La Cité de Dieu 11

tome 23 p. 539

 

CHAPITRE XVII.

 

Maux qui affligent Rome après la création du consulat, sans que les dieux qu'elle adore lui portent aucun secours.

 

   1. Déjà la crainte a peu à peu diminué, non pas que la guerre ait cessé, mais elle est devenue moins menaçante, ce temps d'un gouvernement juste et modéré cesse, il fait place à celui que le même Salluste caractérise en peu de mots : (Hist., 1. 1.) «Ensuite, les patriciens commencent à traiter le peuple en esclave; ils disposent en rois de la vie et de la personne des citoyens, s'emparent de leurs biens et s'attribuent à eux seuls toute l’autorité. Irrité de ces violences et surtout écrasé sous le poids de l'usure, ayant d'ailleurs, dans ces luttes continuelles, outre les impôts à payer, toutes les charges de la guerre à supporter, le peuple se retire en armes sur le mont Sacré et le mont Aventin. Alors il obtient ses tribuns et d'autres droits. Cependant, ces discordes et ces luttes intestines ne cessent qu'à la seconde guerre punique. » Mais, pourquoi

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si longtemps m'arrêter moi‑même ou retenir le lecteur? Salluste ne nous dépeint‑il pas brièvement toutes les calamités qui, dans les longues années de cette période jusqu'à la seconde guerre punique, accablent la république, inquiétée au dehors par les guerres continuelles, troublée au dedans par les séditions et les discordes civiles? Aussi ces victoires, loin de procurer une joie solide à un peuple heureux, ne sont que de vaines consolations pour des misérables et de trompeuses amorces, qui poussent des esprits inquiets à s'engager de plus en plus dans de stériles malheurs. Que les bons et sages Romains ne s'irritent point de nos paroles; il est vrai, que cet avertissement et cette prière sont inutiles, parce que certainement ils ne sauraient s'en fâcher. Que disons‑nous, en effet, de plus grave que leurs auteurs, dont nous sommes loin d'avoir et les talents et les loisirs? Cependant, n'ont‑il pas consacré leur temps à les étudier, et ne les font-ils pas étudier de même à leurs enfants? Ceux qui s'irritent souffriraient‑ils que je dise ce qu'on lit dans Salluste (Hist., 1. 1) : « Des troubles fréquents, des séditions et enfin des guerres civiles s'élevèrent, lorsqu'un petit nombre d'hommes puissants auxquels la plupart avaient cédé le pouvoir, sous l'honnête prétexte qu'ils agissaient au nom du sénat ou bien en celui du peuple, recherchèrent la domination. On n'était pas appelé bon ou mauvais citoyen suivant les services rendus à la république; tout le monde était également corrompu; non, le nom de bon citoyen était réservé à celui qui, par ses richesses et sa puissance de nuire, était plus en mesure de défendre l'état présent des choses. » Si ces historiens ont cru qu'il était d'une honnête liberté de ne point cacher les désordres de leur patrie, à laquelle ils sont, du reste, contraints de prodiguer souvent les plus grands éloges, parce qu'ils ne connaissent pas cette autre patrie plus véritable, qui choisit ses sujets pour l'éternité; que ne devons‑nous pas faire, nous dont la liberté est d'autant plus grande que notre espérance en Dieu est meilleure et plus certaine, lorsqu'ils imputent les maux présents à notre Christ, pour éloigner les faibles et les ignorants de cette Cité, la seule ou l'on puisse jouir d'une félicité éternelle? D'ailleurs, nous ne disons rien contre leurs dieux de plus étrange que ces mêmes écrivains qu'ils lisent et qu'ils vantent; ce que nous citons, nous le puisons dans leurs ouvrages: il nous serait même impossible de rapporter tout ce qu'ils en ont écrit.

