Darras tome 39 p. 366
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§ I. VIE DE CLÉMENT XIV ET SUPPRESSION DE LA COMPAGNIE DE JÉSUS
1. Les dernières années de Clément XIII furent employées à empêcher, en Allemagne, la sécularisation des principautés ecclésiastiques; à modérer l'ambition des électeurs qui voulaient annuler plusieurs évêchés ; à combattre la propagation des mauvais livres ; à rejeter en Autriche l'application d'une loi qui soumettait, à une censure laïque, les écrits des évêques ; enfin à repousser, avec ce qui lui restait de force, la motion commune des rois de la maison de Bourbon tendant à la suppression de l'ordre des Jésuites. Ce dernier incident causa la mort du pontife. Si j'en crois Lalande, la complexion de Clément XIII était très sanguine ; il était sujet à des surabondances et à des raréfactions subites de sang; à tout moment, son médecin lui pratiquait une saignée ; mais ce remède nécessaire produisait parfois des syncopes prolongées, qui faisaient craindre pour la vie du Pape. «Le 2 février, fête de la Purification, dit Novaès, Clément avait célébré la sainte messe avec sa dévotion accoutumée, mais toujours extraordinaire ; il avait béni et distribué des cierges suivant le cérémonial accoutumé, mais toujours intéressant ; puis, dans le courant de la journée, avait été visiter le Saint-Sacrement, exposé pour les prières des quarante heures. Le Pape était rentré dans son palais sans donner aucun signe de maladie. Le soir, il se trouva oppressé, et, dans la nuit du 2 au 3 février, il rendit son âme à Dieu ; il était âgé de 75 ans, 10 mois et 26 jours ; son laborieux pontificat avait duré 10 ans, 6 mois et 26 jours. Clément XIII avait créé 52 cardinaux.» (1) Clément était bon, pieux, doux, facile, ne cherchait querelle à personne et cependant presque toute l'Europe l'attaquait. Lorsqu'on voit quelqu'un en butte à un concert d'attaques, on s'imagine volontiers que ce sont des représailles provoquées par quelque faiblesse ou quelque vice ; c'est le contraire qu'il faut croire : l'humanité, au fond, est lâche; elle attaque, comme le loup, les agneaux;
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(1) Elemeiiti délia storia tiei ponli/ici, t. XV, p. 138.
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mais ceux qui peuvent se munir seulement d'un bâton, elle les respecte et se tient à distance. Clément XIII résistait avec un courage que sa bonté n'annonçait pas et dont la source était surnaturelle ; il rappelait volontiers la parole d'Osius à Constance : « Dieu vous a commis l'empire ; il nous a confié, à nous, les choses ecclésiastiques. Celui de nous qui enlèverait l'empire désobéirait à Dieu qui commande ; craignez donc si vous usurpez les choses ecclésiastiques, que vous ne deveniez coupable de grand crime. » Un grand fond de religion, un caractère bienfaisant, l'amour des pauvres ont mérité, à Clément XIII, les regrets des petits et la vénération des ennemis du Saint-Siège.
« Les bons citoyens, dit le comte d'Albon, ne peuvent, sans une vive émotion, prononcer le nom de Clément XIII. C'était vraiment le père du peuple : il n'avait rien plus à cœur que de le rendre heureux ; il y travaillait avec zèle. Le chagrin qu'il ressentait le plus vivement, qui lui arracha souvent même des larmes, était de voir des infortunés dont il ne pouvait soulager lus maux. » — « Le Pape, dit Lalande, désirait personnellement le dessèchement des marais Pontins. Lorsque je rendis compte, à sa sainteté, de cette partie de mon voyage, elle y prit un intérêt marqué et me demanda avec empressement ce que je pensais de sa possibilité et des avantages de ce projet. Je les lui exposai en détail ; mais ayant pris la liberté d'ajouter que ce serait une époque de gloire pour son règne ; le religieux pontife interrompit ce discours profane, et joignant les mains vers le ciel, il me dit, presque les larmes aux yeux : « Ce n'est pas la gloire qui nous touche, c'est le bien de nos peuples que nous cherchons. » (1) — « Dans ma conscience, dit à son tour le P. de Ravignan, après l'étude méditée des faits, je reconnais en Clément XIII les caractères les plus vrais de grandeur et de gloire qui aient jamais appartenu aux plus illustres pontifes. Il me retrace les nobles traits d'Innocent III, de Saint Grégoire VII, de Saint Pie V, de Clément XI. Comme eux il dut lutter; comme eux résister aux puissances de la terre liguées contre l'Église ; comme eux il sut, à la modération la plus patiente, unir la
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(1) Lalande, Voyage en Italie, t. VI, p. 452, 2" édition.
