Alexandre VI (Borgia) 1

Darras tome 32 p. 118


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CHAPITRE III


SOMMAIRE.


PONTIFICAT D'ALEXANDRE VI (1492-1503).

PREMIÈRE PERIODE


§   I.   ÉLECTION   PRÉTENDUE  SIMONIAQUE.


1. Discours de l'évêque Léonelli : programme du conclave. — 2. De quels éléments était composé le Sacré Collège. — 3. Cardinaux éminents. Tendances opposées. — 4. Rodrigue Borgia pape. Alexandre VI. — 5. Intronisation du Pape. Sa munificence calomniée. — 6. Joie des Romains. Fête du couronne­ment. — 7. Prise de possession de Latran. Émotion du Pontife. — 8. Am­bassades et félicitations des cours italiennes.


§ II. ANTÉCÉDENTS DE RODRIGUE BORGIA.


9. Sa généalogie prétendue. Sa réelle éducation. — 10. Intrusion des Lenzuoli. Famille des Borgia. — 11. Jeunesse de Rodrigue. Il est nommé cardi­nal. — 12. Légat dans la Marche, avec quel succès. — 13. Vice-chancelier. Son frère préfet de Rome. — 14. Rodrigue sous Pie II, Paul II, Sixte IV. -15. Qualités louables du chancelier. Atroces accusations. — 16. Les accusa­teurs : Jean Burchard. Son infâme chronique. — 17. Guichardin, Paul Jove, Pontano, Sannazar. — 18. Les prétendus enfants d'Alexandre VI. — 19. Leur mère. La fameuse et problématique Vanozza. — 20. Illustres et saintes ami­tiés. Accusation favorable.

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§   III.   ROYAUTÉ  SPIRITUELLE  ET  TEMPORELLE.


21. Allocution du Pape aux cardinaux, à César Borgia. — 22. L'ordre réta­bli, l'abondance assurée, la sainteté honorée. — 23. Blâmable déviation, promotion cardinalice. — 24. Fâcheux éclat donné par Julien de la Rovère. — 25. Ambition et duplicité de Ludovic le More. — 26. Dissentiments entre Rome et Naples. — 27. Fausse accusation dirigée contre le Pape. — 28. Il étend l'empire de la foi et réprime l'hérésie. — 23. Mort de l'empereur Frédéric III et du roi Ferdinand 1er de Naples.


  IV.   CHRISTOPHE   COLOMB.


30. Quel est cet homme, sa patrie, sa famille. — 31. Son éducation au foyer, à l'école, sur mer. — 32. Premiers voyages de Colomb. Il débarque eu Portu­gal. — 33. Le génie chrétien, en lui-même, devant le roi Jean II. — 34. Co­lomb à Gênes, en Espagne. Couvent de la Rabida. — 35. Le voyageur égaré. L'ami véritable. — 36. Désespérants retards. Second mariage. — 37. Colomb à la cour. Commission nommée. — 38. Obstacles accumulés. Invincible persévérance. — 39. Une grande reine en face du génie. — 40. Découverte du Nouveau-Monde. — 41. Ligne idéale tracée par Alexandre IV. Sublime Bulle.


§   V.   EXPÉDITION DE   CHARLES  VIII   EN   ITALIE.


42. Conquêle de Naples résolue par Charles VIII. — 43. Entrée et marche triomphale des Français en Italie. — 44. Négociations avec le Pape. Préten­tions éludées. — 45. Charles VIII à Rome. Cardinaux félons. — 46. Le roi très-chrétien repousse le schisme. — 47. Acte solennel d'obédience. Pieux sentiments. — 48. Abdication du roi de Naples. Mort de Zizim. — 49. Stupide accusation. L'Espagne intervient. Le légat se dérobe. — 50. Ferdinand II trahi. Charles VIII à Naples. Abandon forcé.


§ I.   ÉLECTION PRÉTENDUE SIMONIAQUE.