 

2. Où étaient donc ces dieux, qu'on croit devoir honorer pour la chétive et trompeuse félicité d'ici‑bas, lorsque les Romains , dont ils

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achetaient le culte par la plus astutieuse fourberie, étaient en proie à de pareilles calamités? Où étaient‑ils, quand fut tué le consul Valérius en défendant le Capitole envahi par les bannis et les esclaves? Ainsi il fut plus facile à Valérius de délivrer le sanctuaire de Jupiter qu'à toute la foule des dieux, y compris leur roi très‑bon et très‑grand, dont le temple venait d'être délivré, de sauver le courageux consul. Où étaient‑ils, quand Rome fatiguée par des séditions incessantes, attendant avec quelque repos les ambassadeurs envoyés à Athènes pour en rapporter les lois, fut affreusement ravagée par la famine et la peste? (TITE‑LIVE, 1. 111.) Où étaient‑ils, quand ce peuple, en proie à une nouvelle famine, créa le premier préfet des vivres (Ibid., 1. IV); quand la famine devenue plus affreuse, Spurius Mélius, qui distribuait du blé à la foule mourant de faim, fut soupçonné d'aspirer à la royauté, accusé sur les instances de ce même préfet, devant le vieux dictateur L. Quintius, et mis à mort par le maître de la cavalerie Q. Servilius, au milieu du plus grand et du plus dangereux tumulte qu'ait vu la cité ? Où étaient‑ils, lorsque pendant une contagion des plus cruelles, le peuple, ne trouvant aucun remède, et épuisé par de longues et terribles souffrances, résolut d'instituer en l'honneur de ces dieux inutiles les Lectisternes, cérémonies inconnues jusqu'alors? (Ibid., 1. V.) On dressait dans les temples des lits en l'honneur des dieux, d'où le nom de cette cérémonie sacrée, ou plutôt sacrilége. Où étaient‑ils, quand les armées romaines, épuisées de sang et de forces par une guerre de dix ans contre les Véïens, allaient succomber sous tant de pertes, si Camille, condamné depuis par son ingrate patrie, ne fût venu à leur secours? Où étaient‑ils, quand les Gaulois prirent Rome, la pillèrent, l'incendièrent et la remplirent de carnage? Où étaient‑ils, quand cette fameuse peste fit de si grands ravages et enleva Furius Camillus qui, après avoir sauvé son ingrate patrie contre les Véïens, la délivra ensuite des Gaulois ? (1bid., 1. VII.) Ce fut pendant cette contagion que furent introduits à Rome les jeux du théâtre, nouvelle peste qui tua, non les corps, mais ce qui fut beaucoup plus pernicieux, les mœurs des Romains? Où étaient‑ils, quand sévissait un autre fléau, ces empoisonnements attribués à un nombre considérable de nobles matrones, dont les moeurs furent trouvées plus funestes encore que toute contagion? Quand aux Fourches Caudines, cernés avec leur armée par les Samnites, les deux consuls sont contraints de souscrire un honteux traité, car six cents chevaliers romains

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sont laissés en otage, les autres, dépouillés de leurs armes et de leurs vêtements, passent presque nus sous le joug? Lorsque, dans le camp même, tandis que les uns sont atteints d'une épidémie, les autres périssent, frappés par la foudre? (1bid., 1. X.) Quand, en proie à une peste insupportable, Rome se vit forcée de faire venir d'Epidaure Esculape, comme dieu médecin? Sans doute que Jupiter, qui, depuis longtemps déjà siégeait au Capitole, n'avait pu dans sa jeunesse, à cause de ses nombreux désordres, se livrer à l'étude de la médecine ! Où étaient‑ils, quand tous les ennemis de Rome en même temps conjurés, Lucaniens, Brutiens, Samnites, Etrusques et Gaulois Sénons, après avoir massacré les ambassadeurs, mirent l'armée en déroute avec son préteur, et tuèrent sept tribuns et treize mille guerriers ? (Ibid., 1. Xli.) Quand après de longues et sanglantes séditions, le peuple, par une scission hostile, finit par se retirer sur le mont Janicule, calamité si terrible qu'on créa un dictateur, Hortensius, mesure extrême qu'on ne prenait que dans les plus grands dangers? Après avoir ramené le peuple, ce magistrat meurt dans sa charge, ce qui n'était encore arrivé à aucun dictateur; en cela, les dieux furent d'autant plus coupables qu'ils avaient alors parmi eux Esculape.