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fermeté la plus inflexible. Seul, pour ainsi dire, au milieu de la chrétienté conjurée contre la chaire de S. Pierre, il souffrait, il gémissait, mais combattait. Semblable tout à la fois à ces deux lions qui décorent son tombeau, chef-d'œuvre de Canova, il versait, comme l'un, les larmes de la souffrance et de la tendresse outragée, mais sa douleur était magnanime; comme l'autre il opposait un royal courage. Il n'était pas un politique, a-t-on dit : il était pape, digne successeur de S.Pierre, établi fortement sur le roc indestructible de l'institution divine, et commandant aux flots irrités de s'arrêter devant lui. Placé sans cesse par la prière en présence de son Dieu et du devoir de sa charge suprême, quand tous les intérêts terrestres, toutes les instances les plus vives semblaient lui dicter le silence et les molles condescendances, il entendait retentir au dedans de lui la mâle voix de l'Église qui ne peut abandonner les droits qu'elle tient du Ciel même ; et rien, ni les menaces, ni les outrages, ni les usurpations et les attentats sacrilèges ne parvinrent à faire fléchir son énergique résistance; jamais il ne laissa échapper un acte de faiblesse. Non certes, ce ne fut pas un amour irréfléchi des Jésuites qui lui inspira tous les actes de sa vie, ces actes qui étonnent par leur constance et leur unité. Il défendit l'Église violemment attaquée; il lutta pour son inviolable et sainte indépendance. La raison de ces combats, elle fut écrite sur le double étendard de la politique et de la philosophie au XVIIIe siècle, qui prétendait soumettre, asservir l'Eglise à l'autorité de la société laïque ; c'eût été la détruire. Clément a rempli jusqu'à la mort l'auguste mission du pontife suprême; il sut défendre l'Eglise au prix de son repos, des faveurs et des intérêts humains, au prix même de sa vie ; car j'estime que sa mort fut le sacrifice du martyre. » (1)
2. Le conclave qui devait s'ouvrir après la mort de Clément XIII, avait une manifeste importance. Un concert d'ennemis s'était formé contre la religion ; le gallicanisme, le jansénisme, le philosophisme faisaient chacun profession de ses erreurs propres ; mais tous avaient pris des allures de conjurés et, pour s'assurer un triomphe,
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(1) Ravignan, Clément XIII et Clément XI\, t. I, p. 198,
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voulaient d'abord amonceler des ruines. L'espoir était de renverser un jour la société civile et de faire réussir contre l'humanité, un diabolique complot. Pour l'accomplir un jour, il fallait renverser cette vieille et invieillissable Eglise, fondée par Jésus-Christ sur Pierre, contre laquelle il a été dit que ne prévaudront jamais les puissances de l'enfer ; et pour abattre la chaire du prince des Apôtres, il fallait arracher d'abord, au Pape, les grenadiers du Saint-Siège, les Jésuites. La conspiration était plus ou moins claire pour les initiés et pour les affiliés ; mais à l'état latent ou à l'état évident, il était entendu pour tout le monde que la compagnie de Jésus devait être la première victime. Au delà, les meneurs seuls avaient des vues arrêtées ; mais ils songeaient d'abord à s'assurer le concours des passions, à les irriter par un premier triomphe, à les lancer ensuite contre la papauté dépouillée de ses janissaires. Un tel dessein ne pouvait pas réussir, tant que l'Eglise et la société civile resteraient fidèles à leur vieille loi de concorde. Mais alors, par un succès inespéré, la corruption des rois et l'incrédulité de leurs ministres avaient jeté, entre les princes et les pontifes, des germes de dissidences radicales, non pas sur les objets de la foi, mais sur les objets mixtes ou se rencontrent les deux puissances, au point délicat où