Angleterre 8

Darras tome 21 p. 459

 

§ VII. ALEXANDRE II ET LA CONQUÈTE DE L’ANGLETERRE.

 

54. L'année 1066 vit s'accomplir en Angleterre un de ces événements qui prennent dans l'histoire une place extraordinaire, marquent une période nouvelle et imposent à des séries de siècles une influence prépondérante. Le grand empire britannique commandant aujourd'hui à deux cents millions de sujets, dominant toutes les mers, dépassant en prospérité et en richesses l'antique opulence de Carthage jointe à celle de la Rome païenne elle-même, date de cette époque. Dans une certaine mesure la papauté est responsable de sa création : Alexandre II bénit son berceau, le génie d'Hildebrand plana sur sa naissance. Il n'est pas sans intérêt de rappeler en 1874 que le plus florissant des états européens fut fondé en 1066 sous les auspices d'un pape qui luttait alors au péril de sa vie con­tre le mariage des prêtres, contre la nomination par les pouvoirs

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1. Alexandr, II. Epist.. cxxxu; Pair. Lat. Tom, CXLYI, col. 2118.

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civils aux bénéfices ecclésiastiques, contre l'hérésie des sacramentaires, contre la prétention des rois à se faire chefs de reli­gion. Aujourd'hui l'Angleterre sous l'influence du protestantisme a repris chacune de ces erreurs; son épiscopat, ses ministres de tout ordre sont mariés; tous obtiennent du laïcisme ou lui achètent leurs bénéfices ; tous rejettent le dogme de la transubstantiation; pour eux le chef de l'état est officiellement aussi le chef de l'église établie ; pour eux enfin le pape est l'antechrist. On a cru longtemps que ce revirement dans l'hérésie et le schisme se­rait définitif sur le sol de la Grande-Bretagne. Il ne manquait pas d'hommes d'État, de politiques à courte-vue, qui attribuaient la grandeur matérielle de l'Angleterre uniquement à sa rupture avec le catholicisme. Mais pour l'observateur attentif il est vi­sible que cette prospérité matérielle qui lui fait tant d'envieux est la récompense méritée de sa fidélité sociale à retenir et à pra­tiquer le peu de vérités et de préceptes religieux qu'elle a conservés de son origine catholique. Pendant que les autres nations jadis chrétiennes professent l'athéisme dans leurs lois, le mépris de toute révélation et de tout culte, la haine de toute autorité divine et humaine, l'Angleterre protestante invoque respectueusement le Christ au parlement, au temple, au foyer domestique. Chaque année elle consacre un jour de prière pour s'humilier, non pas devant le Dieu impersonnel des rationalistes, mais devant le Christ rédemp­teur. L'Écriture Sainte, parole de Dieu, est lue matin et soir dans toutes les familles; le repos sanctifié du dimanche est observé au point que les postes elles-mêmes suspendent la plupart de leurs services; enfin le respect à l'autorité humaine, parallèlement à celui de l'autorité divine, garde ce peuple contre toutes les folies des niveleurs et des révolutionnaires. Ce sont là des vertus d'origine essentiellement catholique. L'Angleterre même protestante les a gardées, sa récompense est manifeste. Elle en aura d'autres plus éclatantes encore. Son retour à l'unité s'accentue de jour en jour. Quelle ne sera pas son influence alors que ses missionnaires, redevenus ceux de la vérité catholique, porteront à tous les points du monde la parole infaillible des succeseurs de saint Pierre! Il

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n'est pas douteux pour nous que tel ne soit le rôle providentiel ré­servé à celle grande nation dans un avenir assez prochain. Bap­tisée par les disciples de saint Grégoire le Grand, fondée par Alexandre II et saint Grégoire VII, elle reprendra l'apostolat du premier, la doctrine du second et la vigueur du troisième, au béné­fice du règne de Jésus-Christ.