 

   3. Alors de si nombreuses guerres éclatent de tous côtés, que le besoin de soldats fait appeleer sous les armes les prolétaires, ainsi nommés parce que, trop pauvres pour faire la guerre, ils ne s'occupaient que d'élever des enfants. Appelé par les Tarentins, Pyrrhus, roi des Grecs, jouissant dès lors d'une immense renommée, marche contre les Romains. (Ibid., 1. XII.) Il consulte Apollon sur l'issue des événements; ce dieu lui répond avec assez de courtoisie par un oracle tellement ambigu, que quoi qu'il arrive le dieu est toujours prophète, le voici: « Je dis toi, Pyrrhus, les Romains pouvoir vaincre.» De cette manière, que Pyrrhus soit vaincu par les Romains, ou que les Romains soient vaincus par Pyrrhus, le prophète peut attendre en sûreté l'un ou l'autre événement. Mais quel horrible carnage alors dans les deux armées ! Cependant, Pyrrhus fut vainqueur, il pouvait interpréter à son avantage l'oracle d'Apollon, si les Romains aussitôt ne l'eussent défait dans un autre combat. Au milieu des maux de tant de guerres, une maladie étrange attaque les femmes enceintes, elles meurent avant de pouvoir se délivrer de leur fruit. (OROSE, liV. IV, ch. ii.) Esculape, je pense, dut donner pour excuse, qu'étant médecin, il n'était pas sage‑femme ! La mortalité s'étend aux troupeaux; on craint même que les espèces ne disparaissent. Et cet hiver mémorable qui sévit avec une rigueur si incroyable, que, pendant

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quarante jours, les neiges s'élèvent, au forum même, à une hauteur prodigieuse et que le Tibre est couvert de glace; si ces choses étaient arrivées de notre temps, que ne diraient pas nos ennemis? Et cette peste, non moins désastreuse, si longue et si meurtrière? Avec des progrès effrayants elle étend ses ravages d'une année à l'autre; la présence d'Esculape est inutile, on est obligé de recourir aux livres Sybillins. (OROSE, 1. IV, ch. V.) Dans ce genre d'oracle, remarque Cicéron dans son livre de la Divination, on croit plutôt les interprètes, qui exposent comme ils peuvent, ou comme ils veulent leurs conjectures incertaines. (Liv. Il de la Divin.) Ils répondent alors que la cause du fléau est la profanation de plusieurs temples occupés par des particuliers; de sorte que, pour le moment, Esculape est sauvé du grave soupçon d'ignorance ou de coupable lâcheté. Pourquoi tant de citoyens se sont‑ils appropriés sans conteste ces édifices sacrés, sinon que, par suite de l'impuissance de cette foule de divinités, si longtemps invoquées en vain, on abondonna peu à peu leurs temples qui, devenus déserts, purent être employés à des usages profanes, sans que personne ne s'en offensât ? En ce moment, pour apaiser la peste, on les recherche, on les répare avec soin; mais bientôt abandonnés de nouveau et livrés à l’usurpation, ils retombent dans l'oubli. Autrement, attribuerait‑on à Varron une science si profonde, parce que, dans ses écrits sur les monuments sacrés, il en a signalé un si grand nombre d'inconnus ? Mais alors il s'agissait moins d'un remède efficace contre la peste, que d'une excuse spécieuse à l'impuissance des dieux.

 

CHAPITRE XVIII.

