Darras tome 39 p. 396
15. Le bref daté du 21 juillet, ne fut publié que le 16 août. Ce retard provenait de la Cour de Vienne, parce qu'elle craignait que les biens des Jésuites ne tombassent entre les mains du clergé. Clément XIV avait, pour le faire exécuter, nommé une commission composée des cardinaux Corsini, Caraffa, Marefoschi, Zelada, Casoli, et des prélats Alfani et Macedonio. Les rôles avaient été distribués d'avance. « A huit heures du soir, dit Crétineau-Joly, les maisons des Jésuites sont investies par la garde corse et par les sbires. On notifie au général de la Compagnie et aux Pères le bref de suppression. Alfani et Macedonio apposent les scellés sur les papiers ainsi que sur chaque maison de l'Ordre. Laurent Ricci est transféré au Collège des Anglais ; les assistants et les profès sont disséminés dans d'autres établissements ; puis sous les yeux des deux délégués pontificaux, le pillage des églises, des sacristies et des archives de la Société s'organise. Il dura longtemps, et l'image de cette inertie en tiare accordant l'impunité à tous les scandales qui en jaillirent ne s'est jamais effacée de la mémoire des Romains. On avait exproprié les Jésuites ; on ne songea pas à
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assurer leur existence. La spoliation, entre les mains d'Alfani et de Macédonio, prit des allures tellement cyniques, l'injustice marcha si audacieusement tête levée, que le cardinal Marefoschi, que ses inimitiés permanentes contre l'Institut avaient fait nommer commissaire, s'indigna de tant de cruautés. Pour ne pas autoriser par sa présence des turpitudes de plus d'une sorte, il refusa de siéger dans cette commission. — Le 22 septembre, Clément XIV fît conduire au château Saint-Ange le général, ses assistants, Comelli, secrétaire de l'Ordre, les Pères Le Forestier, Zaccaria, Gauthier et Faure. Ce dernier était l'un des plus brillants écrivains de l'Italie. On redoutait la causticité de son esprit et l'énergie de la raison. Ce fut son seul crime ; et les philosophes, qui abusaient de la licence d'écrire, applaudirent à cet asservissement de la pensée.
« Le souverain pontife avait à sa disposition les archives de la Compagnie. Les lettres les plus intimes, les correspondances de chaque Père, les papiers de l'Ordre, ses affaires, le bilan de sa fortune, tout était sous les yeux de la commission, qui se montrait implacable ; on tortura par des interrogatoires captieux les prisonniers qui, tenus dans le plus complet isolement, pouvaient, obsédés par la crainte ou par le désespoir, se sauver en faisant d'utiles révélations. Ricci et les Jésuites enfermés dans le château Saint-Ange ne se plaignirent pas de la captivité qu'on leur infligeait. Ils déclarèrent qu'ils étaient plus que jamais enfants de l'obéissance, et que, comme membre de la Société de Jésus, ou prêtres catholiques, ils n'avaient rien à se reprocher des accusations dont on les chargeait. On parla de trésors cachés dans des souterrains, de leur insoumission aux volontés du Pape ; ces vieillards, courbés sous le poids des années, secouèrent leurs chaînes en souriant tristement, et ils répondirent : « Vous avez les clefs de toutes nos affaires, de tous nos secrets ; s'il y a des trésors, vous devez nécessairement en saisir la trace. » On cherchait partout ; l'avidité d'Alfani et de Macédonio ne se lassait jamais ; la conscience troublée de Clément XIV aurait voulu justifier sa partialité en découvrant quelque trame mystérieuse. Tout fut inutile. Le procès contre les Jésuites embarrassait beaucoup plus les cardinaux magistrats
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que les accusés eux-mêmes ; on résolut de le faire traîner en longueur. (1) »
