Siagrius pieusement obstiné triomphait des résistances paternelles de son oncle, Charlemagne lui donnait le comté de Cimelia avec toutes ses dépendances, et quelques années après le contraignait à sortir du cloître pour devenir évêque. Voilà comment Charlemagne n'a ni tué ses neveux, ni forcé leur vocation pour les enfermer dans un cloître. Il est vrai que Siagrius eut un frère, nommé Pépin, dont nous ne retrouvons plus la trace dans l'histoire. Mais l'oncle qui avait fait Siagrius comte de Brie, qui l'aimait comme un fils, qui s'opposa si longtemps à sa vocation religieuse, n'était pas homme à faire égorger le frère de Siagrius ni à le faire moine de force. Vraisemblablement Pépin mourut en bas âge; en tout cas, l'amour que Charlemagne portait à Siagrius est un sûr garant de la tendresse qu'il dut avoir pour le jeune Pépin son frère.
49. Nous en avons une preuve indirecte, il
est vrai, mais péremptoire dans le
traitement fait par le héros au duc Oger ou Autchaire, après la capitulation de Vérone. Certes, s'il
y avait une personnalité qui
fût réellement compromise, c'était celle-là. Comblé de faveurs par Pépin le
Bref qui lui avait plusieurs fois, nous l'avons vu, confié d'importantes
missions près des souverains pontifes, et l'avait accrédité près des rois du Nord et des princes de Danemarck, d'où le surnom de Danois qui
est resté traditionnellement attaché à sa mémoire, Oger, à la mort de Carloman,
avait donné l'exemple d'une rébellion ouverte. Sans tenir compte ni du sacre
qui investissait Charlemagne des états de son frère, ni de l'élection unanime
s'ajoutant au sacre et le confirmant, le duc trahit son légitime souverain, se fit le champion de Gerberga et de ses deux fils, les escorta à Pavie
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et offrit au roi lombard une épée qui jusque-là s'était illustrée contre les ennemis de la France. En de telles conditions, Oger, tombant à Vérone entre les mains victorieuses du monarque qu'il avait trahi, pouvait s'attendre à un châtiment terrible. Il fut au contraire accueilli avec une grâce et une douceur incomparables. Réintégré à son rang parmi les leudes, il retrouva, comme s'il n'eût jamais mérité de les perdre, toutes les faveurs du maître. Sa sœur Auda fut mariée au fameux Roland , neveu de Charlemagne. Sans doute le plus beau rôle était celui du héros qui savait ainsi pardonner, mais le duc Autchaire réussit à s'élever par un sentiment plus noble encore au niveau des bienfaits de son roi. Après l'expédition d'Italie, il revint en France. «Alors, dit le bénédictin Duplessis, frappé plus qu'il ne l'avait jamais été de l'instabilité de la fortune et de la vicissitude des événements humains, il forma la résolution de sacrifier toute la gloire dont il était couvert à l'obscurité du cloître, et de réparer toutes les fautes de sa vie passée par une humble et austère pénitence. Après avoir balancé quelque temps sur le choix du monastère où il se renfermerait, il prit la résolution d'en parcourir plusieurs en habit inconnu, afin de s'assurer par lui-même de celui où la règle serait le plus en vigueur, résolu de préférer celui-là à tous les autres. Étant venu à Meaux, il entra déguisé en pèlerin dans le chœur de Saint-Faron, pendant que les religieux récitaient l'office divin. Il tenait à la main un bâton où il avait attaché des grelots, et par une supercherie qui pourrait paraître un jeu d'enfant, mais dont on trouve dans ces siècles plus d'un exemple, il jeta ce bâton au milieu du chœur sans que pas un des religieux osât détourner la vue. Un seul novice, ou l'un des enfants que l'on élevait dans le monastère, leva les yeux, mais il en fut puni sur-le-champ par le père abbé. Cet exemple de modestie et de recueillement général charma Oger; il demanda à Charlemagne de se faire moine dans cette abbaye et l'obtint enfin, quoiqu'avec bien de la peine. Cependant il se reprochait de laisser dans le siècle un ami intime nommé Bénédict (Benoit) avec qui il avait partagé dans les combats la gloire dont il s'était couronné lui-même. Il appréhenda pour le salut de cet
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ami et voulut encore partager avec lui le bonheur dont il se promettait de jouir au fond de la solitude. Dieu exauça ses désirs et attendrit le cœur de Bénédict, qui vint se renfermer dans le même monastère. Charlemagne louché d'une conversion si éclatante unit, à la prière d'Oger, deux autres abbayes à celle de Saint-Faron ; la première appelée Réez au diocèse même de Meaux; la seconde aux faubourgs de Verceil en Lombardie, qui depuis plusieurs siècles, ajoute dom Duplessis, n'est plus sous sa dépendance, mais qui lui a été soumise tant que nos rois ont été maîtres de l'Italie 1. »