 

Défaites des Romains dans les guerres puniques, malgré les demandes de secours adressées aux dieux.

 

1. Dans les guerres puniques, lorsque la victoire, longtemps incertaine et indécise, flotte entre les deux empires, que de petits états sont broyés dans les chocs puissants de deux peuples valeureux ! Que de villes célèbres et florissantes détruites ! de cités ravagées, anéanties ! Quelles immenses contrées, que de terres dévastées ! Quelles sanglantes alternatives de batailles perdues ou gagnées ! Quelle destruction d'hommes, soit parmi les soldats, soit parmi les peuples sans défense ! Que de flottes brisées dans des combats navals ou submergées par les tempêtes ! Si je voulais raconter ces événements, ou seulement les indiquer, j'aurais toute une histoire à écrire. Alors Rome, troublée par l'excès de sa crainte, recourut à de vains et ridicules remèdes. Sur l'au-

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torité des livres Sybillins, les jeux séculaires sont rétablis; ils se célébraient tous les cent ans, mais des temps plus heureux les avaient fait oublier. Les pontifes renouvellent aussi en l'honneur des dieux infernaux des jeux sacrés également abolis en des jours meilleurs. Sans doute qu'à l'époque de cette restauration, les enfers voyaient tellement abonder les morts, qu'il leur fallait des jeux ! Alors, cependant, les malheureux humains, par des guerres furieuses, des haines sanglantes, des victoires également funestes de part et d'autre, jouaient les grands jeux des démons et leur préparaient de somptueux festins. Quoi de plus malheureux, dans cette première guerre punique, que la défaite des Romains, défaite si complète qu'elle livre aux ennemis Régulus lui‑même, dont j'ai déjà parlé au premier et au second livre, cet homme si véritablement grand, naguère encore vainqueur et triomphant des Carthaginois; il eut achevé la première guerre punique, si trop avide d'honneur et de gloire, il n'eût imposé à ces derniers épuisés des conditions insupportables? Si la captivité si inattendue de ce grand homme, si l'indignité de sa servitude, sa fidélité à son serment, la cruauté de sa mort, ne contraignent pas les dieux à rougir, eh bien, c'est qu'ils sont vraiment d'airain et qu'ils n'ont point de coeur.

 

2. Pendant ce temps, les plus grandes calamités ne manqent pas non plus dans les murs mêmes de Rome. C'est un débordement extraordinaire du Tibre qui submerge toutes les parties basses de la ville (OROSE, 1. IV, ch. ii) ; des maisous sont renversées par la violence des flots, d'autres s'écroulent minées peu à peu par les eaux stagnantes. Après ce fléau, c'est le feu plus désastreux encore, qui consume les édifices les plus élevés autour du forum, sans épargner le temple de Vesta, la propre demeure, où des vierges, dont le sacerdoce est plutôt un esclavage qu'un honneur, sont chargées de le faire vivre constamment en renouvelant avec soin le bois sur son autel. (Ibid., et TITE‑LIVE , 1. XIX.) Mais en ce moment, il ne vit pas seulement, il sévit avec fureur. Effrayés de sa violence, les vierges ne peuvent sauver de l'incendie cette divinité fatale, qui avait déjà causé la ruine de trois villes qui l'avaient adorée (I). Le pontife Métellus, oublieux de sa propre vie, se précipite et à demi‑brûlé lui‑même, il arrache la déesse aux flammes. Ou bien le feu ne le reconnut point; ou bien il y avait là une divinité qui, dans le cas où elle eût existé, n'était pas même capable de fuir. Un homme est donc plus puissant pour secourir Vesta, que cette déesse pour secourir un homme. Si elle ne peut se préserver

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(1) Saint Augustin veut parler de Troie, Lavinium et Albe, qui toutes trois avaient des autels de Vesta, et qui toutes trois aussi périrent par le feu.