16. En présence de l'arrêt suprême de destruction de la société de Jésus et des mesures d'application qui suivent le bref, il faut en saisir exactement la portée. La mission de l'histoire se concilie avec toutes les exigences du respect et les égards dus aux convenances; mais la conscience et l'honneur imposent l'obligation de rendre justice à la vérité. Quels motifs déterminèrent finalement le Pape à supprimer les Jésuites, à tout détruire, même leurs missions ? Tous ou presque tous les auteurs, historiens contemporains, écrivains postérieurs s'accordent à reconnaître que Clément XIV ne se décida que malgré lui à une mesure si grave ; qu'il ne céda qu'à la violence morale et très à contre cœur. « Clément, dit l'Augustin Smalfus, s'appliqua, pendant plusieurs années de son pontificat, à éviter cette suppression ; au lieu de la suppression, il espérait obtenir la réforme de cette société. Mais, après de longues tergiversations, voyant que la patience des Bourbons était à bout et que leurs ministres, si j'ose ainsi dire, le prenaient à la gorge, il communiqua aux princes son bref de supression et le signa enfin le 21 juillet 1773. » (2) Le cardinal de Bernis, fort mêlé à toute celle affaire, et pas d'une façon qui lui fasse honneur, en présence d'une demande de restauration mitigée de la compagnie, faite par la pieuse carmélite, Louise de France, remua ciel et terre pour y mettre obstacle ; après avoir comme on dit, brûlé le vert et le sec, il ne trouva d'autre motif déterminant la suppression, que la paix de l'Église : « Le Pape, écrit-il, a cru qu'il fallait préférer à tout, la paix de l'Église universelle, le repos et la satisfaction des princes catholiques, qui en sont les soutiens. (3)» « Ce ne fut, dit à son tour Picot, qu'après plus de quatre ans de pontificat, et en conséquence des sollicitations réitérées des ministres de plusieurs grandes puissances, que Clément XIV prononça cette suppression si désirée.
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(1)Hist. de la Compagnie de Jésus, t. V, p. 319.
(2)Hisloria religionis et Ecclesiœ christianse, t. V, p. 186.
(3)Zenon Coloinbet, llist. gén. de la suppression des Jésuites, t. II. p. 86. Pragde 1793.
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Son bref était adressé à tous les évêques catholiques. Il y rappelait les différents décrets portés par ses prédécesseurs pour abolir des ordres religieux. Venant ensuite aux Jésuites et parlant des plaintes élevées contre eux ; il faisait valoir principalement le bien de la paix, qu'il croyait attaché à la destruction de ces religieux. Il lui parut, sans doute, que puisque quelques souverains s'étaient ligués contre la société, le Saint-Siège s'efforcerait vainement de la maintenir; ou qu'au moins elle ne pourrait plus être aussi utile à l'Église ; et cette considération l'emporta dans son esprit sur les autres raisons qui militent en faveur d'un corps si précieux. » Et plus loin : « Il paraît que Clément XIV n'était pas contraire aux Jésuites ; mais il vit les cours catholiques conjurées contre eux et ne crut pas devoir lutter plus longtemps pour les soutenir. » Ces paroles sont l'expression la plus simple et la plus mesurée de l'histoire ; nulle autorité de quelque valeur n'est venue les démentir. Un religieux, jésuite lui-même, voulut, dans la retraite, sous l'inspiration des plus récents souvenirs, se rendre compte de l'esprit et des motifs qui avaient dicté le bref de suppression. Dans sa septième lettre, conservée aux archives de Gesù, il s'efforce de prouver que le Pape pouvait sans injustice, dissoudre la Compagnie quoique innocente. Un prince peut, dit-il, licencier un régiment courageux et fidèle pour des raisons d'ordre public, comme un prince assiégé peut livrer un innocent à l'ennemi qui l'exige sous peine de mettre la ville à feu et à sang... Le Saint-Père était assiégé par des menaces incessantes de pertes temporelles, de schismes, etc, etc. ; il crut pouvoir sacrifier la Compagnie pour éviter un plus grand mal……» Cordara fait observer que, d'après le bref, la compagnie est abolie, non pour immoralité, relâchement, mauvaise doctrine ; mais pour rendre au monde la paix tant désirée, laquelle avait été troublée à notre occasion par des discussions très vives... Le bref parle des réclamations des évêques, de notre bannissement des États, des accusations de négoce... mais il en parie comme de faits constatant que la paix était troublée à notre sujet, sans prononcer qui de nos adversaires ou de nous avait raison : à tel point que Tanucci trouva ce bref trop modéré et ne