1. Dans l'oraison funèbre d'Innocent VIII prononcée le jour même de ses obsèques,   devant les cardinaux qui tout à l'heure allaient entrer en conclave, Léonelli, évêque de Concordia1, s'exprimait en ces termes : «Sur la tête des chrétiens est toujours suspendu le

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1. Petite ville d'Italie, sur l'ancien  territoire de Venise,  détruite par Attila, rebâtie dans la suite.

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glaive impitoyable des Turcs ; elle sévit encore, chaque fois qu'elle peut en avoir l'occasion, la rage armée des Hussites ; les plus per­nicieuses erreurs continuent à se déchaîner contre la foi ; l'esprit de rébellion envers l'Eglise Romaine, ce prototype divin, cette reine incontestée de l'Eglise universelle, augmente de jour en jour. Il augmente aussi, dans des proportions effrayantes, le luxe du peuple et du clergé. Les princes catholiques, sans en excepter les plus grands, sont armés les uns contre les autres, et s'acharnent à leur mutuelle extermination ; ils en viendront à bout, si rien ne peut arrêter leur criminelle démence. Le patrimoine de saint Pierre est livré depuis longtemps aux mêmes dissensions. A chaque ins­tant Rome est souillée de rapines et de meurtres. Ne suis-je pas en droit d'adresser à l'Eglise notre Mère la parole de Jérémie : « Elle est immense comme la mer, ô fille de Sion, la douleur où vous êtes plongée; qui guérira vos blessures?» Nous ne savons pas qui le Seigneur a choisi pour tenir la place et remplir l'apostolat d'Inno­cent ; l'homme qui dissipera ces ténèbres et conjurera ces périls, comme le soleil à son lever dissipe les ombres de la nuit. » Après un éloge plein de sagesse et d'éloquence du Pape défunt, l'orateur inter­pelle directement les membres du Sacré-Collège : « C'est à vous qu'il appartient de consoler cette Eglise si profondément affligée; et vous le pouvez sans peine, mais à la condition que vous mettiez de côté toute affection personnelle, toute ambition, tout conseil in­téressé, pour devenir les purs et dociles instruments de la volonté céleste. Ne considérez, en donnant vos suffrages, que la sainteté, la doctrine et l'expérience de celui qui sera l'objet de votre choix. Mes bien-aimés Pères, les yeux du monde entier sont sur vous : l'Eglise vous demande un Pontife dont toute la vie respire la bonne odeur de Jésus-Christ, et qui par là même conduise tous les fidèles dans la voie du salut. N'oubliez pas à cet égard les graves leçons, les avertissements réitérés des Saintes Ecritures. Cette suprême auto­rité n'est pas démentie par la sagesse humaine. Ecoutez Platon, dé­fendant d'élire pour prince celui qui n'aurait pas traversé sans éga­rement et sans défaillance les diverses épreuves de la vie. Le pape saint Léon ne tient pas un autre langage, dans un sens et dans des

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termes essentiellement chrétiens. Ne vous exposez pas, mes vénérables Pères, à ce que le Seigneur puisse jamais vous dire : «Ils se sont fait un roi, mais non par mon inspiration et selon ma sa­gesse. » Or, la sagesse du Seigneur, si nous en croyons saint Jérôme, veut que le plus éminent de tous, en science comme en vertu, le plus humble, le moins ambitieux soit élu pour le souverain sacerdoce. Ayez devant les yeux les anciens canons touchant les élections ecclésiastiques, celle du Pontife Romain en particulier : et nous verrons refleurir l'antique beauté de l'Eglise... »

 

