Le Traditionalisme

Darras tome 42 p. 316

 

   23. Une autre erreur contemporaine, qui marchait de pair avec l'ontologisine, est le traditionalisme. Ce système n'est pas né de nos jours. Déjà les protestants en avaient répandu les germes, quand, avant d'exalter l'indépendance de l'esprit humain, ils anéantirent le libre arbitre et les forces naturelles de la raison, pour proclamer uniquement l'efficacité et la suffisance de la foi. Socin, tout radical qu'il est, n'est pas moins explicite là dessus que Luther. Au XVIIe siècle, Huet et Pascal poussaient jusqu'au scepticisme, le mépris de la raison. En notre siècle L. de Bonald, le premier, exposa le traditionnalisme dans sa forme la plus rigoureuse. Sous beaucoup de rapports, Bonald avait bien mérité de la religion. On s'explique, du reste, que, témoin des ruines annoncelées par l'anarchie révolutionaire, il voulut restaurer, comme clef de voûte, le pouvoir chrétien, et, pour venger l'autorité méconnue, confondre ces idéologues qui entendaient constituer un peuple sans tenir compte de son his­toire et de ses traditions. Mais, Bonald voulut reproduire, dans l'ordre philosophique, ses essais de restauration dans l'ordre politique. Contre le délire révolutionnaire, il avait invoqué le principe  de l'autorité  chrétienne; contre l'anarchie intellec-

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tuelle, la pire de toutes, il invoqua l'autorité de la tradition. En quoi il avait raison, mais il ne fallait pas dépasser les bornes. Bonald enseigna donc qu'avec et par la parole, Dieu commu­niqua primitivement la vérité aux premiers hommes. Cette vérité, ainsi déposée par Dieu au sein de la société, fut fixée par l'Écriture, quand les familles patriarcales se transformèrent en corps de nation. De là : 1° Impossibilité absolue pour l'homme de penser quoi que ce soit sans parole et d'inventer par lui-même cette parole; conséquemment nécessité absolue de la révélation ou de l'éducation divine dès le principe, et, plus tard, nécessité de l'éducation sociale par la parole pour former la raison. 2° État purement passif de la raison, qui se borne à rece­voir la vérité communiquée par l'enseignement, de sorte que le principe de la raison et de la science est un acte de foi. Lamen­nais en conclut que, si la raison est impuissante à découvrir une vérité quelconque; si le principe de toute connaissance est la révélation transmise à tous les hommes par l'enseignement social, n'est-il pas évident que le seul témoignage de la société est le fondement et le critérium suprême de la certitude. Le premier acte de la raison est donc nécessairement un acte de foi; et aucun être créé, s'il ne disait : Je crois, ne pourrait pas dire : Je suis.

 

Bautain, à son tour tomba dans la même erreur. L'insuccès de cette première tentative de réaction contre le rationalisme, ne découragea pas quelques esprits bien intentionnés. Dans leurs pensées, les systèmes de Bonald, de Lamennais, de Bautain contenaient des vérités importantes, qu'il fallait séparer du faux, pour se mettre en garde contre toute exagération. De là un traditionalisme mitigé, dont les principaux défenseurs furent le P. Ventura et Bonnetty. Dans les Annales de philosophie chré­tienne, Bonnetty ramène ses idées à trois points : 1° Le traditio­nalisme exclut toute espèce d'idées innées, pour ne reconnaître que des facultés ou des tendances de notre âme vers la vérité. 2° Ensuite cette doctrine requiert la nécessité d'une révélation primitive, source divine des idées morales et religieuses, qui con-

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p318  PONTIFICAT DE PIE IN (18-10-1878)

 

stituent pour l'homme ce qu'on appelle ordinairement la loi natu­relle. 3e Enfin elle requiert la nécessité de la tradition ou d'un enseignement extérieur, pour que l'homme puisse arriver à la connaissance de ces mêmes vérités suprasensihles telles que Dieu et ses attributs, l'homme, son origine, sa fin, ses devoirs, les règles de la société civile et de la société domestique. « Voilà, dit Bonnelly, des vérités que nous ne croyons pas que la philosophie ait trouvées ou inventées sans le secours de la tra­dition et de l'enseignement, mais nous n'avons nullement voulu comprendre le grand nombre de vérités qui sont en dehors du dogme et de la morale obligatoire pour l'homme, et qui en dé­rivent par voie de conséquence ou de raisonnement (I). » Rome crut devoir demander à Bonnetty de souscrire quatre propo­sitions analogues à celles de Bautain; le directeur des Annales de philosophie le fit avec une soumission d'esprit et de piété qui ne parut que relever encore l'éclat de ses services.

 

Le P. Ventura, au jugement du cardinal Zigliara, avait été le plus noble représentant et le plus puissant défenseur du tra­ditionalisme mitigé. Orateur éloquent, philosophe et théologien, il présenta son traditionalisme comme la plus pure doctrine de saint Thomas, avec une telle force de raisonnement qu'il entraînait ses lecteurs. Sa théorie se résume dans cette propo­sition : « L'homme se forme ses idées et reçoit les connaissan­ces. » — Enfin le traditionalisme a été proposé sous une forme encore plus adoucie, spécialement par la célèbre université de Louvain. Selon les professeurs Ubaghs, Beelen, Lefebvre, l'es­prit humain est doué d'une force interne qui lui est propre; il est actif par lui-même et son activité est continue ; néanmoins pour que l'homme parvienne au véritable usage de la raison, il a besoin d'un secours intellectuel extérieur. Dès 1843, la Con­grégation de l'Index avait invité Ubaghs à corriger ses ouvra­ges; il les avait corrigés, mais en détail, non dans les prin­cipes. En 1860, le chanoine Lupus de Liège, accusa Louvain d'er­reur théologique. Les professeurs de Louvain voulurent se justi-

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(1)   Annales de philosophie, IV série, t. VII et VIII.

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fier et le cardinal d'Andréa crut pouvoir écrire que ces questions pouvaient se discuter licitement entre professeurs. Le Pape appela l'affaire à son tribunal ; une décision fut rendue en 1864. Les professeurs continuèrent de s'expliquer sans donner, sur le fond, satisfaction à l'Eglise. Enfin une décision fut rendue en 1866; elle exigeait des corrections au fond; elle demandait qu'on mit de côté les contentions pour se soumettre pleine­ment, parfaitement et absolument. Un formulaire fut signé par les professeurs de Louvain et les décrets du Concile du Vatican, ratifièrent en tous points, les décisions des Congrégations ro­maines de l'Index et de l'Inquisition.

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