Daras tome 27
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CHAPITRE XI.
Y a‑t‑il aussi mémoire des choses présentes?
14. Mais on dira peut être : il n'y a pas mémoire, dans le fait de l'âme se souvenant d'elle, puisqu'elle est toujours présente à elle. La mémoire en effet se rapporte au passé non au présent. Et certains auteurs, entre autres Tullius, en traitant des vertus, ont divisé la prudence en ces trois facultés, la mémoire, l'intelligence et la prévoyance. La mémoire pour les choses du passé, l'intelligence pour celles du présent et la prévoyance pour celles de l'avenir, laquelle n'est certaine que dans ceux qui prévoient l'avenir, don qui n'appartient pas à l'homme, à moins qu'il ne lui soit donné d'en haut, comme aux prophètes. Aussi l'auteur de la sagesse dit‑il, en parlant de l'homme: « Les pensées des hommes sont timides, et nos prévoyances sont incertaines. » (Sag., IX, 14) La mémoire est sûre des choses passées, et l'intelligence des présentes, mais des présentes incorporelles, attendu que les corporelles ne sont présentes que pour les yeux du corps. Mais ceux qui prétendent que la mémoire n'est point des choses présentes, doivent faire attention à ce qui a été dit dans les écrits mêmes des hommes du siècle, qui ont plus de souci de l'arrangement des mots que de la vérité des choses. « Ulysse ne le souffrit point, et le roi d'Ithaque ne s'oublia point dans une telle extrémité. » (Eneid., III, 628 et 629.) Quand Virgile dit qu'Ulysse ne s'est point oublié, que veut‑il faire entendre sinon qu'il s'est souvenu de lui? D'où il suit que puisqu'il était présent à lui‑même, il ne pouvait se souvenir de lui que si la mémoire se rapporte aux choses présentes. Aussi de même qu'on donne le nom de mémoire, à propos des choses passées, à cette faculté qui permet de se les rappeler et de s'en souvenir, ainsi dans les choses qui sont présentes telle que l'âme par rapport à elle‑même, on peut donner le nom de mémoire sans tomber dans l'absurde à cette faculté par laquelle il lui est possible de se comprendre par sa propre pensée et de réunir l'un et l'autre ensemble par l'amour d'elle‑même.
CHAPITRE XII.
La trinité dans l'âme est l'image de Dieu par le fait qu'elle se rappelle, comprend et aime Dieu qui n'est autre chose que la sagesse.
15. Cette trinité de l'âme n'est donc point l'image de Dieu parce que l'âme se souvient d'elle‑même, se comprend et s'aime elle‑même, mais aussi parce qu'elle peut se rappeler, comprendre et aimer celui par qui elle a été faite. Quand elle le fait elle devient sage, mais si elle
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ne le fait point, quand même elle se souviendrait d'elle-même, se comprendrait et s'aimerait, elle est le contraire de sage. Qu'elle se souvienne donc de son Dieu, à l'image de qui elle a été faite, qu'elle le comprenne et qu'elle l'aime, et, pour le dire en deux mots, qu'elle honore Dieu qui n'a point été fait, mais qui l'a faite capable de le comprendre, et dont elle peut‑être participante, c'est pour cela qu'il est écrit : «Le culte de Dieu, voilà la sagesse. » (Job, XXVIII, 28.) Elle ne sera point sage par sa propre lumière, mais par sa participation à cette lumière suprême et elle régnera heureuse là où elle régnera éternellement; car pour que la sagesse de l'homme soit la vraie sagesse, il faut qu'elle soit aussi la sagesse de Dieu, c'est alors en effet qu'elle est la vraie sagessse; tant qu'elle n'est que la sagesse de l'homme, elle est une vaine sagesse. Mais il n'en est point de même de la sagesse par laquelle Dieu même est sage; car ce n'est point par participation à lui‑même qu'il est sage, comme l'âme l'est par sa participation à Dieu. De même ce qu'on appelle la justice de Dieu, ce n'est pas seulement cette justice par laquelle il est juste en lui‑même mais celle qu'il donne à l'homme quand il justifie l'impie, et dont l'Apôtre parle quand, à propos de certaines gens, il dit : « Ignorant la justice de Dieu et s'efforçant d'établir leur justice, ils ne sont point soumis à celle de Dieu. » (Rom., X, 3.) C'est ainsi qu'on peut dire également de certains hommes. Ils ignorent ce que c'est que la sagesse de Dieu, et s'efforçant d'établir leur propre sagesse, ils ne sont point soumis à celle de Dieu.