 

   55. La conquête de l'Angleterre par les Normands fut le point de départ de ces grandes choses. La part qu’y prirent Alexandre II et Grégoire VII a été de nos jours odieusement travestie non  pas seulement par des écrivains hostiles à l’Eglise, mais même par des auteurs catholiques. Depuis sept siècles, la France regardait comme une des plus glorieuses pages de son histoire l’épisode de la con­quête de l'Angleterre par les Normands. Elle avait au XIe siècle fourni la fleur de sa noblesse pour cette immortelle entreprise. Toutes ses provinces, la Bretagne, le Poitou, l'Aquitaine, la Bour­gogne y envoyèrent des représentants. De France, d'Italie d'Al­lemagne les chevaliers chrétiens, au nombre de cinquante mille, étaient venus, croyant servir la cause de la justice et du droit, se grouper sous l'étendard du duc de Normandie. La pairie actuelle d'Angleterre se fait gloire de compter dans son arbre généalogique un aïeul datant de la conquête. Cependant la science moderne pré­tend nous démontrer que Guillaume de Normandie fut non pas l'héritier mais l'usurpateur de la couronne, non le conquérant légitime mais le bourreau de l'Angleterre; qu'il n'avait aucun droit à faire valoir; que le pape Alexandre II et son premier mi­nistre Hildebrand en reconnaissant le bien fondé de ses revendi­cations firent acte sinon de suprême injustice ou de honteuse simonie du moins d'ignorance et de crédule simplicité; enfin que les soldats de Guillaume n'étaient qu'un « amas impur d'aventuriers sans domicile, sans aveu, sans foi; une horde de pirates attirés par la soif du brigandage, du rapt et de la curée1. »Le ton seul de ces in­jurieuses appréciations suffirait à éveiller la défiance. La vérité n'a point ces allures présomptueuses et hautaines. Elle avance lente-

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1. Cours complet d'Histoire ecclésiastique, Tom. XIX, col. SG2.

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ment comme la justice, un pied après l'autre, progressant peu mais sur un terrain inébranlable. La nouvelle école ne marche pas, elle bondit. Elle affirme qu'on s'est trompé jusqu'ici en croyanl à la lé­gitimité des revendications de Guillaume le Conquérant. Le pape et ses cardinaux se trompèrent ou furent trompés ; l'Europe chré­tienne se trompa avec eux et tout ce qu'on a écrit jusqu'à ce jour sur ce fait historique, un des plus considérables du moyen-âge, ne serait qu'un roman. Les vainqueurs se sont tressé à eux-mêmes des couronnes, mais les documents émanés des vaincus ont été remis en lumière par la science moderne : désormais il faut jeter l'anathème à l'Église et à l'Europe du XIe siècle, qui prirent parti pour Guillaume de Normandie, sanctionnèrent ses droits et l'aidèrent à mériter son surnom de Conquérant. Le lecteur nous permettra de placer sous ses yeux les pièces de ce grand procès et de rabattre quelque peu les fumées d'orgueil dont l'érudition moderne aime à s'envelopper. Ce n'est pas d'hier que les récits en partie double faits par les vainqueurs et les vaincus dans cette grande controverse ont appelé l'attention des historiens. Sous ce rapport, on n'a de nos jours absolument rien découvert. Trente ans à peine après la mort de Guillaume le Conquérant, le plus célèbre des annalistes anglais écrivait eu tête de l'histoire de la Conquête un prologue mémorable, où il s'exprimait en ces termes : « Les chroniqueurs précédents, selon qu'ils furent Normands ou Anglo-Saxons d'ori­gine, ont pris parti pour ou contre le roi Guillaume ; les premiers l'ont exalté à outrance, élevant jusqu'au ciel tous ses actes bons et mauvais, les seconds par inimitié de race l'ont chargé d'outrages ignobles. Pour moi, le sang des deux peuples coule dans mes vei­nes; je suis Normand par mon père, Anglo-Saxon par ma mère; j'ai donc le devoir et la volonté d'être impartial. Je dirai de Guil­laume sans réticence ni exagération le bien qui est venu à ma connaissance; je relèverai sans colère ni haine le mal que j'en ai appris. Ceux qui recherchent avant tout la vérité me sauront gré, j'espère, d'àvoir adopté cette règle de conduite 1. » Ainsi parle

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1. Willelm.  Miilmesbur.   Gest. reg. Anglor.  Patr.  Lat. Tom. CLXXIV, col. 1211.

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Guillaume de Malmesbury. Son programme nous plaît mieux que celui de la science moderne; celle-ci aurait pu, en daignant seule­ment le lire, se convaincre qu'on a fort mauvaise grâce à venir de nos jours annoncer au monde comme une découverte capitale la contradiction qui existe entre les documents émanés du parti vain­queur et ceux des vaincus relativement à la conquête de l'Angle­terre par les Normands. S'il n'y avait point eu un conflit d'idées, une lutte théorique sur le terrain du droit à la date même de l'évé­nement, ni le recours à la décision du saint-siége, ni l'intervention de la chevalerie européenne, ni la lutte sanglante sur les champs de bataille n'auraient eu lieu. Tout procès suppose des droits ou des apparences de droit contradictoires. Le rôle des juges est pré­cisément d'apprécier entre les partis et de déterminer le droit réel. Alexandre II et son grand ministre Hildebrand, au nom des prin­cipes religieux et sociaux qui dominaient l’Europe chrétienne du XIe siècle, prononcèrent dans la question qui nous occupe en faveur de Guillaume le Conquérant. Leur sentence fut parfaitement juste ; aujourd'hui encore soumise à la décision d'un congrès international elle serait la même. Le lecteur va pouvoir en juger en pleine con­naissance de cause.

 

56. Saint Edouard le Confesseur dernier roi de la dynastie anglo-saxonne avait été rappelé en 1042, date de la mort du dernier usurpateur danois, sur le trône de ses pères1. Il était fils d'Ethelred II roi d'Angleterre et de la princesse normande Emma fille de Richard I duc de Normandie. Jusqu'à l'âge de trente-six ans réfugié à la cour de Neustrie, il avait attendu l'heure de la Providence. Sa restauration, œuvre nationale accomplie en haine de la tyrannie danoise, eut lieu dans des circonstances singulières. Le personnage qui en fut le principal agent était un parvenu de bas étage dont les princes danois avaient fait la fortune. Godwin comte de Northumberland, tel était son nom et son titre, avait pour père un bouvier du comté de Warwick nommé Ulfnoth. Lui-même était resté pâtre jusqu'à l'âge de dix-huit ans. Il eut alors

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1. Cf. Ghap. II de ce présent volume, N» Si.

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(1016) l'occasion de sauver la vie à un chef danois égaré dans les montagnes après une victoire d'Edmond Côte de Fer. Signalé pour ce fait à la bienveillance de Canut le Grand, le jeune pâtre devint soldat, se signala en vingt batailles et obtint avec le titre de comte le gouvernement d'une province. Aucun scrupule ne l'arrêtait sur le chemin des honneurs. En 1037 un prince de la race anglo-saxonne, Alfred, frère puiné d'Edouard, s'était imprudemment ha­sardé sur les côtes d'Angleterre. Godwin réussit à s'en emparer et le fit lâchement mettre à mort. Ce crime lui valut de la part de la dynastie danoise un redoublement de faveur et porta son influence au comble. Cependant il n'hésita point en 1042 à se tourner contre ses anciens bienfaiteurs. Avec son fils Harold il se mit à la tête d'une insurrection populaire, chassa les Danois et rappela de son exil Edouard le Confesseur. «Or, dit Ingulf de Croyland, Godwin avait une fille nommée Editha, dont la piété, la douceur, la mo­destie contrastaient avec les mœurs farouches et la cruauté de son père. D'où le proverbe :

Sicut spina rosam, genuit Godwinus Editham1. »   


   Une des conditions mises par Godwin au retour d'Edouard fut le mariage du jeune roi avec Editha. A ce terme, l'ambition du pâtre des forêts de Warviek semblait devoir enfin s'arrêter. Le mariage solennel d'Edouard et d'Editha eut lieu dans l'église de Win­chester (1042) : mais ce que ne savait pas Godwin c'est que d'un consentement mutuel les deux époux s'étaient promis l'un à l'autre de garder leur virginité. Dix ans après, l'ambitieux comte ne voyant pas d'enfants issus de l'alliance royale se révolta contre saint Edouard et voulut le détrôner (1052). Vaincu avec son fils Harold dans uue bataille navale et contraint de se réfugier en Flandre, il fit sa soumission. Le plus jeune de ses fils nommé Ulfnoth et l'un de ses petits fils furent remis comme otages et pour plus de sûreté

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1 « Comme l'épine produit la rose, ainsi Godwin eut pour fille Editha. (Ingulf. Croyland. apud Rer. anglic. Script., t. I, p. 62, ad Gale.)

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la garde en demeura confiée au duc Guillaume de Normandie. A ces conditions Edouard consentit à tout oublier. « Le seul défaut qu'on eut jamais à reprocher au saint roi, dit l'hagiographe, fut sa mansuétude. Elle était sans bornes, mais il arrivait parfois que Dieu prenait soin de venger les injures que son serviteur pardon­nait lui-même si généreusement. La fin tragique de Godwin en fut la preuve. Le jour de Pâques 1053, quelques mois après son retour, le comte était assis au banquet royal. Il advint qu'un échanson versant à boire posa un pied à faux et trébucha; il serait tombé avec l'aiguière si par un brusque mouvement il ne se fût rejeté vi­vement sur l'autre pied. « C'est le frère qui est venu au secours du frère, » dit en riant Godwin. A ces mots qui semblaient faire allu­sion au meurtre du prince Alfred, le roi prit un visage sévère : « Sans doute le frère a besoin du frère, dit-il, et plût à Dieu que le mien vécut encore! Il me prêterait son appui. » Godwin essaya de se justifier, « 0 roi, s'écria-t-il, d'où vient qu'au moindre souvenir de votre frère vous manifestez contre moi une si violente irrita­tion ? Si j'ai contribué même indirectement à sa mort, fasse le Dieu du ciel que je ne puisse avaler ce morceau de pain ! » En achevant ces mots, le comte porta le pain à sa bouche, mais il ne put l'avaler et mourut, les uns disent subitement, d'autres seulement cinq jours après. » Ainsi disparut de la scène du monde l'ancien pâtre des forêts de Warwick. Harold son fils aîné hérita de son pouvoir, de ses titres et de ses richesses. Beau-frère d'un monarque qui n'avait pas d'enfants, il aspirait à la couronne et n'en faisait point mys­tère, mais on conviendra que ni sa naissance ni sa conduite anté­rieure ne lui donnaient le moindre droit.

 

   57. Aussi tel ne fut pas l'héritier que se choisit saint Edouard. Il restait en Allemagne un neveu d'Edmond-Côte-de-Fer, né en Hongrie, où son père s'était réfugié dans le temps des proscriptions danoises. Il portait lui aussi le nom d'Edouard. « Le vieux roi le fit venir, dit Guillaume de Malmesbury, dans l'espoir de lui laisser soit à lui soit à ses fils le trône d'Angleterre et d'écarter les pré­tentions de la famille de Godwin. Mais quelques jours après son arrivée, le jeune prince mourut inopinément à Saint-Paul de Lon-
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dres laissant trois enfants : un fils peu intelligent et sans bravoure nommé Edgar, qui au moment où j'écris, ajoute le chroni­queur achève ses jours dans une humble retraite, et deux filles Christine qui s'est faite religieuse au monastère de Romsey et Marguerite épouse de Malcolm roi d'Ecosse 1. » La mort de son jeune parent privait Edouard le Confesseur de l'appui qu'il s'en était promis pour sa vieillesse. La rapidité extraordinaire de cette mort était de nature à inspirer des soupçons de plus d'un genre. L'orphelin Edgar était un rempart trop fragile contre les ambi­tieuses visées d'Harold. « Ce fut alors, reprend Guillaume de Malmesbury, que le roi se détermina à donner au duc Guillaume de Normandie la succession au trône. Le duc était digne de ce choix, sa bravoure, son activité, ses talents militaires lui avaient valu le premier rang parmi les princes contemporains, d'ailleurs il était l'arrière-petit-neveu du roi par la ligne maternelle, puisqu'Emma mère d'Edouard était grande tante de Robert-le-Diable père de Guillaume 2. » Ainsi parle le chroniqueur de Malmesbury et son témoignage dans la question controversée a une importance capi­tale. On comprend en effet que si réellement Edouard le Confes­seur déclara de son vivant pour héritier présomptif du trône d'An­gleterre son arrière-petit-neveu le duc Guillaume de Normandie, ce dernier fut dès lors très-légitimement investi d'un droit qu'on pouvait

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1.Rsx Edwardus promis in senium, guod ipse non suscepei-at liberos et God-■wini videret invalescere filios mùit ad regem Hunorum ut filium fratris Ed-rntmdi Edwardum cum omni familia sua milteret : futurum ut aut ille aut filii sui succédant regno hsereditario Anglix; orbitatem suam cognatorum suffragio susîeatari debere. Ha venit Edwardus, sed continua apud sanctum Paulum Lon-donis fato functus est tribus liberis superstitibus; vir neque promptus manu mque probus ingénia, Edgar, qui post occisionem Harotdi a quibusdam in regem electus et varia lusu fortunse rotatus, pêne decrepitum diem ignobilis ruri agit; Christine, quse sanctimoniali habïiu apud Rumesiam consenuit; Margareta, quam Malcohnus rex Scotorum tegitimo matrimonio duxit.

2. Bei' itaque defuncto cognato, quia spes prioris erat soluta suffragii, Willelmo ".omiti Normannùe successionem Angtix dédit.Erat ille hoc munere dignus, pnes-tarts animï juvenis, et qui in supremum fastigium alaeri labore excreverat; prsterea proxime consanguineus, filius Roberli filii Ricardi quem fratrem fuisse Emma; mairii Edwardi diximus. (Willelm. Malm. Gest. reg. Lib. II ; Pair, Lat. CLXXiX, col. 1207.)

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lui disputer par les armes mais dont la valeur juridique était in­contestable. Aussi l'école moderne rejette-t-elle le legs testamen­taire en faveur du duc comme une fable inventée après coup et mise en circulation par le parti des vainqueurs. « L'idée de nom­mer Guillaume pour son successeur, de livrer la bergerie au loup qui rôdait à l'eutour, dit un récent historien, n'eût pu venir à Edouard que dans un accès de délire. Quand on recherche quels auteurs contemporains ont parlé du fameux legs en faveur de Guillaume de Normandie on n'en trouve heureusemeut point. Ce qui n'empêche pas Fleury de dire et Rohrbacher de répéter qu'E­douard avait institué héritier Guillaume duc de Normandie 1. » II y a dans ces quelques lignes du moderne écrivain plus d'irritation que de science. Fleury n'a rien inventé, et Rohrbacher en copiant la phrase de Fleury n'a fait que reproduire de seconde main le témoignage de Guillaume de Malmesbury. Reste maintenant à sa­voir ce que vaut en lui-même le témoignage du chroniqueur. La nouvelle école ne trouve pas Guillaume de Malmesbury suffisam­ment contemporain, bien qu'il ait eu la précaution de nous avertir qu'au moment où il écrivait le prince Edgar vivait encore; bien qu'il nous ait, dans les termes cités plus haut, solennellement pré­venus qu'il dirait sans parti pris toute la vérité. Ces garanties ne suffisent pas à l'école moderne. Elle prétend que « le fameux legs en faveur de Guillaume de Normandie » n'a laissé de trace dans aucun auteur strictement contemporain. Elle se trompe. A l'époque où saint Edouard le Confesseur et la reine Editha donnaient à l'An­gleterre le spectacle de leur union virginale et de leurs éminentes vertus, vivait à côté du palais un jeune clerc qui achevait alors le cercle de ses études; il se nommait Ingulf. Voici en quels termes il parle des années de sa jeunesse passées si prés de l'intérieur royal : «J'ai vu bien souvent la pieuse reine Editha, lorsque j'allais vi­siter mon père employé au palais. Quand elle me rencontrait au retour de l'école, elle m'interrogeait sur les leçons que j'avais ap­prises, sur les vers latins que j'avais composés, sur les thèses de

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1. Cours complet d'Ilist. Ecoles. ËJit. Aligne. Tom.XiX, col. 846.

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logique surtout, car elle y était fort habile ; elle prenait plaisir à m'enlacer dans quelques arguments captieux, et riant de mon embarras, me donnait trois ou quatre écus pour me consoler 1. » A coup sûr Ingulf fut un contemporain dans toutes les conditions où la plus sévère critique le pourrait souhaiter. Or, devenu plus tard moine à Croyland, il nous a laissé une chronique de ce mo­nastère dans laquelle il s'exprime ainsi : « Sentant sa fin appro­cher, Edouard le Confesseur fit partir son confident intime l'arche­vêque Robert de Cantorbéry près du duc Guillaume de Normandie pour informer celui-ci qu'en raison de son mérite non moins que de sa parenté il le déclarait son successeur au trône 3. » Cette fois nous avons plus qu'une trace du « fameux legs en faveur de Guil­laume. » L'auteur aussi contemporain que possible et parfaitement à même par ses relations avec la cour d'Edouard le Confesseur d'être très-exactement renseigné nous donne le nom de l'intermé­diaire chargé de notifier le legs d'Edouard au duc de Normandie. Le moine de Jumièges Guillaume Calculus également contempo­rain, puisqu'il écrivait à l'époque même de la çonquète, n'est pas moins explicite. «Le roi d'Angleterre Edouard, dit-il, se voyant sans héritier direct, envoya l'archevêque Robert de Cantorbéry annoncer au duc Guillaume de Normandie qu'il s'était déterminé à le choisir pour son successeur 3. » En présence de ces textes concordants, authenti­ques, émanés d'auteurs de nationalité diverse, d'opinions diffé­rentes, on ne saurait révoquer en doute la désignation présomp­tive faite par Edouard le Confesseur de Guillaume de Normandie comme héritier du trône d'Angleterre.

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