   2. Or, loin d'écouter ces belles et  courageuses exhortations,  ajoute le continuateur de Baronius, la plupart des cardinaux réunis en conclave, les uns achetés à prix d'or, les autres séduits par de magnifiques promesses, quelques-uns déjà gagnés par la similitude des mœurs et la complicité des vices, portèrent leurs suffrages sur Rodrigue Borgia 1. Il est vrai que l'Annaliste, en formulant ce terri­ble jugement sous forme de narration, se rejette sur les auteurs contemporains2 ; mais, en pareille matière, on ne dégage pas ainsi sa responsabilité. Supposer un tel pacte, n'est-ce pas attaquer la validité de l'élection? Nous reviendrons plus loin sur cette consé­quence. N'est-ce pas vouer à l'ignominie les hommes qui compo­saient alors le Sacré-Collège ? De quel droit? Avec quelle justice? Heureusement, la plupart nous sont connus et par le témoignage même de ceux qui leur ont attribué cette vénalité sans exemple. Voyons ce qu'il faut penser d'eux, et nous verrons par là ce que de­vient la hideuse hypothèse. Déjà l'historien protestant Roscoë, au­quel on ne refusera pas une étude approfondie de l'époque, n'hé­site nullement à déclarer que la cour romaine était remplie d'hommes d'un mérite éclatant3. Elle comptait six cardinaux évêques : Rodri­gue Borgia, dont nous n'avons pas à discuter la valeur, puisqu'il est lui-même en cause ; Georges d'Acosta, qui sous les deux précé­dents pontifes avait  noblement exercé  les plus hautes et les plus

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1 Raynald. Annal. Ecct. anno 1492, num. 26, 27.

2.Infiss. Chron. Arch. Vat, Ms.  num. 111 ;—  Panviu.  in Alexand. VI. Il en cite plusieurs d'une époque postérieure. 3. Will. Roscoe, Vita Léon. X, loin. I, pag. 38.

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délicates missions, que sa nationalité d'ailleurs rangeait parmi les adversaires de Rodrigue, comme archevêque de Lisbonne et repré­sentant du Portugal ; Julien de La Rovère, un opposant encore plus prononcé, un caractère indomptable, dont les actes et la vie protestent contre de semblables compromissions, au grand jour de l'histoire; Olivier Caraffa, archevêque de Naples, le modèle des prélats, l'honneur du sacerdoce, un chrétien des temps primitifs, dont la chaste demeure, casta domus, comme parle Audin, était l'asile du silence, de la prière, des bonnes œuvres et des vertus do­mestiques ; Jean Michiele, évêque de Préneste et de Vérone, un pieux érudit, désintéressé jusqu'à l'héroïsme, regardant les pau­vres comme ses enfants ; Baptiste Zeno, évêque de Tusculum, dont la parole indépendante et flère égale la sincère humilité. Venaient après eux neuf cardinaux prêtres : Jean de Conti, de cette illustre famille à laquelle avait appartenu le pape Innocent III, devenue romaine dans la suite des temps et respectée par la ville entière, surtout dans la personne du cardinal ; Paul Frégoso, archevêque de Gênes, que sa grande position et sa rare fermeté mettaient à l'abri de tout soupçon ; Laurent Cibo, Antoine Pallavicino, Jacques Sclafétano, évêque de Parme, tous trois également remarquables par leur intégrité, leur science, leurs mœurs ecclésiastiques ; Ardicino de la Porta, tellement détaché des biens de la terre et des honneurs accordés par la papauté, que le pape Innocent VIII avait dû recourir à son autorité suprême, pour lui faire accepter la pour­pre cardinalice, et qu'il la déposera bientôt, malgré toutes les ré­clamations, pour aller s'ensevelir dans le silence et l'abnégation du cloître, après avoir partagé sans réserve aucune ses propriétés et ses revenus; Jérôme et Dominique de la Rovere, parents de Julien, désirant naturellement son élévation et ne dissimulant pas leurs sympathies.


