St Colomban 1

Darras tome 15 p. 296

 

§ IV. Saint Colomban.

 

   21. L'opposition que les clercs de Rome faisaient aux disciples de saint Benoît, les évêques et les clercs Gallo-Francs ne l'épargnaient point à Colomban ni à ses moines de Luxeuil. Il parait qu'un concile provincial se réunit dans une des cités burgondes afin d'anéantir l'institution naissante. C'est du moins ce que nous pouvons conjecturer d'une lettre de saint Colomban, adressée ad patres synodi cujusdam Gallicanœ 2, sans autre désignation de lieu. Dans cette lettre, Colomban disait : « Je ne suis point l'auteur de ces divisions. Venu pauvre, étranger, dans cette contrée, pour le service du Christ notre commun Dieu et Sauveur, je ne demande à vos saintetés qu'une seule grâce, qu'il me soit permis de conti-

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1 Décret, synod. Rom. sub Bonifac. IV; Patr. lut., tom. LXXX, col. 105. 2 S. Coluuiban., Epist. Il; Patr. iat., tom. LXXX, col. 264.

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nuer à vivre en silence au sein de ces forêts, près des ossements de dix-sept de mes frères que j'y ai déjà vus mourir. Je prierai pour vous, avec ceux qui me restent. » La fameuse question de la Pâque était toujours, sinon le véritable motif, au moins le prétexte très-plausible de la querelle. Obstiné à maintenir l'usage qu'il avait pratiqué au monastère de Bangor, Golomban ne voulait rien céder. D'autres reproches de détail s'adressaient à des obser­vances particulières, que le clergé des Gaules ne lui pardonnait pas. Ainsi la tonsure de ses moines consistait à avoir les cheveux rasés sur la partie antérieure de la tête d'une oreille à l'autre, et longs sur le reste du crâne. On trouvait encore que ses religieux fai­saient abus du signe de la croix, en le traçant non-seulement sur leurs personnes, mais sur les instruments de travail, les ustensiles et les vases dont ils se servaient. Enfin ils multipliaient trop, di­sait-on, les bénédictions qu'ils se donnaient entre eux à chaque rencontre. L'histoire doit enregistrer tous ces griefs malgré leur puérilité, parce qu'ils donnent la mesure de l'animosité qui se mêle parfois aux querelles religieuses. Colomban s'adressa directement à saint Boniface pour invoquer sa protection toute puissante. Voici sa lettre. « Au seigneur saint, au pape et père apostolique, Colom­ban pécheur, salut en Jésus-Christ. Depuis longtemps j'ai formé le désir et nourri le consolant espoir de visiter les pères qui prési­dent au siège apostolique, ces pontifes si chers à tous les fidèles, si vénérables par la dignité apostolique dont ils sont revêtus. Au mi­lieu des tempêtes de notre âge, parmi les tumultueuses agitations du peuple, trop semblables aux vagues de l'Océan, il m'a été im­possible de me frayer un passage et de réaliser mes vœux. Deux fois Satan a empêché mes envoyés de parvenir jusqu'au pape d'heu­reuse mémoire, le bienheureux Grégoire, et de lui remettre les lettres que j'adressais à sa sainteté. Dans ces lettres dont je vous transmets aujourd'hui un exemplaire, j'osais solliciter très-hum­blement la permission de suivre les usages et les rites de ma pa­trie, sans être obligé de me conformer au rituel des Gaules qui m'est étranger. Je renouvelle près de vous ma requête, et n'in­siste pas davantage sur le fond de la question, suffisamment

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développée dans la lettre au très-bienheureux Grégoire. Notre foi est celle de l'Église catholique. Si nous différons sur le point unique de la célébration de la Pâque, on ne saurait nous repro­cher d'être par là un objet de scandale pour personne. Car nous habitons un désert sans communication avec le monde, sans prétention de blesser aucun droit. Ne nous est-il pas loisible dans une telle solitude, de rester fidèles aux usages de notre patrie? Jadis saint Polycarpe et le pape Anicet, dans une controverse du même genre, surent conserver le lien de la charité, tout en gar­dant chacun sa coutume différente. Nous sera-t-il interdit de faire de même 1

 