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elle‑même des flammes, que pourra‑t‑elle contre l'eau et le feu en faveur d'une cité, qu'elle semble avoir pris sous sa protection? L'événement a déjà montré sa complète impuissance. Nous ne pourrions objecter ceci; si ces idoles étaient établies, non pour sauvegarder les biens temporels, mais pour représenter les biens éternels; si nos adversaires nous disaient que, matérielles et visibles, elles peuvent périr sans le moindre préjudice pour le but de leur institution, et être rétablies de nouveau pour les mêmes usages. Maintenant encore, frappés d'un déplorable aveuglement, ils s'imaginent que des idoles périssables peuvent rendre impérissables l'existence et la félicité temporelles d'une ville. Aussi, lorsqu'on leur montre la ruine et la désolation se faisant cruellement sentir, même en présence des idoles, rougissent‑ils d'abandonner une opinion qu'ils ne sauraient défendre.

 

CHAPITRE XIX.

 

Désastres de la seconde guerre punique : elle anéantit les forces des deux puissances rivales.

 

   Il serait trop long de rappeler tous les désastres qui, dans la seconde guerre punique, affaiblissent deux peuples se livrant si longtemps, et dans des lieux si divers, des combats acharnés. En effet, au rapport de ceux‑mêmes qui racontent ces guerres, moins en historiens qu'en panégyristes de Rome, le vainqueur eut plutôt l'air d'un vaincu. (TITE‑LIVE, 1. XXI; et SILIUS ITALIC, 1. 1.) Annibal surgit tout‑à‑coup de l'Espagne, franchit les Pyrénées, continue sa course à travers les Gaules, se creuse un chemin dans les Alpes. Une si longue marche a augmenté ses forces, il dévaste, il subjugue tout sur son passage, il inonde comme un torrent les défilés de l'Italie. Quelles sanglantes guerres, quels nombreux combats ! Que de défaites pour les Romains ! Que de villes infidèles devant l'ennemi! Combien sont prises et ruinées ! Quelles affreuses mêlées, toujours désastreuses pour Rome, glorieuses pour Annibal ! Que dire de l'horrible massacre de Cannes, où malgré sa fureur, Annibal rassasié du carnage de tant d'intrépides ennemis, ordonna, dit‑on, de les épargner. Pourquoi ces trois boisseaux d'anneaux qu'il envoie à Carthage (TITE‑LIVE, 1. XXIII) ; n'est‑ce pas pour indiquer que, dans ce combat, la noblesse est tombée en quantité telle, qu'il est plus facile de la mesurer que de la compter, et que le chiffre des morts, parmi cette multitude sans anneau, d'autant plus nom-

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breuse qu'elle est plus obscure, ne peut être évaluée que par des conjectures? Rome se trouve alors dans une telle pénurie de soldats, qu'il lui faut offrir l'impunité aux coupables, la liberté aux esclaves, moins pour remplir des vides avec ces ignobles recrues, que pour constituer une nouvelle armée. Mais ces esclaves, ou pour leur faire plus d'honneur, ces affranchis qui vont combattre pour la république romaine, n'ont pas d'armes. On arrache des temples celles qui les ornent, les Romains semblent dire à leurs dieux: Déposez les armes que depuis si longtemps vous portez en vain, nos esclaves tireront peut‑être quelque avantage de ce dont vous n'avez pu rien faire. Le trésor public ne suffit plus à la solde des troupes, les fortunes particulières viennent au secours des besoins de la république. Chacun se dépouille avec enthousiasme de tout ce qu'il a, les sénateurs eux‑mêmes, excepté l'anneau et la bulle, misérables insignes de leurs dignités, ne se réservent aucun objet d'or, à plus forte raison les autres ordres. Que ne dirait pas l'insolence de nos adversaires, si de nos jours ils eussent été réduits à cette extrémité? A peine pouvons-nous supporter leurs reproches, alors même que, pour des plaisirs superflus, il leur reste à donner à des histrions plus d'argent qu'il n'en fallût pour lever des légions dans cet extrême péril.