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1 D. Toussaint Du Plessis, Hist. de l'Eglise de Meaux, liv. I, chip, LXxxvill, lxxxix, tom. I, pag. 74-75. — « Oger et Benoit, continue l'historiographe, furent ensevelis dans le même tombeau. Ce mausolée subsiste encore aujourd'hui dans presque tout son entier. Il est adossé contre la muraille du chœur, faisant face à la croisée septentrionale de l'église, et quoiqu'il ait été assez maltraité par les calvinistes du XVIe siècle, il passe encore pour un des plus heaux ouvrages d'antiquité qui nous soient restés de ces temps-là. On y voit sur un tombeau de pierre de la hauteur de trois pieds moins deux pouces, mais élevé seulement d'un pied huit pouces de rez-de-chaussée, les deux figures longues dd sept pieds, d'Oger et de Benoit, vêtus de l'habit monastique, et le visage tourné vers l'Orient. Aux deux extrémités du tombeau s'élèvent douze colonnes corinthiennes sur leurs piédestaux, six vers la tête et autant du côté des pieds. Six figures de pierre sont appuyées debout contre six de ces colonnes d'espace en espace, trois d'un côté et trois de l'autre . La première du côté de la tête et la plus voisine du tombeau, paraît représenter Oger lui-même, mais dans ses habits séculiers : il tient en sa main gauche un rouleau sur lequel étaient écrits ces deux vers latins qui ne sont presque plus lisibles :
Audœ conjugium tibi do, Rolande, sororis, Perpetuumque met socialis fœdus amoris ;
C'est-à-dire : « Roland, je vous donne en mariage ma sœur Auda, comme un gage éternel de l'amitié qui nous unit. » Auda suit immédiatement la figure d'Oger, et Roland, le héros de Roncevaux, est auprès d'Auda, à sa gauche. De l'autre côté, la première et la seconde figures paraissent être celles de Charlemagne lui-même et de sa femme Hildegarde. Charlemagne tient à sa main gauche un sceptre orné de fleurs depuis le haut jusqu'en bas, apparemment pour désigner les noces d'Auda et de Roland. La dernière figure est un évêque en habits poutificaux, qui semble donner la bénédiction nuptiale. Le devant du tombeau est accompagné de neuf autres figures qui ont toutes rapport à la profession monastique d'Oger. La première est celle d'Oger lui-même; il tient à sa main droite le bâton armé de grelots
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50. Charlemagne ne souilla donc point sa gloire par des cruautés ou des violences oppressives. Il ne fut victorieux à Vérone que pour se montrer clément. De retour à Pavie, dont le siège se prolongea encore plusieurs mois, il fit à Rome cette excursion dont le Liber Pontificalis nous a raconté tous les détails. Charlemagne descendant de cheval à la vue des croix processionnelles, continuant à pied la route jusqu'à Saint-Pierre, montant à genoux tous les degrés de la basilique vaticane et les baisant l'un après l'autre,
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dont il se servit pour éprouver le recueillement des religieux Je Saint-Faron. La seconde est celle de son ami Benoit. La troisième représente le novice châtié par le père abbé, pour avoir levé les yeux au chœur. La quatrième est un religieux qui porte des plumes et de l'encre pour écrire l'acte de profession. La cinquième est un autre religieux qui apporte les habits monastiques. La sixième est un autre religieux qui tient des ciseaux pour la tonsure. La septième est l'abbé du monastère, tenant en main la crosse, prêt à recevoir la profession des deux postulants. Enfin les deux dernières représentent encore Oger et Benoit en posture de suppliants, qui demandent d'être admis parmi les moines. Tout cet ouvrage est surmonté d'une arcade en plein cintre, où l'on voit Jésus-Christ qui préside au dernier jugement divers groupes d'anges dont les uns portent la couronne d'épines, les clous, la lance et les autres instruments de la Passion, et dont les autres enlèvent au ciel les âmes d'Oger et de Benoit; et enfin des morts qui sortent de leurs tombeaux. A droite et à gauche, dans le vide que le cintre laisse en dehors, on a peint sur le mur l'épée et l'espadon d'Oger. Ce sont deux pièces que l'on conserve encore dans le trésor de l'abbaye. L'espadon est de fer, aussi bien que l'épée, et singulier dans sa structure : il n'a que deux pieds et sept pouces de long; sa largeur en haut est de cinq pouces, et en bas de deux pouces et demi : il pèse trois livres et un quart, sans compter la poignée. Ou y voit en plus de cent endroits la marque des coups dont il a été presque haché sur les bords. Sur la lame de l'épée, longue de quatre pieds, y compris la poiguée, et qui porte trois pouces dans sa plus grande largeur, on voit d'un côté la figure d'un lion, et de l'autre celle d'un aigle, toutes deux en or avec une inscription à demi effacée que personne n'a pu encore déchiffrer. Les ossements d'Oger et de Benoit sont couservés dans le trésor de Saint-Faron : il fallait que ce fussent des géants; un des os de la cuisse, qui est dans son entier, a un pied et demi de long, et le crâne quatre lignes d'épaisseur. » La révolution de 1793 a détruit ce précieux monument de l'époque carlovingienne. L'inscription en distiques léonins «e terminait ainsi :
Fortes aihlelœ, per sœcula cuncta valete, Par crucis est species, par erit et requies.