      22. Nous n'avons plus la réponse du pape Boniface IV; nous ne savons même pas si la lettre de Colomban lui parvint  jamais. En tout cas, la réponse n'eût pas été douteuse. Saint Colomban avait tort sur la question de la Pâque, tranchée depuis longtemps partout ailleurs qu'en Irlande. Quoi qu'il en soit, la persécution contre l'abbé de Luxeuil prit bientôt des pro­portions plus considérables. Le jeune Thierry successeur de Gontran sur le trône des Burgondes, et la reine Brunehaut son aïeule, se déclarèrent hautement contre lui. Le zèle de Coiomban leur fournit des occasions de vengeance. Un jour Brunehaut présenta au saint abbé les quatre fils que Thierry avait déjà eus de plusieurs concubines. «Que me veulent ces enfants? demanda le moine. — Ce sont les fils du roi, dit Brunehaut. Fortifiez-les par votre bénédiction. — Non, répondit Colomban, ils ne régneront pas, car ils sortent d'un mauvais lieu. » Une autre fois Brunehaut et Thierry, avec toute la cour, eurent la fantaisie de visiter l'inté­rieur du monastère. Or, la règle en interdisait formellement l'en­trée aux femmes. Colomban s'opposa donc à ce que la reine et les dames de sa suite franchissent le seuil de la clôture. Cependant Thierry avait déjà pénétré jusqu'au réfectoire. En apprenant ce qui se passait, il s'écria : «Laissez entrer tout le monde, sinon je reprendrai les domaines que vous tenez de la munificence royale.

 

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1 S. Columban., Epist. ni; Vatr. lat., tora. LXXX, col. 289.

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Prince, répondit Colomban, si vous prétendez violer la rigueur de nos règles, nous n'avons que faire de vos dons. Toutefois si vous venez ici pour détruire notre monastère, sachez que votre royaume lui-même sera détruit avec toute votre race.» — Thierry eut peur et se retira. Mais quelques semaines après, un comte escorté de soldats envahit l'église du monastère, à l'heure où Colom­ban chantait l'office avec toute sa communauté. « Homme de Dieu, dit le comte, nous vous prions d'obéir aux ordres que le roi nous charge de vous transmettre. Quittez ce pays et retournez en Irlande. — Non, répondit Colomban, j'ai abandonné ma patrie pour le service de Jésus-Christ; je ne dois plus y retourner. » — Les soldats s'approchèrent alors, et s'agenouillant devant lui, le con­jurèrent en pleurant de leur pardonner une action qui leur était commandée sous peine de mort, et de ne pas les réduire à la triste nécessité d'user contre lui-même d'une violence qu'ils détestaient. Ému par cette pieuse démonstration, Colomban se remit entre leurs mains et sortit de l'église. Ses religieux l'entouraient en gémissant, comme s'ils eussent marché à ses funérailles : tous voulaient le suivre au lieu de son exil, mais cette consolation ne fut accordée qu'aux frères d'origine irlandaise ou britannique. Les proscrits s'arrachèrent en pleurant à cette terre bénie. A quelques milles de Luxeuil, l'un d'eux, un vieillard, Deicola (saint Delle) sentit ses jambes faiblir et reconnut qu'il ne saurait aller plus loin. Il se jeta aux genoux du saint abbé, lui demandant sa bénédiction comme pour mourir. Mais Dieu lui réservait encore des jours; il revint à la santé et fonda dans ce désert une abbaye qui porta son nom et donna naissance à la ville de Delle 1. Plus tard il érigea le monastère de Lutra (Lure), dont il fut le premier abbé. Cependant les proscrits continuèrent leur route; on les fit marcher par Besançon, Autun, Avallon et Autissiodorum jusqu'à Nevers, où ils furent embarqués sur la Loire et conduits à Nantes. Là ils devaient quitter pour jamais

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1 Delle, chef-lieu de canton (Haut-Rhin), à sept kilomètres Sud-Est de Béfort; 800 habitants. Saint Deicola, dont le nom est devenu tour à tour Déel, Desle, Delle, est honoré le 18 janvier (Cf. Bolland., Act. Sanctor., in hunediem).