doivent se réunir leurs frontières. Les passions avaient été savamment excitées et entretenues par le prétexte de défendre les immunités des couronnes ; sous le nom de régalisme, les légistes avaient façonné un ensemble d'idées schismatiques, qui mettaient toute la discipline de l'Église aux mains du pouvoir temporel. En France, le Parlement, par un jeu perfide, au moment ou il envahissait le domaine de la société spirituelle, s'exerçait à ébranler le trône. Au milieu des procès retentissants exploités par les cours judiciaires, les princes de la maison de Bourbon avaient été amenés à se prononcer contre les Jésuites et à les proscrire dans cinq états. On voulait, pour s'assurer la victoire, les faire disparaître des autres, et, pour obtenir la dissolution de la compagnie de Jésus, on croyait avoir trouvé l'occasion dans le conclave. On espérait par des manœuvres et des compromis, au besoin par la corruption et la menace, obtenir des cardinaux un pape complaisant
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et par le bras de ce pontife, immoler ses meilleurs soldats.
3. Le conclave s'ouvrit treize jours après la mort de Clément XIII. Les ambassadeurs de la maison de Bourbon ne faisaient point mystère de leur rôle ; au nom de leur cours, ils exigeaient qu'on attendit les ambassadeurs français et espagnols. Le Sacré Collège, pour couper court à toutes les intrigues, tenta de se décider sur l'heure; l'élection du cardinal Chigi n'échoua que faute de deux voix. D'Aubeterre, ambassadeur de France et Azpuru, ministre d'Espagne, annoncèrent dans la ville que si le vœu des couronnes n'était pas exaucé, la France, l'Espagne, le Portugal et les Deux-Siciles se sépareraient de la communion romaine. Ces violences morales produisirent leur effet ; on consentit à attendre. Cette concession, inspirée par un désir de paix , devait ouvrir, à l'ambition des puissances séculières, une carrière ardente. Un document curieux peut donner une idée des exigences injustes des puissances catholiques : ce sont les instructions remises aux cardinaux français allant au conclave. Après quelques louanges banales à la mémoire de Clément XIII, louanges bientôt détruites par des accusations de zèle imprudent, de défaut absolu de connaissance des choses et des hommes, le gouvernement français, le plus modéré de tous, énumérait ses prétendus griefs et indiquait les conditions de rapprochement : 1er retirer et annuler le bref et le monitoire contre les édits de Parme ; 2° reconnaître la souveraineté indépendante de l'infant de Parme ; 3° laisser Avignon et le Comtat à la France, Benevent et Ponte-Corvo à Naples ; 4° exiler de Rome le cardinal Torrégiani ; 5° éteindre totalement la société de Jésus et exiler son général. L'abolition absolue et totale de la compagnie de Jésus était la première et la plus impérieuse de toutes ces conditions. Voler Avignon au Pape, c'était pour Louis XV, le moyen de compenser un peu la perte des colonies et du Canada. On ne pouvait sans forfaiture accéder à de pareilles demandes. Quant aux Jésuites, de l'aveu de tous les historiens, même les plus hostiles, la grande majorité des cardinaux leur était favorable : « La société, écrit le P. Theiner, avait assurément dans le Sacré Collège de grands et chauds partisans et bien peu d'ennemis. » Le cardinal