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permit pas qu'il eût cours dans le royaume de Naples... Cordara conclut que Clément XIV, bon par caractère, a été poussé à cette mesure forcément et contre sa volonté (entraîné là où il ne voulait pas aller. ) Il espérait avec le temps obtenir plus de condescendance de la cour d'Espagne; mais il en fut autrement Le même P. Cordara ajoutait dans un Commentaire sur la suppression de la compagnie adressée à son frère le comte de Calamandara : « Clément XIV, voyant les princes imbus des opinions de Fébronius, et remplis de préjugés sur l'autorité du souverain pontife, crut arrêter leurs projets en se faisant à lui-même ainsi qu'à l'Église deux graves blessures. La première fut la destruction de notre institut; la seconde, plus profonde encore, plus difficile à guérir, fut la suppression, en quelque sorte ainsi accordée, de cette constitution à la fois si ancienne et si vénérable que l'on appelait la bulle In cœna Domini. A elle seule, elle faisait la force du Saint-Siège, elle le soutenait debout en face de l'univers catholique. Ces deux mesures perpétueront le souvenir du pontificat de Ganganelli ; mais ce souvenir sera toujours accompagné de larmes et de douleurs. Un autre pape, quel qu'il fût, et vivant comme Ganganelli dans ce temps mauvais, aurait-il agi autrement? Qui le sait? Sans doute le Pape, comme pasteur suprême, a un pouvoir souverain et légitime sur tout le troupeau et sur les rois eux-mêmes qui sont les fils de l'Église ; mais peut-il exercer ce pouvoir alors même que les princes les combattent et lui déclarent la guerre ? En ces temps malheureux, la puissance des rois l'emportait de beaucoup sur celle du Pape. » Ces appréciations du P. Cordara méritent une sérieuse attention et doivent être pesées ,au poids d'une stricte justice.
17. Quel est maintenant le sens du bref? Qu'on le lise attentivement : ce n'est point une condamnation ni de la doctrine, ni des mœurs, ni de la discipline des Jésuites. Qu'est-ce donc? A cette question, nous ne pouvons mieux faire que de reproduire la réponse d'un Jésuite : la lucidité de sa discussion suffit à faire la preuve. « Tout juge qui prononce un arrêt, dit le P.Cahours, affirme deux choses: l'existence du crime et la convenance de la peine. Clément XIV décide
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la seconde et ne dit rien sur la première. Car se contenter de rapporter des accusations comme accusations, et ne pas ajouter qu'elles sont vraies, n'est-ce pas garder le silence sur la culpabilité? Or, c'est ce qu'a fait le pontife. La peine qu'il inflige n'est donc pas un châtiment, mais un sacrifice fait à l'espoir de la paix; sa sentence n'est donc pas exigée par la justice, mais c'est une mesure administrative conseillée par l'embarras du moment.
« Fut-elle légitime ? Oui, car le Saint-Siège avait le droit de supprimer ce qu'il avait lui-même établi. Fut-elle prudente et opportune? Beaucoup de gens l'ont nié. Moi, je respecte avec mes pères l'étrange situation dans laquelle se trouva le vicaire de Jésus-Christ ; et je regrette que cette fois le sacrifice de Jonas accordé à la fureur des flots n'ait fait qu'enhardir la tempête...
«... Précisons davantage la question: la condamnation ne pouvait tomber que sur les règles des Jésuites, ou sur leurs mœurs et leur conduite, et sur l'enseignement de leurs écrivains et de leurs écoles. Les parlements de France voulaient que l'on condamnât leur institut, et leur fidélité à des constitutions funestes. La Péninsule, au contraire, voulait que, respectant leurs règles, on les punit comme infidèles à de saintes lois rédigées par un saint et sanctionnées par l'Église. Sur ce premier chef, les magistrats du royaume très chrétien furent déboutés de leur unique et insultante demande; le juge suprême, au lieu de maudire l'institut d'Ignace, rappela tout ce que ses prédécesseurs avaient exercé de libéralité et de magnificence envers la Compagnie de Jésus. Ainsi les parlements ont-ils refusé d'enregistrer le bref, qui jamais n'a été publié en France.
« L'Espagne et le Portugal au contraire le reçurent avec plaisir. A son arrivée, tous les canons de Lisbonne tirèrent à la fois, comme à la nouvelle d'une grande victoire. Avignon, Bénévent et Ponte-Corvo furent rendus dans l'année même. Mais un peu de calme et de réflexion fit voir que le triomphe était illusoire... En effet, le bref dit qu'on impute bien des choses à la Compagnie de Jésus, et en particulier d'être trop avide des biens de la terre ; voilà la phrase la plus forte ; mais il ne dit pas si c'est à raison ou à tort qu'on le lui impute.