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le sol des Gaules, et faire voile pour l'Irlande. Ce long et douloureux itinéraire fut marqué par de nombreux miracles, que les chroni­queurs ont fidèlement recueillis. En passant à Tours, où l'évêque tint à honneur de leur offrir l'hospitalité et de les recevoir à sa table, on nota cette prédiction du saint abbé : « Dans trois ans, le roi Thierry aura cessé de vivre ; ses enfants partageront son sort et sa race sera extirpée par le Seigneur. » Arrivé au terme du voyage, Colomban écrivit aux moines de Luxeuil, « à ses très-doux fils, à ses très-chers disciples, à ses frères de la vie frugale,» c'est ainsi qu'il les nomme. « Mes larmes coulent, dit-il, il faut et je veux les refouler; il ne sied pas à un bon soldat de pleurer en face de la bataille. Après tout, ce qui nous arrive n'a rien de bien nouveau. N'est-ce pas ce que nous prêchions tous les jours? L'É­vangile n'a été écrit que pour enseigner aux vrais disciples du Christ crucifié à le suivre la croix à la main. Nos adversaires sont nombreux, la guerre incessante, l'ennemi redoutable. Mais sans adversaires point de lutte, et sans lutte point de couronne. Là où il y a lutte, il y a courage, vigilance, ferveur, patience, fidélité, sagesse, fermeté, prudence. En dehors de la lutte, misères et dé­sastres. » Laissant alors déborder de son âme les sentiments de la plus vive tendresse, Colomban multiplie pour sa chère commu­nauté les exhortations, les avis charitables, les conseils de direc­tion spirituelle. Il termine ainsi : « Voici qu'on entre pendant que j'écris, pour m'annoncer que le navire est prêt, ce navire qui doit me ramener malgré moi dans ma patrie. Aussi bien la fin du parchemin allait m'obliger à finir. L'amour n'a point d'ordre, c'est ce qui rend ma lettre confuse. J'ai voulu tout abréger pour tout dire; je n'y ai pas réussi. Adieu, chères entrailles, priez pour que je vive en Dieu 1. » (610.)

 

    23. Il s'embarqua donc en pleurant, avec ses compagnons d'exil, sur un navire irlandais. Mais Dieu ne voulait pas, Colomban l'avait dit, que son serviteur revit jamais en ce monde sa patrie terrestre. A l'embouchure de la Loire, le vaisseau fut assailli par

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1 S. Columban., Epist. îv; Pair, lat., tom. LXXX, col. 270-274.

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une tempête, et rejeté sur la plage nantaise où il resta trois jours à sec. Les marins virent dans ce fait une vengeance de la colère divine: les moines furent débarqués, et Colomban demeura libre de porter ses pas où bon lui semblerait partout ailleurs que sur les domaines du roi Thierry. Ce prince, outre la Burgondie et l'ancien royaume d'Orléans dont il avait hérité à la mort de son père, s'était emparé de tout le pays entre la Seine et la Loire, après la victoire remportée à Dormelles (599) par ses troupes réu­nies à celles de Théodebert II roi d'Austrasie son frère, contre leur cousin Clotaire II roi de Neustrie. Cette circonstance explique pourquoi, de Luxeuil à Nantes, Colomban avait toujours traversé un pays dont Thierry II était maître. Laissé libre, le saint abbé se dirigea vers Soissons, dans le royaume de Neustrie, où Clotaire II fit l'accueil le plus empressé à la victime de son ennemi. Le fils de Frédégonde aurait voulu retenir à sa cour le proscrit de Brunehaut. Déjà une sourde inimitié venait d'éclater entre les frères cou­ronnés Thierry II et Théodebert II. L'un et l'autre avaient adressé secrètement à Clotaire une proposition particulière d'alliance. « Que leur répondrai-je ? demanda le roi de Neustrie à Colomban. — Lais­sez-les se dévorer entre eux, répondit le saint. Dans trois ans, leurs deux royaumes tomberont en votre pouvoir. » — La guerre ne tarda pas à éclater entre Thierry et Théodebert. Dès lors Colom­ban n'avait plus rien à craindre en traversant les états de ce der­nier. Victime de Thierry, il était sûr de l'hospitalité de Théode­bert. Il se remit donc en marche. Son dessein était d'évangéliser les peuplades encore païennes des bords du Rhin ; son espérance secrète lui montrait la couronne du martyre dans ce glorieux apostolat, qui devait clore les soixante années de sa vie monas­tique. Plein d'ardeur, il traversa à pied toute la Gaule occidentale. Sur son passage, il prêchait le royaume de Dieu, bénissait les en­fants, et chacune de ses bénédictions devenait un gage de prédes­tination sainte. Les Burgondes étaient accoutumés à ces miracles. On avait vu à Besançon le duc Waldelenus, dont les domaines s'é­tendaient sur la Bourgogne Transjurane jusqu'aux Alpes, solliciter de l'abbé de Luxeuil une faveur que l'âge avancé de sa femme