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de Bernis écrivait à Choiseul : « Il est tout simple de prévoir les difficultés de la négociation sur un théâtre dont plus des trois quarts des acteurs ne sont pas à nous. » Et le 23 avril, sur quarante-trois cardinaux présents, d'Aubeterre en comptait au moins vingt-cinq qu'il fallait ouvertement ou par des voies détournées, exclure de la papauté, comme trop favorables à la compagnie de Jesus. (1) Les cardinaux des couronnes auront donc pour mission, s'ils veulent répondre aux vœux de leurs gouvernements, de faire fléchir leurs collègues et d'enlever l'élection d'un pape ennemi des Jésuites. Cette consigne ne suffit pas cependant pour décerner à ces seuls cardinaux, un brevet d'hommes intelligents, ayant compris leur époque, ses besoins, ses idées et sachant se placer à la hauteur des circonstances ; tandis que les zélanti n'auraient été que des fanatiques obstinés et aveugles, ne voulant faire, au temps, aucune concession et uniquement préoccupés de conserver l'ancien état de choses. La vérité est qu'un grand nombre de membres du Sacré-Collège voulaient avant tout conserver intacts les principes qui consacrent la constitution hiérarchique de l'Église et le droit divin qui protège sa liberté. A l'exemple de Clément XIII, ils jugeaient ces principes et ces droits gravement compromis par les attaques des cours contre la Compagnie de Jésus ; ils croyaient leur conscience strictement obligée à ne pas abandonner la cause de ce grand Ordre.
4. La partie devait être menée en dehors par Azpuru et d'Aubeterre ; à l'intérieur du conclave, par Orsini pour Naples et par Bernis, pour la France. Bernis, que Voltaire appelle Babetla. Bouquetière et Margot, dont il nous reste deux volumes de vers érotiques, était un protégé de la Pompadour; il était entré dans l'Église par la porte qui eut dû l'en l'aire sortir et, cardinal fastueux, entendait alimenter son faste en faisant le jeu de ses protecteurs. Orsini était un de ses cardinaux qui n'entrent au Sacré-Collège que pour en trahir les saintes obligations, et, gens d'Église, se faire valets des cours ; il y en avait de cette basse espèce au XVIIIe siècle. La correspondance entre les intrigants du dedans et du
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(1) Theiner, Hist. du pontificat de Clément XIV, t. I, pp. 153 et 225.
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dehors a été mise au jour par le courageux historien des Jésuites ; nous en détachons quelques traits. L'objectif était de modifier le sentiment de la majorité des cardinaux, par la corruption d'abord, ensuite par la violence. Le marquis d'Aubeterre, conseillé par Azpuru se chargea de ce rôle : c'est dans sa correspondance qu'il faut chercher les preuves de cet acharnement contre les Jésuites, acharnement qui réduisait l'ambassadeur du roi très chrétien, au rôle d'intrigant. Les couronnes s'obstinaient à vouloir que le Pape futur signât l'engagement de séculariser la Compagnie de Jésus : Bernis s'y refusait. Le 11 avril d'Aubeterre lui répond : » Je suis véritablement affligé que "Votre Eminence répugne à l'arrangement particulier que je lui ai proposé, qui est désiré par l'Espagne et qui le serait infailliblement par la France si on avait touché cette question. La circonstance d'un nouveau Pape était celle qui put arriver de plus favorable à nos vues. Ne rien arranger avec lui d'avance, c'est tout manquer et laisser échapper la plus belle occasion ainsi que le meilleur moyen, bien plus sûr que tous ceux qui pourraient être employés dans la suite par les cours. Je ne connais de théologie que la naturelle, et je ne comprendrai jamais qu'un pacte qui n'a pour but que la sécularisation d'un ordre religieux, qu'on ne saurait nier devoir entretenir la division et le trouble dans l'Église tant qu'il subsistera, puisse être regardé comme un pacte illicite ; au contraire, une telle démarche ne saurait être envisagée que comme méritante et tendante au bien de la religion. Je sens bien que je ne suis pas fait pour être le casuiste de Votre Eminence ; mais qu'elle s'en ouvre confidemment au cardinal Ganganelli, un des plus célèbres théologiens de ce pays-ci, et qui n'a jamais passé pour avoir une morale relâchée ; j'espère que peut-être il se rapprocherait de mon sentiment. Il ne s'agit ici d'aucune temporalité, mais absolument d'une pure spiritualité. Rien de plus douteux que ce que fera un Pape, quel qu'il soit, quand il sera élu, si on ne l'a pas lié auparavant. »