    3. Le patriarche de Venise, Mafféo Ghérardo, mérite une attention particulière, parce qu'il est l'objet d'une accusation mieux caractérisée. Sa vie s'était écoulée dans l'ordre des Camaldules, qu'il avait constamment édifié par sa modestie, son abnégation, sa fer­veur, donnant l'exemple de toutes les vertus monastiques. Il se

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montra toujours supérieur aux intérêts matériels, étranger même à la pensée des choses de la terre, n'aspirant qu'aux biens du ciel, cultivant sans cesse la doctrine et la piété. Jamais de ses lèvres ne tombait une parole oiseuse; loin de l'attirer, le monde lui cau­sait une invincible répulsion. C'est le témoignage que lui rend en propres termes Pierre DcKini, le chef même de l'Ordre auquel le patriarche demeurait attaché 1. Bien que penché sous le poids de la vieillesse et de la maladie, il n'hésita pas, vu l'exceptionnelle gra­vité des circonstances, à quitter son modeste palais pour se rendre au conclave. Que doit-on présumer du vote émis sur le bord de la tombe par le saint et courageux vieillard? Un vote de complai­sance, répond l'historien Infessura ; un vote tout autrement blâ­mable encore, acheté cinq mille ducats d'or, bel et bien comptés par Rodrigue, et sans doute aussi par l'auteur, qui raconte avec la même assurance qu'en punition de ce trafic la république mar­chande dépouilla Ghérardo dès son retour à Venise. Tout cela pa­raîtrait admirablement agencé, si nous ne savions d'une manière certaine que le patriarche ne revit jamais sa patrie, qu'il mourut à Terni le 14 septembre, venant d'accomplir la dernière et suprême fonction du cardinalat. Le système ne s'accommode guère, il est vrai, des dates et des indications précises ; ce n'est pas une raison pour les tenir cachées. Parmi les cardinaux diacres, nous distinguons le vieux Piccolomini, archevêque de Sienne, neveu de l'illustre AEnéas Silvius, dont il rappelait les talents, les vertus et la gloire, dont un instant il ressuscitera la grandeur, en devenant lui-même pape sous le nom de Pie III ; Raphaël Riario, d'autant plus hostile à Rodrigue Borgia qu'il marche à la tête du parti militant en faveur de son cousin La Rovère ; Ascanio Sforza, frère de Ludovic le More, prélat distingué sous plusieurs rapports, mais d'un caractère indécis et faible; Frédéric de San-Severino, ressemblant à certains égards au général Vénitien son frère, plus sérieux néanmoins, mieux instruit des choses et des hommes ; Orsini, Colonna, Sabelli, trois repré­sentants de la noblesse romaine, dans sa haine de l'étranger  et ses

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1 Pétri Delpmxi, Kpist. ht, 38, 43. « Scriptor dottus,  pius et verax, »  selon le témoignage d'Andréas Victorellus.

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prétentions factieuses ; Jean de Médicis enfin, le plus jeune incom­parablement  des membres du Sacré-Collpge, n'ayant que dix-sept ans, accrédité par sa précoce sagesse, le futur pape Léon X.

 

      4. Avouons qu'une telle composition répond mal à des idées préconcues d'achat et de vente. Toutes les considérations étaient réu­nies pour hâter le résultat de l'élection ; et cependant les  suffrages se divisèrent : quelques-uns portaient Ascanio Sforza; un plus grand nombre, et des plus déterminés, Julien  de La Rovère ; dès le com­mencement, la majorité se prononçait sans hésitation pour Rodrigue Borgia. La lutte ne pouvait être longue. Le cardinal de Porto, selon Guichardin lui-même, son ennemi  déclaré,  « était un homme pru­dent et sagace,  habile  dans  l'art de  persuader,  prompt et ferme dans ses résolutions,  d'une persévérance  inébranlable1. » En pré­supposant au degré voulu les qualités essentielles dont le Vicaire de Jésus-Christ doit être orné, tel était bien l'homme qu'il fallait alors à la tête du monde  chrétien,  et spécialement de l'Italie. Les cardinaux n'ignoraient pas  les dangers imminents de la situation ; l'évèqne Léonelli ne les leur avait nullement dissimulés : chaque jour retentissait jusque dans le conclave  le bruit d'un nouvel  attentat. Plus de deux cent vingt meurtres, depuis les derniers jours d'Inno­cent VIII, avaient ensanglanté  la ville et la  campagne;  ce chiffre approximatif, d'une si lugubre éloquence, nous le lisons dans un auteur contemporain. Le  suffrage dura néanmoins trois mortelles journées; ce qui, dans toute autre circonstance et comparativement à d'autres élections, eût semblé court, était ici d'une lenteur déses­pérante. Enfin, les partisans de Julien et d'Ascanio se rangèrent du coté de Rodrigue, et le 11  août,  de grand matin, toutes les voix sans exception étaient acquises à ce dernier, moins quatre, disent quelques-uns, moins deux, selon Paul Jove, qui nomme le cardinal du Portugal et Julien de  La Rovère. Borgia fut saisi d'une vive et religieuse émotion  en apprenant le résultat  du  scrutin. « Pape, successeur de saint Pierre, murmurait-il à travers  des sanglots, chef de l'Eglise catholique, représentant du Sauveur! Quelle lourde