0 quam par pulchrum, par vivere, parque sepulchrum.' Par fuit et tumu'us, par erit et titulus.
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nous paraît d'autant plus grand qu'il ajoute à l'éclat de sa majesté humaine le sentiment profond de reconnaissance et d'amour pour la majesté divine. Depuis cet acte de royale humilité, la statue équestre de Charlemagne garde avec celle de Constantin le Grand l'entrée de l'auguste basilique. Sur la confession du prince des apôtres, Charlemagne signa de nouveau l'acte de donation qui constitue la royauté temporelle de saint Pierre et de ses successeurs. Il en déposa un exemplaire dans le livre des Évangiles que tous les pèlerins venaient baiser en ce lieu vénérable, afin de laisser au monde et à la postérité la plus reculée le témoignage de la puissance et de la foi nationale des Francs. Ce sont là de grandes choses. Bossuet les exprime noblement en ces termes : « Dieu qui voulait que son Église, la mère commune de tous les royaumes, dans la suite ne fût dépendante d'aucun royaume dans le temporel, et que le siège où les fidèles doivent garder l'unité à la fin fût mis au-dessus des partialités que les divers intérêts et les jalousies d'état pourraient causer, jeta les fondements de ce grand dessein par Pépin et Charlemagne. C'est par une heureuse suite de leur libéralité que l'Église, indépendante dans son chef de toutes les puissances temporelles, se voit en état d'exercer plus librement, pour le bien commun et sous la commune protection des rois chrétiens, cette puissance céleste de régir les âmes, et que, tenant en main la balance droite au milieu de tant d'empires souvent ennemis, elle entretient l'unité dans tout le corps, tantôt par d'inflexibles décrets et tantôt par de sages tempéraments 1. » — « Nous savons, dit ailleurs Bossuet, que les biens, les droits, les souverainetés dévolus au pontife romain, soit par la concession des princes, soit par une possession légitime, sont-possédés à un titre aussi parfaitement légal qu'il puisse en exister parmi les hommes. Nous savons même que toutes ces possessions, comme étant dédiées à Dieu, doivent être considérées comme sacrées et que l'on ne peut sans commettre un sacrilège les envahir, les usurper ni les séculariser 2. » La légitimité des droits temporels du saint-
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1 Bossuet, Sermon sur l'unité de l'Eglise.
2. Ici, Defens. declar. cleri gallican.
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siège, leur caractère sacré, l'importance de leur conservation pour l'indépendance de l'apostolat suprême et pour la liberté de l’Église n'avaient point échappé au génie de Napoléon I. Voici ses paroles : «L'institution qui maintient l'unité de foi, c'est-à-dire le pape gardien de l'unité catholique, est une institution admirable. On reproche à ce chef d'être un souverain étranger. Ce chef est étranger en effet, il il faut en remercier le ciel. Quoi ! dans le même pays se figure-t-on une autorité pareille, à côté du gouvernement de l'État? Réunie au gouvernement, cette autorité deviendiait le despotisme des sultans; séparée, hostile peut-être, elle produirait une rivalité affreuse, intolérable. Le pape est hors de Paris, et cela est bien. Il n'est ni à Madrid ni à Vienne, et c'est pourquoi nous supportons son autorité spirituelle. A Vienne, à Madrid, on est fondé à en dire autant. Croit-on que s'il était à Paris, les Viennois, les Espagnols consentiraient à recevoir ses décisions? On est donc heureux qu'il réside hors de chez soi, et qu'en résidant hors de chez soi il ne réside pas chez des rivaux, qu'il habite dans cette vieille Rome, loin de la main des empereurs d'Allemagne, loin de celle des rois de France ou des rois d'Espagne, tenant la balance entre les souverains catholiques, penchant toujours un peu vers le plus fort, et se relevant bientôt si le plus fort devient oppresseur. Ce sont les siècles qui ont fait cela, et ils l'ont bien fait. Pour le gouvernement des âmes, c'est la meilleure, la plus bienfaisante institution qu'on puisse imaginer 1. » Ainsi parlait de l'oeuvre de Charlemagne celui qui s'appela lui-même le Charlemagne du XIXe siècle : il devait malheureusement donner plus tard un solennel démenti à ses propres paroles en spoliant les états de l'Église et en détrônant le pape.