 

CHAPITRE XX.

 

Ruine de Sagonte (1); l'alliance des Romains ne lui procure pas le secours de leurs dieux.

 

De tous les maux de la seconde guerre punique, il n'en est pas de plus déplorable, de plus digne de compassion que la ruine de Sagonte. Ville d'Espagne, toute dévouée au peuple romain, c'est en lui gardant sa foi qu'elle est complétement détruite, Annibal, ayant rompu avec les Romains, cherche les moyens de les exciter à la guerre. Il assiége donc cruellement Sagonte. Rome l'apprend, elle envoie aussitôt des députés à Annibal pour lui faire lever le siège. Méprisés par ce général, ils se rendent à Carthage, se plaignent de la rupture des traités; mais leur démarche est inutile, ils reviennent à Rome. Pendant les longs retards de cette négociation, cette ville infortunée, si opulente, si chère à sa nation, si chère à la république romaine, est détruite après huit ou neuf mois de siège par les Carthaginois. On ne saurait lire sans horreur le récit de ce désastre, que serait‑ce de l'écrire? Je veux cependant le raconter en peu de mots; il est d'une grande importance pour mon sujet. D'abord la ville est en proie aux horreurs de la famine, on en vient à se nourrir des cadavres de ses proches, selon le témoignage de quelques historiens. Bientôt accablée par toutes

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(1) Sagonte, ville autrefois très‑célèbre de l’Espagne Tarragonaise, non loin du lieu où se trouve aujourd'hui la ville de Valence. Tite­-Live (livre XXI) raconte au long comment elle fut ruinée par Annibal.

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sortes de calamités, elle ne veut pas, du moins, tomber captive aux mains d'Annibal : tous les citoyens élèvent un immense bûcher, y mettent le feu, et s'y précipitent eux et les leurs en s'égorgeant. C'est ici que devaient agir ces dieux voraces, et brouillons, avides de la graisse des sacrifices, ne cherchant qu'à séduire par l'obseurité de leurs faux oracles; c'est ici qu'ils devaient intervenir pour porter secours à la ville la plus dévouée au peuple romain, et ne pas souffrir qu'elle pérît pour garder à Rome sa fidélité. N'ont‑ils pas présidé comme arbitres à l'alliance de cette ville avec Rome? Cependant, c'est en voulant rester invariablement attachée à ce traité conclu sous leurs auspices, scellé par la foi du serment, qu'elle est assiégée, écrasée, ruinée par un perfide ennemi. Si ces dieux, déchaînant plus tard la foudre et les tempêtes, ont effrayé Annibal sous les murs de Rome, et l'ont forcé de fuir; c'est ici surtout qu'ils devaient agir ainsi. Je dis plus, c'est en faveur de ces amis de Rome, réduits à l'extrémité pour ne pas rompre leur alliance, et privés de tout secours, que les dieux devaient déchaîner les tempêtes, plutôt qu'en faveur des Romains qui combattaient pour eux‑mêmes, et étaient assez puissants pour résister à Annibal. S'ils étaient des défenseurs jaloux du bonheur et de la gloire de Rome, eussent‑ils laissé peser sur elle le terrible reproche de la ruine de Sagonte? Et maintenant, qu'il faut être insensé pour croire que c'est à la protection de ces dieux que Rome doit de ne pas succomber aux coups d'Annibal victorieux, quand Sagonte, qui meurt pour rester son alliée, ne peut obtenir d'eux le moindre secours! Si le peuple de Sagonte eut été chrétien, s'il eût souffert un pareil traitement pour rester fidèle à l'Evangile, encore qu'il ne se fût pas détruit lui‑même par le fer, par le feu; cependant ces désastres subis pour la foi, ce peuple croyant au Christ les eût soufferts avec l'espérance, non pas d'une récompense courte et temporelle, mais d'une éternité de bonheur. Quant à ces dieux qu'on sert et qu'on doit servir, dit‑on, pour s'assurer la prospérité de biens fragiles et passagers, que nous répondront leurs défenseurs? Comment les justifieront‑ils de la destruction de Sagonte, sinon comme ils les ont justifiés au sujet du supplice de Régulus? Car la seule différence est que là c'est un homme seul, et ici tout un peuple, qui périt pour garder la foi jurée. Par respect pour son serment, l'un veut retourner à l'ennemi, l'autre n'y veut point passer. Serait‑ce cette fidélité qui pro-