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ne permettait plus d'espérer. « Priez pour moi, lui dit-il, afin que le Seigneur daigne m'accorder un fils. — Je le veux bien, répondit Colomban; j'en demanderai non-seulement un mais plu­sieurs, à condition que vous me donnerez le premier né pour que je le baptise de mes mains et le consacre au Seigneur. » La parole prophétique fut réalisée; plusieurs enfants naquirent de cette union si longtemps stérile, et le premier né, offert à Luxeuil et baptisé par Colomban sous le nom de Donatus (Donné), fonda plus tard à Besançon, dont il devint évêque, la célèbre abbaye de Saint-Paul et le monastère de filles de Jussa-Moutier, l'un sous la règle de saint Colomban, l'autre sous celle de saint Césaire. Son frère puiné, Ramolenus, devenu duc de la Bourgogne Transjurane, voulut aussi honorer la mémoire de saint Colomban, et fonda à Romain-Moutier une nouvelle colonie des religieux de Luxeuil. Un de leurs cousins, Waldalenus, dont l'enfance avait aussi été confiée à Colomban, se fit moine, et fonda l'abbaye de Bèze « en l'honneur de Dieu, de saint Pierre et de saint Paul. » Un jeune et
noble burgonde, Ermenfroy, élevé par Colomban, puis devenu chancelier de Clotaire
II, quittait la cour et transformait le châ­teau paternel de Cusance en un monastère où il donnait à ses an­ciens vassaux l'exemple du labeur sanctifié par la vertu. Chaque dimanche, en distribuant les eulogies, il baisait les mains calleuses des laboureurs, honorant ainsi ces glorieuses marques du travail de la semaine. Un autre disciple de Colomban, Ursicinus (saint Ursanne), choisissait pour retraite, dans les gorges du Jura, sur la limite actuelle de la Suisse et de la Franche-Comté, une âpre soli­tude qui devint bientôt un monastère florissant, berceau de la
petite ville de Saint-Ursanne.


           24. Telle était la grâce extraordinaire de propagande monastique qui s'épanchait du cœur de Colomban dans l'âme de ses disciples : elle lui valut les titres de » roi des moines, de char de de Dieu : » monarches et auriga Dei. Durant son voyage de Neustrie en Austrasie, il reçut la plus cordiale hospitalité près de Meaux dans la villa de Pipimisium (Champigny), chez un leude austrasien, «convive du roi Théodebert, » comme on disait alors. Agnéric,

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c'était le nom de ce seigneur, avait envoyé Cagnoald, l'un de ses fils, à Luxeuil. Le jeune austrasien y avait pris l'habit religieux, puis était venu rejoindre le saint abbé à Soissons, et voulut lui faire en personne les honneurs de la maison paternelle. On comprend avec quels transports d'allégresse Colomban fut reçu dans une de­meure où son nom était depuis longtemps vénéré. Agnéric se mit à sa disposition pour l'introduire à la cour de Théodebert, et voulut lui servir de guide dans le voyage. Avant de partir, il sollicita la bénédiction de l'abbé pour toute sa famille et lui présenta son fils aîné Faro et une fille âgée de cinq ans, Burgondofara. Colomban, dans un esprit prophétique, les bénit l'un et l'autre en les consa­crant au Seigneur. Vingt ans plus tard, Faro (saint Faron) devenait évêque de Meaux, et Burgondofara sa sœur fondait à Éboriacum l'abbaye célèbre qui depuis s'est appelée de son nom Faremoutier 1. En quittant Champigny, Agnéric qui s'était institué le con­ducteur de la caravane, fit arrêter le saint abbé à Uciacum (Ussy-sur-Marne), dans une villa appartenant à un autre seigneur franc nommé Autharis. Trois enfants encore en bas âge furent présentés par l'épouse d'Autharis à la bénédiction de Colomban. Ils se nom­maient Adon, Radon et Audoenus. Colomban les bénit de la même manière que les enfants d'Agnéric. Adon fondait plus tard, sur le