Bernis résistait toujours, et d'Aubeterre ne se tenait pas pour battu ; quatorze jours après, le 23 avril 1769, il écrit au cardinal : « Quoiqu'il ne soit plus question de promesse particulière au sujet
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de la destruction des Jésuites, et que, dès que Votre Eminence y a répugné, cette matière ait été abandonnée, je crois pourtant devoir lui envoyer la copie de l'avis d'un des célèbres théologiens de cette ville, non pour convaincre Votre Eminence, je sais bien, d'après la façon dont elle s'est expliquée, que je n'y parviendrai pas ; mais au moins pour lui faire voir que mon opinion n'est pas si déraisonnable, et qu'il y a de vrais théologiens qui pensent comme moi. Le lendemain, Bernis lui mande (n° 32) : «Le mémoire théologique que vous m'avez envoyé porte tout entier sur ce principe : Il est incontestable que la destruction des Jésuites est le plus grand bien que l'on puisse faire à la religion. Ce principe dans les circonstances peut être vrai ; mais il est contesté par la moitié du clergé au moins, par un grand nombre de cardinaux, d'évêques et de gens de tous pays et de tous états. Ainsi le principe fondamental est une supposition et non un principe. » A ces raisons si concluantes, d'Aubeterre réplique le 27 avril : « Je conviens avec Votre Eminence que l'avis théologique porte en entier sur le principe que l'extinction des Jésuites est un grand bien pour la religion, et c'est aussi le fondement de mon opinion. Je conviens encore que beaucoup de monde n'en convient pas ; mais je demande à Votre Eminence où se trouve l'unanimité ? Ne faut-il pas séparer ce qui est esprit de parti d'avec ce qui est esprit de raison?»
L'esprit de raison et la théologie naturelle invoqués par d'Aubeterre, c'était aux yeux des ministres de la famille de Bourbon la simonie organisée, la corruption pénétrant dans le conclave sous le manteau de la philosophie diplomatique. Bernis, dans un mémoire daté du 12 avril, et adressé au duc de Choiseul, avait dit : «Demander au Pape futur la promesse, par écrit ou devant témoins, de la destruction des Jésuites, serait exposer visiblement l'honneur des couronnes par la violation de toutes les règles canoniques. Si un cardinal était capable de faire un tel marché, on devrait le croire encore plus capable d'y manquer. Un prêtre, un évêque instruit ne peuvent accepter ni proposer de pareilles conditions. » Les rois, celui d'Espagne surtout, tendaient à violenter la conscience de l'Église ; le 3 mai, Bernis écrivait : « On m'a dit aujourd'hui que
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les cardinaux espagnols étaient dans le principe que cette démarche du roi d'Espagne intéressait sa conscience seule si elle était mauvaise. En France, nous croyons que, dans ce genre, c'est aux évoêques à éclairer les rois sur les règles canoniques. » D'Aubeterre n'est pas de cet avis, qui froisse ses intérêts. Le 4 mai, il se retranche derrière sa raison individuelle et il dit : « Si j'étais évêque, je ne penserais pas du tout que les rois eussent besoin d'être éclairés sur cette matière, dans laquelle je ne reconnais pour juger que la droite raison. » Deux jours après, il a de semblables arguments à opposer au cardinal. « La simonie et la confidence ne sont d'aucun état, écrit-il, mais elles cessent pour tous là où parle la droite raison. Peut-il y avoir une règle de l'Église qui empêche qu'on ne lui lasse du bien ? »