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« De même par rapport à l'enseignement, je défie de trouver une proposition plus défavorable que celle-ci: « L'univers fut de plus en plus rempli des disputes les plus fâcheuses à l'occasion de la doctrine que plusieurs déférèrent comme opposée à la foi orthodoxe et aux bonnes mœurs. » — Mais ici encore, rien n'est statué sur la vérité de l'imputation.
« Cependant, si la doctrine générale de l'ordre était mauvaise, il était du devoir de Clément XIII de la flétrir solennellement. Comment aurait-il oublié de le faire lorsque l'Église gémissait sur les prédications impies de la philosophie voltairienne ; lorsque lui-même, trois ans auparavant, le 21 mars 1770, avait écrit à Louis XV que le premier devoir de sa charge était de réprimer la licence des mauvais livres avec tout ce qu'il avait de force, de sagesse et d'autorité?...
«----- Lisez donc le bref qui supprima les Jésuites sans
les condamner, qui les affligea sans les punir... Etudiez sans passion
cette grande catastrophe qui, après deux siècles de contradictions incessantes,
après trois grandes luttes successives avec la réforme, le jansénisme et la
philosophie, mit fin à la première existence de la Compagnie de Jésus ;
comparez l'extinction et la renaissance de ce corps ; et vous admirerez moins
le sacrifice fait à ses persécuteurs, que les précautions prises pour le
ménager lui-même, pour le faire plutôt disparaître que mourir, pour entretenir jusque dans
sa tombe un germe de vie, qui, au moment voulu par le Ciel, devait le réveiller et le rendre à de nouveaux labeurs...
« Je termine cette analyse, conclut le P. Cahours, par un fait qui résume tout. Clément XIV avait dit au commencement de son bref : « De même que pour le repos et la tranquillité de la république chrétienne, nous avons cru ne devoir rien négliger de ce qu'il convenait de planter et d'édifier ; de même, lorsque le même lien de la mutuelle charité l'exige, nous devions être également prêt et disposé à arracher et à détruire même ce qui nous serait le plus doux et le plus agréable, ce dont nous ne pourrions nous passer sans le plus grand chagrin et la plus vive douleur. » Pie VII, au contraire, en rétablissant ce que son prédécesseur avait été contraint de
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détruire, déclare que, « placé dans la nacelle de Pierre, il se croirait coupable devant Dieu d'une faute très grave, s'il rejetait les rameurs vigoureux et expérimentés qui s'offrent à lui. » Il ajoute « qu'il exécute ce que dès le commencement de son pontificat il avait « le plus désiré. (1) » Ainsi le crime d'une société détruite avec douleur, rétablie avec joie, était tout entier dans des circonstances qui ne dépendaient pas d'elle. » Et il restera toujours devant la conscience de l'historien un fait à certains égards inexplicable : la haine la plus acharnée et la plus persévérante vouée à des religieux, à des prêtres qui ne la méritaient pas.
18. La forme du bref prête aussi matière à observations. D'abord c'est un bref et non pas une bulle, acte beaucoup moins solennel qu'une bulle, moins fort pour engager, plus susceptible de révocation. A Rome, il n'eut pas la solennité accoutumée et requise pour faire loi dans l'Eglise ; il ne fut affiché ni au champ de Flore, ni aux portes de Saint-Pierre; il ne fut même pas dénoncé aux Jésuites dans les formes du droit. Car son intimation à la maison professe ne fut pas légale, n'ayant été faite qu'au seul général et aux assistants; ceux-ci se trouvaient, dès lors, déposés et n'avaient plus d'autorité pour notifier la déposition aux autres membres de la compagnie. En France, le bref ne fut pas publié ; l'Église gallicane, d'après les principes du Parlement, ne l'ayant pas accepté, devait le regarder comme non avenu. Le roi d'Espagne le regarda comme insuffisant. « Le bref, en effet, dit le protestant Schœll, ne condamne ni la doctrine, ni les mœurs, ni la discipline des Jésuites. Les plaintes des cours contre l'Ordre sont les seuls motifs de sa suppression qui soient allégués, et le Pape la justifie par des exemples d'ordres supprimés pour se conformer aux exigences de l'opinion publique. » (2) La cour de Naples défendit, sous peine de mort, de promulguer ce même bref. Marie-Thérèse, en réservant tous ses droits, c'est-à-dire en laissant Joseph II s'emparer des cinquante millions de biens possédés par les Jésuites, concourut purement et simplement aux vues du Pape pour le
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(l) P. Caiiours, Des Jésuites par un jésuite p. 295.