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1 Jonas, dans la Vie de sainte Fare, donne constamment au monastère le nom d'Evoriacas (Cf. Pair, lat., tom. LXXXV11, col. 1670). Le vénérable Bède, dans son Hist. eccl. d'Ângl., lib. III, chap. in (Pair, lat., tom. XCV, col. 128), le désigne en ces termes : Monasterium quod in regione Francorum constructum est ab abbatissa nobilissima, vocabulo Fara, in loco qui dicitur in Brige. Voici comment dom Toussaint Duplessis, dans son Histoire de l'église de Meaux, Justifie cette dernière appellation : «Agnéric donna pour l'établissement du monastère un fonds qui lui appartenait au confluent de l’Aubetin et du Grand-Morin. Ce fonds occupait toute la pointe de terre que ces deux rivières em­brassent, et on l'appelait alors dans la langue du pays Brige, c'est-à-dire le Pont; parce qu'il y avait apparemment un pont en cet endroit, comme il y en a encore un aujourd'hui, pour passer la rivière. L'abbaye naissante en tira le nom d'Abbaye du Pont, qu'elle a conservé pendant plusieurs années. Une épaisse forêt qui se trouvait au même lieu fut aussi appelée du voisi­nage de ce pont le Bois de Brige; et ce nom s'est enfin communiqué peu à peu à tout le pays, qui n'en porte point d'autre depuis plusieurs siècles que celui de Brie. » (Duplessis, Hist. de l'c'gl. de Meaux, 1.1, p. 10.)

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sol de son patrimoine, le monastère de Jotrum (Jouarre). Radon, trésorier de Dagobert, imita son frère aîné, renonça aux grandeurs du siècle et construisit le monastère appelé de son nom Radolium
(Reuil). Enfin, Audoenus (saint Ouen), que nous retrouverons aussi à la cour de Dagobert, devait fonder à Resbacum (Rebais) un couvent qu'il appela d'abord la Nouvelle-Jérusalem, et qu'il fut contraint de quitter pour aller illustrer le siège métropolitain de Rouen. Théodebert
II reçut Colomban comme un envoyé du ciel ; il lui prêta le concours de son autorité pour l'œuvre d'a­postolat qu'il méditait chez les nations encore païennes des bords du Rhin. Mayence, Tuggen, Arbon, entendirent tour à tour l'ar­dent missionnaire, dont la parole pleine de feu secouait son ton­nerre sur ces races idolâtres. Mais l'heure de la conversion n'était pas encore venue. Colomban, à la suite d'une vision prophétique, renonça à un ministère stérile et se fixa enfin à Bregentz sur le lac de Constance. Avec l'aide de son disciple saint Gall, il fonda à Mehrerau un nouveau Luxeuil. Deux ans s'écoulèrent dans cette solitude marécageuse, à lutter contre le mauvais vou­loir des habitants et la stérilité du sol.

   25. Cet intervalle de trêve amenait précisément la période prophétique de trois années, que le saint abbé avait fixée comme le terme de la fortune et de la vie des rois Théodebert II et Thierry II. Ces deux frères n'avaient depuis cessé de se combattre. Enfin dans une dernière rencontre sur les champs déjà fameux de Tol­biac, Théodebert fut vaincu, fait prisonnier et mis à mort (612). Thierry et Brunehaut s'emparèrent de ses états. Leur premier soin fut d'expulser Colomban du sol de l'Helvétie, dont la victoire les rendait maîtres. Plus fort que l'adversité, l'intrépide irlandais n'hésita pas un instant; septuagénaire, il allait franchir à pied les précipices des Alpes et porter en Italie, chez les Lombards, une ardeur et un zèle que l'âge n'avait pu éteindre. Son disciple chéri, saint Gall, pris de la fièvre, demanda à rester. «Frère, dit Colom­ban, te voilà donc déjà dégoûté des travaux que je t'ai fait endu­rer? mais puisque tu veux te séparer de moi, je te défends, tant que je vivrai, de dire la messe. » Gall ne méritait pas cette puni-