16. Il y a donc une nature qui n'a point été faite et qui a fait toutes les autres natures, grandes et petites, mais qui l'emporte, sans le moindre doute, sur toutes celles qu'il a faites, et par conséquent sur elle‑même dont nous parlons, je veux dire, sur la nature intelligente et raisonnable qui est l'âme humaine faite à l'image de celui qui l'a créée. Or, cette nature qui l'emporte sur les autres, c'est Dieu. Et même, « il n'est point placé loin de chacun de nous, » comme dit l'Apôtre qui ajoute : « Car c'est en lui que nous vivons, que nous nous mouvons et que nous sommes.» (Act., XVII, 27.) S'il entendait parler du corps, dans ce cas‑là, cela pourrait aussi bien s'entendre de ce monde corporel, car c'est là que corporellement parlant, nous vivons aussi, nous nous mouvons et nous sommes. Aussi ces paroles doivent‑elles s'entendre de l'âme qui a été faite à l'image de Dieu, d'une manière plus excellente, invisible sans doute mais pourtant intelligible. D'ailleurs qu'est‑ce qui n'est point en celui dont les divines Ecritures ont dit: «Car tout est par lui, tout est de lui, et tout est en lui ? » (Rom., XI, 36.) Mais si tout est en lui, en qui peut vivre tout ce qui vit, se mouvoir tout ce qui se meut, si ce n'est en celui en qui tout
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est? Cependant tous les hommes ne sont point avec lui, de la même manière que celui qui lui parlait ainsi: « Quant à moi je suis toujours avec vous, » (Ps. LXXII, 23) de même qu'il n'est point non plus avec tous les hommes de la même manière que nous disons : Le Seigneur est avec vous. C'est donc, pour l'homme, une grande misère, de ne point être avec celui sans qui il ne peut être; car il est hors de doute qu'il ne peut point ne pas être avec celui en qui il est, et pourtant s'il ne se souvient point de lui, s'il ne le comprend et ne l'aime point, il n'est point avec lui. C'est ce que chacun oublie complétement et nul n'en peut être averti.
CHAPITRE XIII.
Comment on peut oublier Dieu ou se souvenir de lui.
17. Empruntons aux choses visibles un exemple de ce que je viens de dire. Quelqu'un que vous ne reconnaissez pas vous dit : vous me connaissez, et pour vous remettre sur la voie, il vous dit où, quand et comment vous l'avez connu, et après avoir rassemblé tous les signes qui doivent vous rafraîchir la mémoire, si vous ne le reconnaissez pas encore, si vous l'avez tellement oublié que son souvenir se soit complétement effacé de votre esprit, il ne vous reste plus autre chose à faire qu'à croire, comme il vous le dit, que vous l'avez connu autrefois, ou de ne le point croire, si celui qui vous parle n'est point digne de foi. Mais si vous vous rappelez l'avoir connu, évidemment le souvenir vous en revient, et vous retrouvez dans votre mémoire ce que l'oubli n'y avait point complétement effacé. Revenons au sujet pour lequel j'ai dû prendre un exemple dans les choses ordinaires de la vie. Entre autres le psaume IX s'exprime ainsi : « Que les pécheurs soient précipités dans les enfers, tous peuples qui oublient Dieu, » (Psal. IX, 18) et le vingt‑et‑unième reprend : « Tous les confins de la terre se souviendront et se convertiront au Seigneur. » (Psal. XXI, 28.) Ces nations n'avaient donc point oublié Dieu au point de ne point se souvenir de lui si on le leur remet en mémoire. Mais en oubliant Dieu, comme si elles avaient oublié leur propre vie, elles étaient tombées dans la mort, c'est‑à‑dire dans les enfers; mais en se ressouvenant de lui elles se convertissent au Seigneur, elles semblent revivre en se rappelant leur vie, qui pour elles était tombée dans l'oubli. On lit encore dans le psaume XCIII : « Comprenez maintenant peuples insensés, vous qui avez perdu la raison, commencez à devenir sages. Celui qui a fait l'oreille n'entendra‑t‑il point ? » (Ps. XCIII, 8) et le reste. Cela s'adressait aux peuples qui, faute de comprendre Dieu, ne disaient sur lui que des paroles vaines.