L'Église refusait les propositions de simonie, les ambassadeurs recoururent à la menace. Pour effrayer le Sacré Collège, Bernis fit savoir qu'on pousserait les hostilités jusqu'aux dernières limites ; il fut même question de bloquer Rome et de réduire par une sédition populaire, les résistances des cardinaux. Une lettre de Bernis va nous initier au scandale que les princes laissèrent donner en leur nom : « Si M. Azpuru veut faire attention que les listes d'Espagne et de France réunies donnent l'exclusion à vingt-trois sujets, et que le Conclave ne sera composé que de quarante-six après l'arrivée des Espagnols, et que de ces quarante-six il faut en retrancher neuf ou dix qui ne sont pas papables, où trouvera-t-on un Pape ? M. Azpuru répondra qu'il restera Sersale, dont on ne veut pas ici ; Stopani, dont on ne veut pas davantage ; Malvezzi, qu'on a en horreur depuis qu'il parle pour nous ; les Napolitains, qui sont trop jeunes ; Perelli et Pirelli, auxquels peu de voix se joindront, Ganganelli, qui est craint et pas assez considéré. AI. Azpuru répondra que la lassitude forcera à en venir à Sersale ; mais la lassitude, jointe au bruit qu'on sème déjà contre la tyrannie des cours, dérangera à la fin le système de notre exclusive ; les rois nous abandonneront, on fera un Pape malgré nous. C'est pour l'honneur des Couronnes que je parle. Jamais elles n'ont voulu faire un Pape, en excluant plus de la moitié du Sacré Collège !
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Cela est sans exemple, il faut être raisonnable, et ne pas mettre le Sacré Collège dans le cas de se séparer et de protester de la violence. Il est impossible de former un plan de conduite sur un plan d'exclusive si général qu'il ne comprend à peine que quatre ou cinq sujets, dont quelques-uns sont trop jeunes. En un mot, les bras tombent toutes les fois qu'il faut prendre la lune avec les dents ou pourrir en prison. »
D'Aubeterre ne comprenait pas ces lenteurs et ces délicatesses de conscience. Les rois parlaient ; son égoïsme philosophique était d'accord avec eux; il fallait que l'Eglise cédât. « Je crois bien, mande-t-il à Bernis, que le Sacré Collège craint nos exclusions, mais ce n'est pas une raison pour nous priver de ce moyen. En excluant les vieillards, nous avons certainement, tant dans la classe des bons que dans celle des douteux et des indifférents, au moins douze sujets pour lesquels nous irons. Ainsi, ce n'est pas de notre côté qu'est la tyrannie, mais bien du parti opposé, qui voudrait nous faire la loi, et nous donner un Pape Jésuite ou dépendant des Albani, ce qui est tout un. Il est aisé de sentir les sujets qui peuvent convenir; il n'y a qu'à se concerter de bonne foi, et alors ils ne trouveront aucune opposition de notre part. Au reste il n'y a point de mal qu'ils aient un peu de peur. L'expérience que j'ai de ce pays-ci m'a fait connaître que c'était le meilleur moyen pour déterminer les esprits. Il faut absolument leur en imposer, sans quoi ils nous foulent aux pieds. D'après ce principe, il n'y a pas de mal non plus qu'ils sachent que, si on élisait un Pape malgré les Couronnes, il ne serait pas reconnu par elles. Qu'on craigne les cours, qu'on aime et estime Votre Eminence, voilà ce qu'il nous faut. » Le 25 avril, d'Aubeterre exclut encore les cardinaux Colonna et Pozzobonelli : il dit que les princes veulent un pontife philosophe ; et il ajoute : « Je pense qu'un Pape de cette trempe, c'est-à-dire sans scrupule, ne tenant à aucune opinion et ne consultant que son intérêt, aurait pu convenir aux Couronnes. » Les ambassadeurs parlent de se retirer de Rome si le Conclave n'obtempère pas à leurs ordres. D'Aubeterre pousse Bernis à agir dans son système de terreur. Le 7 mai, il lui écrit : « Que Votre
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Eminence parle haut. La plus sûre façon, pour qu'il n'y ait pas de schisme et d'en parler souvent et avec assurance. Qu'elle se mette en colère, s'il est nécessaire. Il faut les épouvanter.