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lion sévère. Il s'y soumit pourtant, et versa d'abondantes larmes en voyant s'éloigner son cher maître. Guéri de la fièvre, il choisit sur les bords du lac de Constance une hauteur solitaire, qui devint bientôt le centre religieux de l'Helvétie. Après quelques années, il envoya l'un de ses disciples solliciter de Colomban une parole d'ab­solution. Mais le messager arriva trop tard ; Colomban était mort, en léguant sa crosse à saint Gall, comme un gage de pardon su­prême. Colomban, après avoir franchi les Alpes, n'ayant qu'un seul compagnon de route, le moine Attale, s'était rendu à la cour d'Agilulfe et de Théodelinde. Il leur avait demandé deux choses : un désert pour y mourir, et l'autorisation d'user le reste de sa vie à prêcher la foi orthodoxe à ceux des Lombards restés ariens malgré leur exemple. Agilulfe lui donna le territoire de Bobbio, situé dans une gorge reculée de l'Apennin, entre Gênes et Milan. Colomban en fit le Luxeuil de l'Italie, et vit se ranger sous la direction de sa vieillesse une nouvelle armée de moines. A leur tête, il retrouva la vigueur de ses premières années, il entreprit la controverse avec les Lombards ariens et avec les schismatiques qui rejetaient encore l'autorité du ve concile général.

 

14. Sur ce dernier point, Colomban ne paraît pas avoir été suffisamment instruit du fond de la question. Les schismatiques auxquels il avait affaire lui répétaient sans cesse que le pape Vigilius avait trahi la foi de Chalcédoine, en confirmant de son autorité apostolique le Ve concile de Constantinople : ils lui représentaient cette condescendance comme une tache pour l'église romaine et pour le saint-siége. Le vieillard écrivit alors à saint Boniface IV la lettre suivante : « Au plus beau des enfants de toute l'Europe, au chef des églises, au très-doux pape, à l'évêque précellent, au pas­teur des pasteurs, à la sentinelle révérendissime. —Moi, Palumbus 1, oiseau chétif, j'ose écrire au père de la chrétienté, au pape Boniface, le plus humble au plus élevé, le plus petit au plus grand,

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1 C'est un synonyme latin de Columbanus. Il est curieux de rapprocher les titres que S. Colomban donné au pape, de ceux que lui attribuait la liturgie de S. Protadius, évêque de Besançon, contemporain du fondateur de Luxeuil. Nous croyons faire plaisir au lecteur, en reproduisant ce monument véné-

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306  PONTIFICAT DE  SAINT BONIFACE IV   (G08-615).

 

l'homme des champs au père de la cité, l'ignorant dans l'art du langage à la source de l'éloquence, le dernier au premier, l'étran­ger à l'indigène, le pauvre au puissant. Et quel est, dira-t-on, ce babillard présomptueux qui, sans qu'on le lui demande, nous en­voie une telle lettre? Non, ce n'est point présomption de ma part; il s'agit de l'édification de l'Église. Je gémis des blasphèmes que les païens font entendre en parlant de la division qui existe au sein de l'Église ; je gémis des outrages qu'on prodigue à la chaire apostolique. Nous autres, enfants de l'Irlande, nés aux extrémités du monde, nous sommes les disciples des saints Pierre et Paul, de tous les apôtres qui ont écrit les livres canoniques sous l'inspira­tion de l'Esprit-Saint; notre doctrine est celle de l'Évangile et des apôtres. Chez nous, il n'y a ni hérétiques, ni juifs, ni schismatiques. Nous gardons inviolablement la foi catholique, telle qu'elle nous a été enseignée par vous, les successeurs des apôtres. Dans ce sen­timent, je me suis cru le devoir de vous signaler ceux qui vous outragent et vous appellent fauteur d'hérésie et de schisme. En votre nom, j'ai déclaré que l'Église romaine, gardienne de la foi orthodoxe, n'appuie jamais aucun hérétique. C'est ainsi que des disciples doivent parler de leur maître. Cependant qu'il me soit permis de vous présenter quelques observations. Si le fils parle

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rable. Voici donc les Laudes seu acclamationes, qui se chantaient alors aux messes pontificales, dans l'église de Besançon :

Çhristus vincit, Çhristus régnât, Chrisius imperat. Exaudi Christe : N. Summo Pontifici et univcrsali papœ vital Salvator mundi, tu illum adjuva. Sancte Petre, lu illum adjuva. Sancle Paule, tu illum adjuva. Sancte Andréa, lu illum adjuva.