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CHAPITRE XIV.
L’âme, s’aimant comme elle doit s'aimer, aime Dieu, et si elle n'aime point Dieu, on doit dire qu'elle se hait elle‑même.
18. On trouve plusieurs textes, dans les divines Ecritures, qui se rapportent à l'amour de Dieu. Mais il y a deux choses ici à comprendre comme étant l'une la conséquence de l'autre, c'est qu'on n'aime point celui dont on ne se souvient point, non plus que celui qu'on ne connaît point du tout. De là vient ce commandement, le premier et le plus connu de tous : « Vous aimerez le Seigneur votre Dieu. » (Deut., VI, 5.) Aussi l'âme humaine a-t-elle été ainsi faite qu'elle ne peut jamais s'oublier elle‑même, jamais ne se point comprendre, jamais ne se point aimer. Mais comme quiconque hait un autre, cherche à lui nuire, on peut dire avec vérité de l'âme qui se fait du mal à elle‑même, qu'elle se hait; en effet, c'est bien sans le savoir qu'elle se veut du mal quand elle ne pense point que ce qu'elle veut lui soit nuisible; cela n'empêche point qu'elle ne se veuille du mal quand elle veut quelque chose qui lui est nuisible; voilà pourquoi il est écrit: « Quiconque aime l'iniquité, hait son âme. » (Ps. X, 6.) Celui donc qui sait s'aimer aime Dieu, et tout homme qui n'aime point Dieu, quand même il s'aimerait, ce qu'il est naturellement porté à faire, ne laisse pas cependant de pouvoir très‑justement être représenté comme se haïssant lui‑même, puisqu'il fait ce qui lui est contraire et qu'il se poursuit lui-même comme s'il était son propre ennemi. Assurément c'est une erreur horrible de la part des hommes de ne faire, pour la plupart, que ce qui leur est pernicieux, tout en se voulant tous du bien. En décrivant un mal pareil qui affligeait les muets animaux, le poète s'écriait : « Grands dieux, réservez aux hommes pieux un meilleur sort, et gardez cette erreur pour nos ennemis: les animaux se déchiraient eux‑mêmes les membres à belles dents. » (VIRG., Georg., III, 513 et 5,14.) Pourquoi, puisqu'il ne s'agissait que d'un mal qui s'attaquait au corps, l'appelle‑t‑il une erreur, sinon parce que tout animal ayant reçu de la nature un instinct qui le porte à se conserver autant qu'il peut, la maladie qui sévissait sur les animaux était telle qu'elle les portait à se déchirer les membres qu'ils voulaient pourtant voir sauvés du mal? Mais lorsque l'âme aime Dieu, et par conséquent, comme je l'ai déjà dit, se souvient de lui et le comprend, il est bien de lui prescrire, au sujet du prochain, de l'aimer comme elle s'aime elle‑même. En effet, elle ne s'aime point mal, mais bien, quand elle aime Dieu; car c'est en participant à Dieu que non-seulement elle en est l'image, mais encore qu'elle se rajeunit après avoir vieilli, qu'elle se reforme après s'être déformée, qu'elle est ren-
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due bienheureuse après être tombée dans le malheur. Car bien qu'elle s'aime d'un amour tel, que dans le cas où on l'obligerait à choisir, elle aimerait mieux perdre tout ce qui est inférieur à elle, que de périr cependant en abandonnant celui qui est au‑dessus d'elle et par qui seul elle pourrait conserver sa force, dont elle pourrait jouir comme étant sa lumière, et à qui s'adressent ces paroles du Psalmiste : «C'est en vous que je conserverai ma force, » (Ps. LVIII, 10) et encore : «Approchez‑vous de lui afin que vous soyez éclairés; » (Ps. XXXIII, 6) elle est devenue si faible et est tombée dans de telles ténèbres, qu'elle tombe bien malheureusement d'elle‑même dans les choses qui ne sont point elle, et auxquelles elle est même supérieure, entraînée qu'elle est, par des amours qu'elle ne peut plus vaincre et par des erreurs dont elle ne voit point comment se tirer. Aussi le pénitent dont Dieu enfin a eu pitié, s’écrit-il dans les psaumes : « Toute ma force m'a quitté et même la lumière de mes yeux n'est plus avec moi. » (Ps. XXXVII, 11.)
19. Mais dans ces grands maux de faiblesse et d'erreur, l’âme n'a pu perdre ni le souvenir, ni l'intelligence, ni l'amour de soi qui lui sont naturels; voilà pourquoi il a pu être dit, comme je l'ai rapporté plus haut : « Bien que l'homme passe comme une image, néanmoins il ne laisse pas de se troubler en vain. Il amasse des trésors et il ne sait pas pour qui il les amasse. » (Ps. XXXVII, 11.) Pourquoi amasse‑t‑il des trésors, sinon parce que sa force l'a quitté, cette force par laquelle possédant Dieu, il ne manquait de rien? Et pourquoi ne sait‑il point pour qui il les amasse, si ce n'est parce que la lumière de ses yeux n'est plus avec lui? Aussi ne voit‑il point ce que dit la vérité même quand elle s'écrie : « Insensé que tu es, on s'en va te redemander ton âme cette nuit même, et pour qui sera ce que tu as amassé? » (Luc, XII, 20.) Cependant parce que bien que tel, l'homme passe comme une image, l'âme de l'homme a le souvenir, l'intelligence et l'amour d'elle‑même. S'il était dévoilé à l'homme qu'il ne peut plus avoir l'une et l'autre chose, et s'il lui était permis de choisir entre les deux, de perdre soit les trésors qu'il a amassés, soit son âme, qui serait assez dépourvu de coeur pour préférer ses trésors à son âme? Sans doute les trésors peuvent souvent pervertir l'âme, mais l'âme qui n'est point pervertie par les trésors peut vivre beaucoup plus facilement et plus indépendante sans aucun trésor. Or, qui peut posséder le moindre trésor, si, ce n'est par son âme? En effet, si un enfant, bien que né au sein de la richesse et maître de tout ce qui lui appartient en droit, ne possède cependant rien, tant que son âme est endormie; comment donc pourrait‑on posséder quoi que ce fût, quand on a perdu son âme? Mais pourquoi
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parler de trésors dont tout homme si un pareil choix lui était donné, aimerait mieux être privé que de son âme, quand personne ne les préfère, personne ne les compare même aux yeux du corps, par lesquels non quelques hommes seulement comme cela a lieu pour l'or, mais tous les hommes possèdent le ciel; ear on possède par les yeux tout ce qu'on voit facilement par eux. Qui donc, dans l'impossibilité de conserver les uns et les autres en même temps et dans la nécessité de les perdre les uns ou les autres, ne préférerait point perdre ses trésors plutôt que ses yeux? Et pourtant si on lui demande, en y mettant la même condition, lequel des deux il aime mieux perdre, ses yeux ou son âme, qui ne voit que par son âme même il aimera mieux perdre ses yeux que son âme? En effet, l’âme même privée des yeux du corps, n’en est pas moins toujours une âme d'homme, tandis que les yeux d'un corps sans âme ne sont que des yeux de bêtes. Or, qui n'aime mieux être homme même aveugle des yeux du corps, que bête voyant clair?