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1. Gmcc. Bist. Ital. i, t.

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et redoutable charge ! Dieu seul peut me donner la force de la por­ter. Il a promis d'être avec nous jusqu'à la consommation des siè­cles. Je mets en lui tout mon espoir. Priez pour moi, mes frères. Je ne doute ni de votre soumission ni de votre généreux concours. » Tous l'acclamèrent une fois encore ; nul moyen, ce semble, de ré­voquer en doute l'unanimité. Répondant à la demande qui lui fut adressée par le Sacré-Collège, il prit le nom d'Alexandre VI, ce qui n'était pas une réminiscence classique et païenne, comme on pour­rait le supposer d'après les allusions élogieuses ou malignes dont ce nom sera l'objet, mais bien une déclaration de principes, un pro­gramme de gouvernement : pour rendre à l'Eglise son indépen­dance, à l'Italie sa liberté, le nouveau Pape marchera sur les traces d'Alexandre III. Les feudataires du Saint-Siège ont rem­placé pour lui les Césars teutons. Telle est sa pensée, telle aussi l'espérance du peuple romain. Le cardinal-diacre, Ascanio Sforza, n'a pas plus tôt annoncé d'une fenêtre du conclave l'élection qui vient d'avoir lieu, que la multitude inondant la place s'écrie tout à coup: Vive le Saint Père ! Vive Alexandre VI!» Ce n'était pas une vaine et traditionnelle formule, les Romains savaient qu'ils auraient désormais un protecteur contre les tyrans qui compromettaient leur existence, en foulant aux pieds leur honneur.

 

5. Le peuple envahit aussitôt la  basilique  de Saint-Pierre, où se rendait le  cortège pontifical pour introniser le nouveau Pape.  Alexandre alla se prosterner d’abord devant l’autel du Prince des Apôtres ; puis le cardinal de San-Severino le prit par la main et le fit asseoir sur la chaire apostolique. Tous les cardinaux, selon leur rang, vinrent alors s'agenouiller devant le chef suprême de l'Eglise, qui, leur ayant donné l'accolade et la bénédiction, bénit aussi toute l'assemblée, dans laquelle il voyait à ses pieds la ville et le monde. Après cela, se tenant toujours assis sur son trône, il pourvut so­lennellement aux dignités que lui-même laissait vacantes par sa promotion: il nomma le cardinal Sforza vice-chancelier de l'Eglise Romaine, celui de Saint-Ange, évêque de Porto, et Colonna abbé de Subiaco. Le cardinal-évêque de Parme reçut le protectorat de Népi ; l'archiprêtré  de Sainte-Marie  Majeure passait  au cardinal

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Savelli. D'autres titulaires étaient désignés pour des bénéfices que Borgia n'avait point possédés, mais dont le Pape devait combler les vacances. En dehors de ces nominations, il fit de grandes largesses, soit à divers cardinaux, soit aux principaux dignitaires de la Curie1. Voilà bien la preuve, répètent de concert les détracteurs, du marché simoniaque ; l'élu remplit ses engagements.— Est-ce donc une preu­ve réelle ? Ces distributions ne pourraient-elles pas s'expliquer autre­ment? Nous posons la question, sans la discuter ni la résoudre. Mais les pontifes romains n'ont-ils pas toujours signalé leur prise de possession par d'abondantes largesses, par ce qu'on a nommé le don de joyeux avènement ? Ont-ils néanmoins subi l'injure d'une semblable interprétation ? Tous les historiens s'accordent à consta­ter que Rodrigue Borgia, comme héritier d'une grande famille, était avant son élévation à la tête d'une immense fortune, et que sa générosité ne le cédait pas à sa position. Plus riche que ses prédé­cesseurs, il s'était montré plus magnifique. Pour baser là-dessu une accusation de simonie, ce n'est pas vraiment assez de la parole d'un pamphlétaire ou d'un dystique de Sannazar ; il faudrait d'au­tres indices. Existent-ils, comme on l'a récemment prétendu, dans la correspondance des ambassadeurs italiens présents à Rome, lors de l'élection d'Alexandre VI. Celui de Florence mentionne simple­ment les faits connus, les largesses pontificales, les nominations aux bénéfices vacants, mais sans allusion d'aucune sorte, sans for­muler une réprobation ni témoigner une surprise. Les autres res­tent muets. A peine une vague insinuation, un doute honteux et
timide, ce qui n'est pas étonnant en pareil cas, chez celui de Ferrare. Il ne comprend pas le vote de certains cardinaux, il le tient
pour un problème; mais il n'affirme rien, tandis que le florentin dé­clare sans restriction et sans détour que l'élection s'est faite de l'unanime assentiment2, à l'entière satisfaction du Sacré-Collège.

   6. Un auteur dont l'ouvrage fut imprimé dans la même année, à Rome même, parle  également de  cette unanimité 3.  L'humaniste

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1. Ixfiss. Biar., ubi supra.

2. Sigish. de Cou. Fclgin. Hist. sui lemp. Ms. Biblioth. Ambros. num. 169. 3..Porciu3, Comment, anno 1493.

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Michel Fernus n'en parle pas d'une autre manière.  Dès qu'on émet un sentiment opposé, faudrait-il encore être conséquent avec soi-même. De la  Simonie,  pourquoi  ne pas conclure à l'intrusion ? pourquoi ne pas affirmer ouvertement qu'Alexandre VI fut un pape illégitime?  Ni  ses ennemis, ni   les historiens ne l'ont jamais osé, du moins en  principe.  Et cependant le pape Jules II, dans une bulle du 19 janvier 1503, proclame  nulle et sans valeur toute élec­tion pontificale qui serait entachée de simonie. Vainement on cher­cherait dans  cette pièce  une  allusion  aux  voies  par  lesquelles Alexandre avait acquis le souverain pontificat ; pas un mot qui jus­tifie ou même excuse les assertions contraires. S'il était malaisé de calomnier la joie  des  cardinaux, celle des grands et du peuple avait une signification qui ne   saurait être altérée ni méconnue : elle prit immédiatement le caractère et les proportions d'un témoi­gnage historique. A la nuit, la ville entière fut illuminée, le capitole brillait comme un phare. Sur le soir du lendemain, la jeunesse romaine, guidée par les  patriciens, parcourut à cheval les princi­pales rues, portant à la  main  des  torches de cire blanche, dont l'éclat  miroitait  sur le  poli  des armures.   Elle déboucha dans la place du Vatican, aux applaudissements  de l'immense foule, et si­mula les jeux guerriers des tournois chevaleresques. Les mêmes jeux furent renouvelés dans la cour intérieure du  palais, en pré­sence du Pape, dont chacun vint  ensuite  baiser les pieds et rece­voir la bénédiction apostolique. Quinze jours plus tard, le 26 août 1492, eut lieu la fête du   couronnement. Nous  n'avons plus à dé­crire de semblables cérémonies dans ce qu'elles ont de commun et d'uniforme ; signalons uniquement les  particularités : Quand, après avoir célébré la  messe à l'autel de Saint-Pierre, le Pape fut conduit au parvis, sous le splendide portique tant  de fois té­moin de ces glorieuses  inaugurations, mais qu'allait bientôt rem­placer un portique plus splendide  encore,   c'est le cardinal Fran­çois Piccolomini qui plaça la tiare sur sa tête. Il ne put remplir ce devoir sans émotion, ne pouvant avoir oublié que son oncle, l'im­mortel Pie II avait porté cette  même tiare, grâce au concours dé­voué de Rodrigue Borgia.

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   7. Le jour suivant, selon  l'usage, le  Pontife  prit possession de Saint-Jean de Latran. La pompe déployée dans cette circonstance surpassa tout ce qu'on avait vu jusque-là de grandeur et d'en­thousiasme. Infissura lui-même est contraint de l'avouer. « Jamais aucun Pontife, dit-il, ne reçut de pareils honneurs.» De la basilique de Saint-Pierre à celle de Saint-Jean, ce fut un incomparable triomphe. A qui voudrait en lire la narration détaillée, je ne dis pas intéressante, suffirait au besoin l'historien Corio. J'aime mieux quelques traits d'un témoin oculaire, naïf et pieux : c'est le supé­rieur des Camaldules, Pierre Delfini, rapportant ses impressions personnelles à son ami Bernardin, prieur claustral du même Or­dre : « Si je voulais vous rapporter point par point la solennité d'hier, les hommages décernés au Souverain Pontife, ce ne serait pas assez d'un jour. Magnifique spectacle et bien digne de captiver nos regards, spectacle qui ne serait pas même inutile, à la condi­tion d'interpréter dans un sens spirituel ces pompes matérielles. L'appareil des dignités, la distinction des personnages, l'éclat des ornements, l'ordre même de la marche, transportaient ma pensée aux diverses légions des puissances incorporelles, aux splendeurs de la céleste Jérusalem. L'Eglise militante m'a plus d'une fois rap­pelé, dans le cours de cette manifestation, la gloire et le bonheur de l'Eglise triomphante. Partout de riches tapis, couvrant la sur­face des maisons, une foule compacte ivre de joie, des tableaux et des inscriptions en l'honneur, aux armes du nouveau Pape. Rien n'y manquait. Parmi les devises que j'ai lues en passant, il en est une dont les hommes sages n'ont pas tous approuvé les termes sans restriction :


Cœsare magna fuit, nunc Roma est maxima : Sextus

Regnat Aiexander : ille vir, iste deus.


   De ces hauteurs de l'apothéose, je ne tardai pas à retomber dans le sentiment de la triste condition humaine. Le triomphateur du jour entrait dans la basilique de Latran, visiblement fatigué, soit par la longueur des cérémonies, soit par une chaleur accablante, soit enfin par le poids des ornements  sacrés, de la riche tiare sur-

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tout qui pesait sur son front et qu'on appelle le trirègne. Il alla d'abord s'agenouiller devant l'autel où reposent les chefs des Apô­tres : premier acte de sa prise de possession. Il se rendit ensuite au maître-autel, et dans le sanctuaire était dressé le trône sur le­quel il s'assit, après en avoir péniblement monté les degrés, pour recevoir les hommages des chanoines et des prêtres attachés à la basilique. Tout à coup on le vit pâlir et pencher la tête sur l'épaule du cardinal de Saint-Georges ; il s'évanouit, et ce n'est pas sans peine qu'on put le ranimer. Etait-ce uniquement la fatigue? N'était-ce pas aussi l'émotion? Placé de manière à tout voir, je me disais en moi-même : Voilà donc les honneurs qu'on achète au prix de tant d'amertumes et de dangers ! A quoi servent les gardes rangés autour d'un homme, pour le défendre contre sa propre infir­mité1... » L'alarme fut passagère ; elle parut même redoubler les transports de la joie, et le Pontife regagna son palais du Vati­can.

 

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