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voque la colère des dieux ? Ou bien serait‑ce que, malgré la protection de ces divinités, des hommes, des villes entières même peuvent périr? Choisissez. Mais si garder sa foi est un crime devant ces dieux, qu'ils cherchent donc des parjures pour adorateurs. Si, d'un autre côté, leur protection laisse les individus, les cités périr dans les tourments et les maux les plus cruels, c'est en pure perte qu'on les sert en vue du bonheur? Que ceux qui attribuent leurs malheurs à la destruction de leurs autels, cessent de s'exaspérer contre nous; ces autels seraient debout, ces dieux les couvriraient de leur protection, qu'ils pourraient encore avoir à se plaindre de leurs maux, comme ils le font maintenant, et de plus être exposés à souffrir d'horribles tourments et une fin misérable comme l'ont éprouvé Régulus et Sagonte.

 

CHAPITRE XXI.

 

Ingratitude de Rome envers Scipion, son libérateur. Quelles étaient les mœurs de cette ville à l'époque que Salluste appelle son meilleur temps.

 

   Entre la seconde et la troisième guerre punique, (je passe beaucoup de choses à cause des limites de cet ouvrage,) quand, suivant Salluste, les Romains vivaient au milieu des mœurs les plus pures et de la plus grande concorde, Scipion, ce libérateur de Rome et de l'Italie, cet illustre et admirable héros, qui termine la seconde guerre punique si terrible, si funeste et si inquiétante pour Rome, ce vainqueur d'Annibal, celui qui seul put dompter Carthage, dont la vie dès l'enfance consacrée aux dieux, s'épanouit, en quelque sorte, dans les temples (TITELIVE, 1. XXVI), se retire devant les accusations de ses ennemis. Il est obligé de renoncer à une patrie délivrée et sauvée par son courage, et après un aussi insigne triomphe, il termine ses jours à Linterne, avec si peu de regret pour sa ville natale, qu'il ne veut pas même que cette ingrate patrie lui rende les honneurs funèbres. Bientôt après, à la suite du char triomphal du proconsul Cnéius Manlius (TITE‑LIVE, 1. XXXIX), vainqueur des Gallo‑Grecs, le luxe asiatique, l'ennemi le plus redoutable, fait irruption dans Rome. Alors, pour la première fois, on voit des lits d'airain, de riches tapis, alors on introduit dans les festins des chanteuses, et d'autres abus plus licencieux encore. Mais je ne veux parler maintenant que des maux que les hommes souffrent avec chagrin, non de ceux qu'ils recherchent avec plaisir. Aussi ce que j'ai rapporté de Scipion qui, cédant aux intrigues de ses ennemis, meurt loin d'une patrie qu'il a