20. Je suis entré dans ces détails, afin que les esprits les moins subtils, sous les yeux ou aux oreilles de qui ces écrits pourraient parvenir, soient amenés, en quelques mots, par moi, à remarquer à quel point l'âme même faible et dans l'erreur s'aime, lors même qu'elle s'aime mal ou qu'elle recherche les choses au‑dessous d'elle. Or, elle ne pourrait point s'aimer si elle ne se connaissait pas, c'est‑à‑dire, si elle ne se souvenait point d'elle et ne se comprenait point. Cette image de Dieu en elle, la rend si puissante, qu'elle peut s'attacher à celui dont elle est l'image; car elle est ainsi placée dans l'ordre des natures, sinon des lieux, qu'il n'y a que Dieu qui soit au‑dessus d'elle. Lorsque enfin elle s'attachera tout à fait à lui, elle ne fera plus qu'un seul esprit avec lui, selon le témoignage même de l'Apôtre qui dit : « Celui qui demeure attaché au Seigneur, est un même esprit avec lui, » (I Cor., VI, 17) en participant à la nature, à la félicité et à la vérité de Dieu, non point en augmentant ni cette nature, ni cette vérité, ni cette félicité. Il vivra donc sans aucun changement dans cette nature divine, quand il y sera attaché dans le bonheur, et tout ce qu'il verra alors sera immuable. C'est alors, selon la promesse de la divine Ecriture, que ses désirs seront rassasiés de biens immuables, de la Trinité même, son Dieu dont il est l'image. Et de peur que désormais cette image ne s'altère, elle sera cachée dans le secret de sa face et comblée d'une telle abondance par lui, qu'elle n'éprouvera plus jamais de plaisir à pécher. Mais pour le moment quand l'âme se voit, elle ne voit rien d'immuable.
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CHAPITRE XV.
Bien que l’âme espère la béatitude, ce n'est cependant point de cette béatitude perdue, mais de Dieu et des règles de la justice qu'elle se souvient.
21. L'âme ne doute point de cela parce qu'elle est malheureuse et quelle désire être heureuse; or, elle n'espère point qu'il en sera ainsi pour une autre raison que parce qu'elle est elle‑même, muable. En effet, si elle n'était point muable, elle ne pourrait pas plus devenir de malheureuse heureuse, que d'heureuse malheureuse. Or, qui l'aurait faite malheureuse sous le Seigneur tout‑puissant et bon, sinon son propre péché et la justice de son Seigneur? et qu'est‑ce qui la fera heureuse, si ce ne sont son propre mérite et la récompense de son Seigneur? Mais son mérite c'est une grâce de celui même dont la récompense sera sa félicité. En effet, elle ne peut se donner la justice, puisqu'elle l'a perdue. L'homme l'avait reçue quand il a été fait, mais il l'a perdue quand il a péché. Il reçoit donc la justice qui lui sert à mériter la félicité. Aussi est‑ce avec une complète vérité que l'Apôtre lui dit quand il s'enorgueillit de sa justice comme d'un bien qui lui est propre: « Qu'avez‑vous que vous n'ayez reçu? Si vous l'avez reçu, pourquoi vous en glorifier comme si vous ne l'aviez point reçu?» (I Cor., IV, 7.) Mais quand il se souvient bien de son Seigneur, après en avoir reçu l'Esprit, il sent parfaitement, car il l'apprend d'un maître intérieur, que ce n'est que par un effet de l'amour gratuit de Dieu qu'il peut se relever et que ce n'est que par un effet de sa défaillance volontaire qu'il a pu tomber. Sans doute, il ne se souvient point de sa félicité, car elle a été, elle n'est plus, et il en a complétement perdu la mémoire, aussi ne peut‑il en retrouver le moindre souvenir. Sur ce point, il s'en rapporte aux paroles dignes de foi de son Dieu, paroles mises en écrit par le prophète du Seigneur, qui lui parlent de la félicité du paradis terrestre, et lui apprennent dans les récits de l'histoire le premier état heureux de l'homme, puis son état malheureux. Mais il se souvient de son Seigneur Dieu, parce qu'il est toujours et qu'on ne peut dire qu'il a été et qu'il n'est plus, ni qu'il est et qu'il n'a point été; mais comme il n'arrivera jamais qu'il ne soit point, ainsi n'est‑il jamais arrivé qu'il n'a point été. Il est même partout, tout entier, voilà pourquoi c'est en lui que notre âme est, vit et se meut, ce qui fait qu'elle peut se souvenir de lui. Ce n'est point quelle se le rappelle pour l'avoir connu en Adam, ou partout ailleurs, avant cette vie corporelle, ou bien encore au moment où elle a été créée pour être envoyée dans le corps qu'elle habite à présent; elle ne se souvient, en effet,
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de rien de tout cela, toutes ces choses sont tombées pour elle dans le plus complet oubli. Mais elle se le rappelle pour se convertir au Seigneur, comme vers la lumière qui ne laissait point de l'éclairer encore d'une certaine manière, même depuis qu'elle s'était détournée de lui. De là vient en effet que les méchants même pensent à l'éternité, et qu'en beaucoup de choses ils distribuent avec justesse la louange ou le blâme aux hommes à cause de leurs mœurs. Or, d'après quelles règles jugent‑ils ainsi sinon par celles qui leur montrent les choses sous le point de vue du genre de vie que chacun devrait mener, bien qu'eux‑mêmes ne vivent point de cette manière‑là ? Mais où voient‑ils ces règles? Ce n'est point dans leur propre nature, quoiqu'il ne soit pas douteux qu'ils les voient des yeux de leur esprit, et que, s'il est certain que leurs âmes sont changeantes, ils n'en voient pas moins que ces règles sont immuables, et chacun d'eux pourra le voir de même; ils ne le voient point non plus dans une sorte de manière d'être de leur âme puisque ces règles sont des règles de justice et qu'il est certain que leur âme n'est point juste. Mais où ces règles sont‑elles écrites, où l'âme connait‑elle ce qui est juste et ce qui est injuste, où voit‑elle qu'on doit avoir ce qu'elle ne possède point elle‑même? Où donc sont‑elles écrites sinon dans le livre de la lumière qu'on appelle la vérité? Car c'est de là que vient toute loi juste et qu'elle est transportée non point en passant d'un lieu dans un autre, mais par une sorte d'impression dans le cœur de tout homme qui opère la justice, comme l'image de l'anneau passe de l'anneau à la cire sans pourtant quitter l'anneau. Quant à l’homme qui n'opère point la justice et ne laisse point de voir ce qu'il faut faire, il tourne le dos à cette lumière, mais il ne laisse point d'être touché par elle. Quant à l'homme qui ne voit pas même comment on doit vivre, il a sans doute une excuse plus grande que les autres s'il pêche, puisqu'il ne transgresse pas une loi connue de lui, mais il ne laisse pas d'être aussi lui‑même un jour touché par les rayons de cette lumière qui est présente partout, quand averti de ses fautes il les confesse.
CHAPITRE XVI.
Comment l'image de Dieu se reforme dans l'homme.
22. Quant à ceux qui, rappelés à eux‑mêmes, se convertissent au Seigneur, de la difformité par laquelle les passions du monde les avaient rendus conformes au siècle présent, ils sont reformés par le Seigneur, en entendant cette parole de l'Apôtre qui leur dit : « Ne vous conformez point au siècle présent; mais réformez-vous parle renouvellement de votre esprit, » (Rom., XII, 2) en sorte que cette image com-
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mence à être reformée par celui qui l'a formée. En effet, elle ne peut se reformer elle‑même comme elle a pu se déformer. L'Apôtre dit encore ailleurs: «Renouvelez‑vous dans l'esprit de votre âme, et revêtez‑vous de l'homme nouveau qui est créé selon Dieu, dans une vraie justice et une vraie sainteté. » (Ephés., IV, 23.) Ce qu'il rend par ces mots : « L'homme qui a été créé selon Dieu, » est rendu ailleurs par ceux‑ci : «A l'image de Dieu. » Mais, par son péché, l'homme a perdu la justice et la sainteté; voilà pourquoi il est devenu une image difforme et incolore; il la retrouve quand il est reformé et renouvelé. Pour ce qui est de ces mots: «Dans l'esprit de votre âme, » il ne faut point les entendre comme si l'esprit et l'âme étaient deux choses différentes, car toute âme est un esprit, sans que pour cela tout esprit soit une âme. En effet, Dieu même est un esprit (Jean, IV, 24) qui ne peut se renouveler, attendu qu'il ne peut vieillir. On prend aussi dans l'homme le mot esprit dans un autre sens que le mot âme; l'esprit, dans ce sens, est cette partie de notre âme à laquelle se rapportent les images et les similitudes du corps; c'est de l'esprit entendu, ainsi que saint Paul dit aux Corinthiens : « Si je prie dans une langue, mon esprit prie, mais mon âme est sans fruit. » (1 Cor., XIV, 14.) L'Apôtre entend parler là d'une langue dans laquelle il ne comprend point ce qu'il dit, il ne peut cependant en articuler les paroles que si les images des mots qui se prononcent dans le temps devancent dans la pensée de l'esprit les sons que la bouche articule. Lâme de l'homme est aussi appelée un esprit, c'est ainsi que dans l'Evangile il est dit : « Ayant incliné la tête, il rendit l'esprit, » (Jean, XIX, 30) ce qui veut dire: il mourut de la mort du corps en rendant l'âme. Il est même parlé de l'esprit des bêtes, ainsi qu'on le voit très‑clairement dans le livre de Salomon ayant pour titre l'Ecclésiaste; on y lit, en effet: « Qui sait si l'esprit des enfants des hommes monte en haut, et si celui des bêtes descend en bas vers la terre? » (Ecclé., III, 21.) On voit encore dans la Genèse l'écrivain sacré raconter que le déluge a fait mourir toute chair qui « avait en soi un esprit de vie.» (Gen., VII, 22.) Le mot esprit est pris aussi pour le vent, chose très‑évidemment corporelle; c'est dans ce sens qu'on lit dans les Psaumes « Le feu, la grêle, la neige, la glace, l'esprit des tempêtes. » (Ps. CXLVIII, 8.) Le mot esprit s'emploie donc en bien des sens; l'Apôtre a pris ici cette expression dans le sens d'âme. De même quand il dit: « Dans le dépouillement du corps de la chair, » (Col., II, 11) il ne veut point faire entendre deux choses, comme si la chair et le corps de la chair étaient deux, mais comme le mot corps s'entend de beaucoup de choses qui n'ont point de chair, il y a en effet bien des corps sans chair, des
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corps célestes et des corps terrestres, il a dit le corps de la chair pour le corps qui est chair, de même il dit : « L'esprit de l'âme, » pour l'esprit qui est une âme. Dans un autre endroit encore il a nommé d'une manière plus ouverte encore l'image, lorsque prescrivant la même chose en d'autres termes, il dit : « Dépouillant le vieil homme avec ses oeuvres, revêtez‑vous de l'homme nouveau qui se renouvelle, par la connaissance de Dieu, selon l’image de celui qui l'a créé. » (Col., III, 9.) Ce qu'on lit dans un autre endroit: « Revêtez‑vous de l'homme nouveau qui a été créé selon Dieu, » (Ephés., IV, 24) on le retrouve dans ce passage: «Revêtez‑vous de l'homme nouveau qui se renouvelle selon l'image de celui qui l'a créé.» (Col., III, 10.) Dans un endroit l'Apôtre dit : «Selon Dieu, » et dans l'autre : « Selon l'image de celui qur l'a créé, » de même que au lieu de ces mots : « Par la vraie justice et la vraie sainteté, » il s'est servi de ceux‑ci : « Par la connaissance de Dieu. » Le renouvellement et la réformation de l'âme dont nous parlons, se font donc selon Dieu, c'est‑à-dire selon l'image de Dieu. S'il est dit : « Selon Dieu, » c'est pour qu'on ne pense point qu'elle se fait selon une autre créature, et il est dit aussi : « Selon l'image de Dieu, » afin de faire comprendre que ce renouvellement se fait où se trouve l'image de Dieu, c'est‑à‑dire dans l'âme. Nous disons de même que le juste, le fidèle qui quitte son corps est mort selon le corps, non point selon l'esprit. Or, qu'est‑ce à dire, mort selon le corps, sinon que s'il est mort, c'est quant au corps ou par le corps, non point quant à l'âme ou par l'âme? Ou bien encore si nous disons : il est beau de corps, il est fort de corps, non selon l'âme, qu'est‑ce à dire sinon que s'il est beau et fort, c'est par le corps, non par l'âme ? Nous avons un nombre infini de locutions pareilles. Par conséquent, ne prenons point ces mots : « Selon l'image de celui qui l'a créé, » comme s'il s'agissait d'une autre image selon laquelle il se renouvelle, non point de l'image même qui se renouvelle.