Telles étaient les acclamations rituelles en faveur du souverain pontife dans l'antique église bisontine. Elles précédaient les prières faites pour l'évêque du lieu, le roi ou l'empereur, les magistrats et l'armée des chrétiens. S. Protadius, auteur du premier rituel de l'église de Besançon (610), n'était d'ail­leurs pas l'inventeur de cette formule, car on la retrouve identique dans les plus anciens cérémoniaires de Vienne, de Lyon, de Rouen, etc. (S. Pro-tad.j Liturg.; Pair, lat., tom. LXXX, col. 411.)

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p307 CHAP.   V.     SAINT   COLOMBAN.   

 

sagement, il fera la joie du père ; le mérite vous en appartien­dra, comme une onde pure appartient non au ruisseau mais à la source. Si mes paroles trahissaient un zèle trop excessif, ne me l'imputez pas à moi-même, mais au roi Agilulfe, qui m'impose l'o­bligation d'écrire. » Après cet exorde par insinuation, Colomban recommande au pape la vigilance. « Veillez, je vous en supplie, veillez ; encore une fois, veillez. C'est peut-être pour n'avoir pas suffisamment veillé que Vigilius aujourd'hui sert de thème aux schismatiques, qui l'accusent d'avoir été l'auteur du scandale, et abusent de son nom pour injurier le saint-siége. » Il conseille en­suite au pape de rassembler un concile pour justifier l'ortho­doxie de la foi romaine; il l'engage à publier des écrits apolo­gétiques de nature à éclairer l'opinion. Puis revenant à une explosion d'amour pour le siège apostolique, il s'écrie: «Nous sommes liés invinciblement à la chaire de Pierre. Quelque grande et glorieuse que soit Rome, c'est par cette chaire qu'elle est glo­rieuse et grande pour nous. Le nom de l'antique cité païenne, gloire de l'Ausonie, s'est répandu dans le monde comme quelque chose de souverainement auguste, grâce à la trop grande admira­tion des peuples vaincus. A nos yeux, vous n'êtes grands et augustes que depuis l'incarnation divine, depuis que l'Esprit-Saint a soufflé sur vous, depuis que le Fils de Dieu, sur le char conduit par les deux coursiers apostoliques Pierre et Paul, a fendu les flots de l'océan des peuples pour parvenir jusqu'à nous. Bien plus, à cause de ces deux grands apôtres du Christ, vous êtes presque célestes, et Rome est la tête des églises de l'univers entier, sauf la singu­lière prérogative du lieu de la divine résurrection. » Ce souvenir attendri et respectueux de Jérusalem, alors que la cité sainte venait d'être si cruellement dévastée par Chosroès, passe dans l'âme ardente de Colomban comme un souffle précurseur des croisades. La lettre se termine ainsi : «N'est-il pas étonnant que des rois, naguère encore païens ou ariens, soient maintenant les premiers à solliciter le triomphe de la foi catholique? C'est là une marque de la protection du Christ, source et auteur de tout bien. Le roi vous prie, la reine vous supplie, tous vous conjurent de

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308 PONTIFICAT  DE   SAINT  BONIFACE  IV   (608-613).

 

travailler au rétablissement de l'unité, afin que la paix règne dans la patrie, la paix de la foi, et que le troupeau des fidèles soit un sous l'étendard du Christ, roi des rois. L'Italie veut vous suivre, vous qui suivez Pierre. Quoi de plus suave que cette paix ! quoi de plus doux que la réunion de frères si longtemps séparés! La paix entre les fils de Dieu sera la joie des siècles éternels, le triomphe de notre bienheureuse mère l'Église. Et maintenant, ô saint pape, priez pour moi très-vil pécheur, et pour mes compagnons de pè­lerinage; intercédez pour moi dans les lieux saints, près des reliques des martyrs, et surtout à la confession des apôtres Pierre et Paul, les deux héros, les deux vaillants capitaines du grand roi, les deux illustres triomphateurs sur le champ de bataille le plus fortuné. Puissions-nous par leur secours nous attacher au Christ, le servir, lui plaire ici-bas, le louer sans fin avec le Père et le Saint-Esprit, en votre compagnie et celle de tous les saints, dans les siècles des siècles ! Amen 1. »

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