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sauvée, convient mieux à mon sujet. Quoi ! ces dieux dont il a protégé les temples contre Annibal, ne pouvaient‑ils pas lui rendre bienfait pour bienfait, eux qu'on ne sert uniquement que pour la félicité d'ici‑bas ? Mais, comme Salluste vante l'excellence des mœurs romaines de ces temps; j'ai cru devoir signaler cette invasion du luxe asiatique, pour faire comprendre que Salluste ne parle de cette époque qu'en comparaison des autres, où aux plus sanglantes discordes se joignit une plus grande dépravation des moeurs. C'est, en effet, entre la première et la seconde guerre punique qu'est portée la loi Voconia (TITE‑LIVE, 1. XLI), qui défend d'instituer une femme héritière, pas même une fille unique. Je ne sais s'il est possible de dire, d'imaginer quelque chose de plus inique que cette loi. Toutefois, dans l'intervalle de ces deux guerres, la misère est plus supportable. Au dehors seulement l'armée est abîmée par les guerres, mais ses victoires la consolent; à l'intérieur, plus de discordes comme autrefois. Dans la dernière guerre punique, la valeur impétueuse du second Scipion, qui lui aussi reçut le nom d'Africain, détruit de fond en comble la rivale de la république. Mais bientôt Rome est assiégée d'une foule de maux, et la source de tous ces malheurs, engendrés par l'extrême corruption des moeurs, découle elle‑même de l'état prospère et de la sécurité de l'empire ; aussi peut‑on affirmer que Carthage, par sa ruine si prompte, est bien plus funeste à son ennemie qu'elle ne l'a jamais été par ses longues hostilités. Depuis lors, jusqu'à César‑Auguste, qui enlève complétement aux Romains la liberté, (liberté de leur aveu même dépouillée de toute gloire, source de dissensions et de ruines, et d'ailleurs énervée et languissante), qui soumet toutes choses à son caprice royal, et qui paraît rendre la jeunesse et la force à la république, en quelque sorte épuisée de vieillesse; pendant tout ce temps, dis‑je, que de défaites désastreuses, que je passe sous silence, accablent les armées pour diverses causes ! Quelle ignominie que ce honteux traité de Numance (1)! Les poulets sacrés s'étaient envolés de leur cage, dit‑on, c'était un mauvais présage pour le consul Mancinus, comme si, pendant tant d'années que cette petite ville tint l'armée romaine en échec sous ses murs, et fut la terreur de la république, les autres généraux n'avaient marché contre elle que sous de sinistres augures.

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Voir dans Tite‑Live, livre LV, ce traité qu'Hostilius Mancinus fut contraint de faire avec la ville de Numance. Cette cité espagnole tint longtemps en échec les armées romaines et ne put être prise que par le destructeur de Carthage.

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Edits de Mithridate, ordonnant le massacre de tous les Romains qui se trouvent en Asie.

 

Tout en passant ces choses sous silence, je ne saurais taire cependant l'ordre donné par Mithridate, roi d'Asie, de massacrer en un jour la foule immense des Romains qui voyageaient et s'occupaient de leurs affaires; ordre qui fut exécuté. (TITE‑LiVE, 1. LXXVIII.) Quel spectacle affreux, et bien digne de compassion ! Tout à coup, en quelque lieu qu' il se trouve, à la campagne, en voyage, à la ville, à la maison, au village, sur la place publique, au temple, au lit, à table, chaque Romain est subitement et cruellement massacré! Gémissements des mourants, larmes des spectateurs, des meurtriers peut‑être, qui les dira? Quelle cruelle nécessité pour un hôte, non‑seulement de voir ces horribles massacres dans sa maison, mais de les accomplir lui-même, ogligé de quitter tout à coup ce visage d’une douceur hospitalièree, pour exécuter dans la paix cette sanglante hostilité, et devenir bourreau et victime, car le coupt qui perce le cœur de l’un, transperce l’âme de l’autre.

Est‑ce que ces malheureux aussi avaient méprisé les augures ? N'avaient-ils pas des dieux domestiques et publics, qu'ils pouvaient consulter, lorsqu'ils sont partis pour ce voyage sans retour ? S'il en est ainsi, pourquoi vous plaindre du christianisme dans les circonstances où nous nous trouvons. Dès lors les Romains méprisaient déjà ces vains oracles. Mais, s’ils les ont consultés, qu'on nous dise de quoi toutes ces superstitions leur ont servi, quand elles étaient permises par les lois humaines, mais par elles seulement?

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon