Darras tome 19 p. 346
§ III. L'empereur Léon le Philosophe
37. Pondant que Sergius achevait à Rome les années de son pontificat, Léon VI, le Philosophe, terminait son règne à Byzance. Bien qu’il eût personnellement contribué à délivrer l'Église de Constuntinople de la domination schismatique de Photius, et qu'à ce titre il ait droit à la reconnaissance de l'histoire, il était loin, nous l'avons dit, de justifier dans sa conduite privée le surnom de « Philosophe » ou « Sage » que les contemporains lui décernèrent. Peut-être d'ailleurs ne voulurent-ils donner à ce titre un peu prétentieux que la signification plus restreinte de littérateur, et dans ce cas il eût parfaitement convenu à Léon VI qui s'exerça dans toutes les branches de la littérature et ne recula même pas devant la théologie. Ses œuvres complètes forment le tome CVII de la Patrologie grecque. On y trouve vingt homélies ou panégyriques que Léon VI, à l'exemple de Constantin le Grand, prononçait devant le peuple assemblé à l'époque des principales fêtes; des essais de prières liturgiques, des méditations pieuses, une lamen
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1. Labbe. ConeiHor. Ton. IX, ooL 645.
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tation sur le jugement dernier dont l'approche préoccupait alors tous les esprits, et enfin une épître dogmatique adressée au calife Omar pour lui démontrer la fausseté du mahométisme et la vérité de la foi chrétienne. Ces diverses élucubrations théologiques, en supposant qu'elles soient l'œuvre du César lui-même, supposent chez lui des connaissances étendues, une véritable érudition ecclésiastique et de fort louables intentions. Il en est de même des Novellœ Contsitutiones, ou «Révision générale du corps de droit civil, » qu'il dédia à son frère le patriarche saint Etienne. Ce triage fait dans l'immense recueil des décrets impériaux témoigne d'une grande largeur de vues, un sens droit, un esprit ferme et résolu. Un traité sur la tactique militaire, qui porte également le nom de Léon VI, est un des monuments les plus précieux pour l'histoire de la stratégie antique. Tout cet ensemble d'oeuvres sorties de la plume du littérateur couronné se termine par des poésies qui ne sont ni supérieures ni inférieures à tant d'autres et qui restent dans le ton général d'une honnête médiocrité. Elles seraient peut-être aujourd'hui totalement oubliées sans les Oracula, ou Prophéties, à la fois en vers et en images symboliques, dans lesquels on a prétendu depuis trouver exactement prédites la chute de l'empire grec et la prise de Constantinople par les Turcs. Prophétiques ou non, les oracles de Léon VI sont curieux ; ils annoncent d'ailleurs la restauration d'un empire chrétien à Constantinople, par la double influence d'un grand prince et d'un grand pontife.
38. Quoi qu'il en soit, et malgré toutes ces brillantes qualités, Léon le Philosophe ne fut pas un grand empereur. Il écrivait des traités de stratégie et ses armées, qu'il ne commandait jamais en personne, étaient partout battues, en Macédoine par les Bulgares (889), en Mésie et en Pannonie par les terribles Hongrois (890-900). Mais le désastre de Thessalonique dépassa en horreur toutes les calamnités précédentes. Les Sarrasins, après avoir ravagé la Sicile et pillé l'Archipel, vinrent avec une flotte immense assiéger cette ville demeurée l'une des merveilles de la Macédoine (904). Le chel musulman Léon de Tripoli avait
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amené des hélépoles flottantes supportées par des vaisseaux qui pouvaient venir s'embosser au pied des tours avancées daus la mer. Le gouverneur de Thessalonique, Nicétas, n'avait qu'une garnison insuffisante. Il s'était hâté de demander des renforts à l'empereur. Celui-ci crut devoir se porter en personne au secours des assiégés ; il prit alors pour la première fois le commandement d'une armée, mais il imagina de faire le voyage en litière : il arriva donc trop tard. Dans l'intervalle des assauts furieux s'étaient livrés autour des murailles ; Nicétas, suppléant au nombre par la bravoure dont il donnait l'exemple et par une direction intelligente, repoussa d'abord victorieusement toutes les attaques. Mais enfin les hélépoles du général musulman livrèrent aux ennemis l'accès d'une des tours et la malheureuse Thessalonique succomba. Durant trois jours l'armée victorieuse massacra les habitants. Ceux qui survécurent furent emmenés captifs en Syrie ; on les entassa pôle-mêle sur soixante navires qui en furent surchargés comme d'un bétail humain. Il en restait encore, et Siméon le Métaphraste, chargé d'une mission de l'empereur près du chef sarrasin fut assez heureux pour racheter quelques familles. Toutes les maisons, églises, édifices quelconques furent rasés, les murailles abattues, les tours renversées; le feu acheva l'œuvre de la démolition trop lente au gré des vainqueurs. Rien ne resta debout de cette antique cité qui avait vu jadis dans ses murs le grand apôtre des nations, le sublime Paul. L'Orient chrétien, l'univers catholique tout entier, frémit à la nouvelle de cette catastrophe. L'empereur sortit un instant de sa torpeur et prit d'énergiques mesures pour relever tant de ruines et rétablir Thessalonique. Pendant qu'on y travaillait, un grand homme de guerre Eustache, aïeul de Romain Argyre qui devait plus tard ceindre la couronne impériale, vengeait l'honneur des armes byzantines et battait sur terre et sur mer les Sarrasins.
39. Les exploits personnels de Léon VI au fond de son palais étaient d'une toute autre nature. Sa grande préoccupation fut celle de se marier sans cesse et de vivre constamment en dehors des saintes lois du mariage. La législation de ses « Novelles »
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contre de tels scandales est puisée dans l'enseignement de l'Église et renferme les plus sages prescriptions, mais le législateur n'en tint pour ce qui le regardait aucun compte. Sa première femme, l'impératrice Theophano, mourut en 898 et mérita d'avoir son nom inséré au catalogue des saints. Mais les vertus par lesquelles cette pieuse impératrice obtint les honneurs d'une canonisation posthume sont autant d'accusations contre son infidèle époux dont elle supporta patiemment l'abandon, le dédain, les outrages publics. Retirée dans la solitude, elle partageait son temps entre l'aumône et la prière, pendant que l'empereur philosophe affichait devant toute la cour sa passion pour une concubine. Zoé, c'était le nom de cette misérable, était femme du patrice Théodore; elle l'empoisonna pour être plus libre dans sa vie de désordre. A la mort de Theophano, Zoé fut solennellement couronnée et reçut le titre d'impératrice. Elle n'en jouit que vingt mois et mourut ne laissant de son union avec l'empereur aucune postérité. Au moment de placer Zoé dans le cercueil, on y lut ces mots tracés par une main inconnue : « Ci-gît une malheureuse fille de Babylone. » Tant de scandales avaient indigné tous les esprits. Le patriarche saint Nicolas le Mystique n'avait point épargné à l'empereur les remontrances et les avertissements. Des conspirations de palais s'étaient succédées, révélant de plus en plus le mécontentement général, Léon le Philosophe passa outre. A peine veuf de Zoé il épousa une une phrygienne d'une rare beauté, nommée Eudoxie. On sait que la discipline de l'église grecque proscrivait les troisièmes noces. L'empereur lui-même dans ses Novelles les avait interdites et son langage sur ce point est d'une rigueur inexorable. « Les animaux eux-mêmes, dit-il, un grand nombre du moins, quand ils ont perdu leur compagne, se résignent au veuvage. Comment donc des chrétiens, après avoir eu la faiblesse de procéder à un second mariage, pourraiont-ils abjurer toute pudeur et passer à un troisième1? » Donnant un solennel démenti à sa
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1. Léon. Philoi. NovtUa. xo. Pair, g me., tom. CVII, col. 604.
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propre législation, Léon VI convola en quatrièmes noces. Sans attendre la mort d'Eudoxie, qui survint cependant bientôt, il prit une nouvelle concubine, portant encore le nom de Zoé, mais surnommée Carbonopsina pour la distinguer de la première. Il en eut un fils qui fut depuis Constantin VII, dit Porphyrogénète, un quatrième mariage suivi d'un couronnement solennel porta la nouvelle Zoé sur le trône impérial.
40. Cette fois le patriarche Nicolas refusa son ministère à cette nouvelle infraction aux canons reçus dans l'église grecque ; il fulmina les censures contre les prêtres qui y avaient prêté leur concourset il interdit à l'empereur l'entrée de l'Eglise. A cet acte courageux, Léon le Philosophe répondit par une violence sacrilège. Le patriarche fut enlevé de son palais, jeté sur une barque, transporté sur la côte d'Asie et obligé de gagner au milieu d'une neige épaisse le lieu de son exil. Ce luxe de cruauté contre un vieillard respectable, un saint, déjà considéré comme tel de son vivant, était de la part de Léon d'autant plus criminel qu'avant d'en venir aux mesures de rigueur, Nicolas s'était prosterné aux pieds du César, le suppliant d'attendre, avant de déclarer le mariage avec la quatrième impératrice, le retour d'un courrier expédié au pape Sergius III pour lui soumettre la cause et réserver la question à son jugement. Or l'empereur n'ignorait pas, et le patriarche savait lui-même que la discipline de l'Église romaine au sujet des noces multiples était complètement différente de celle de l'Orient. Il n'était donc pas douteux que l'intervention du souverain pontife ne dut trancher la question dans le sens favorable aux vues de l'empereur. Mais elle aurait dégagé la responsabilité de Nicolas vis-à-vis de l'épiscopat grec et des églises orientales dont la pratique s'était maintenue jusqu'alors et avait acquis au for civil et d'après le texte des constitutions rédigées par Léon VI lui-même la valeur d'une loi d'État. Tonte cette logique du bon sens et du droit échoua devant la nouvelle passion du philosophe couronné. Un nouveau patriarche, le syncelle Euthymius, fut promu au siège de Constantinople et un rentable schisme, celui des troisièmes et quatrièmes noces suc-
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céda à celui de Photius. La majeure partie du clergé et des fidèles demeura attachée à saint Nicolas le Mystique, le reste embrassa la communion d'Euthymius. Telle était la situation de l'église byzantine au moment ou Sergius III envoyait des légats apostoliques chargés en son nom d'étudier l'affaire et de chercher une solution à ce nouveau conflit. Lorsqu'ils arrivèrent à Constantinople, Léon le Philosophe venait de succomber à une attaque de dyssenterie causée par ses débauches (911). Il n'avait que quarante-six ans et en avait régné vingt-cinq. Sa mort coïncidait avec celle de Sergius III qui terminait lui-même à Rome au mois de septembre 911 un pontificat issu d'une tempête et poursuivi à travers tant d'orages.