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maintien de la tranquillité de l'Église. La Pologne résista quelque temps ; les vieux cantons suisses ne consentirent pas aussi facilement à se soumettre. La forme du bref, qui exhortait simplement les princes paraissait comporter des options diverses ; l'exécution leur paraissait, pour la religion, un danger ; ils écrivirent à Clément XIV. Dans cet intervalle, les membres de l'Institut s'étaient sécularisés par obéissance ; Lucerne, Fribourg et Soleure ne permirent jamais qu'ils abandonnassent leur collège. Ainsi le décret pontifical ne satisfaisait ni les amitiés, ni les haines ; il ne fut loué que par Pombal et par les philosophes. Le Pape eut le malheur de devenir un grand homme aux yeux des calvinistes de Hollande et des jansénistes d'Utrecht, qui firent frapper une médaille en son honneur. Cette flétrissure, dont ses vertus s'indignèrent, fut sensible au cœur de Ganganelli. En apprenant la joie des ennemis de la religion, il comprit toute l'étendue de son erreur, mais il s'était placé dans l'impossibilité de la réparer. (1) Que n'eut-il pas dit, s'il eut vu les jansénistes lui prêter, comme au diacre Paris, des miracles et demander aussi sa canonisation ?
19. Pour mieux apprécier, dans son fond et dans sa forme le bref Dominus ac Redemplor, nous devons produire ici deux documents. Clément XIV avait écrit à Christophe de Beaumont pour solliciter l'acceptation du bref; il donnait à entendre, par là, qu'on pouvait le rejetter. L'archevêque était un homme que les menaces n'intimidaient pas ; il portait toujours la tête plus haut que l'orage ; voici sa réponse : « L'importance de la matière à laquelle Votre Sainteté a voulu faire servir l'autorité de ma personne, et d'une autre part mon respect filial pour elle, ne m'ont pas permis de m'exposer au risque de tomber dans un des deux inconvénients qui s'y rencontraient. C'est ce qui m'a empêché de répondre sur le champ au bref particulier dont elle m'honorait en même temps, bref des plus obligeants, rempli d'éloges et d'expressions capables de réveiller dans le cœur le plus insensible les plus justes sentiments d'une vive reconnaissance.
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(1) Crëtikeau-Joly, Clément XIV ci les Jésuite* p. 383.
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« J'avais déjà une idée du premier bref. Le roi nous en parla lorsqu'il en fit part à son conseil et nous instruisit du désir de Votre Sainteté. Et comme alors, du consentement et de l'avis de tout le clergé de France, nous exposâmes respectueusement à Sa Majesté nos intentions, nos résolutions et nos sentiments, nous aurions pu le faire pareillement à Votre Sainteté et nous borner là. Cependant, après le bref dont elle m'a honoré, j'ai voulu, en véritable enfant de l'Eglise, témoigner tout le respect dont je suis pénétré pour la voix de son chef visible. Je me suis donc donné le temps nécessaire pour consulter de nouveau le clergé et sonder s'il persévérerait toujours dans les mêmes dispositions où il était quand nous répondîmes à notre gracieux souverain.
« Ainsi, après avoir très particulièrement imploré le secours du Père des lumières sur une affaire aussi grave et aussi importante, nous avons communiqué à tout notre clergé le bref de Votre Sainteté, lequel a été considéré, examiné, approfondi en commun et en particulier, et j'ai reconnu que tous les membres du clergé persistaient dans les mêmes avis, sentiments et opinions qu'ils en avaient eus, aussi bien que moi, et c'est, ce qui m'a déterminé à ne plus différer plus longtemps ma réponse, d'autant plus que ce clergé lui-même me presse de le faire.
« Très saint Père, après le plus mûr et le plus exact examen d'un point si grave, si sérieux et si délicat, qui a occupé longtemps l'attention de notre clergé, nous croyons devoir vous assurer qu'il n'est pas possible de lui faire jamais accepter dans ce royaume un bref que nous regardons comme destructif des prérogatives dont jouissent nos rois et des prérogatives de notre Eglise gallicane. Je me chargerai encore moins d'insinuer au clergé d'en faire l'acceptation, et de l'y exhorter. Je serais trop long, si je voulais entrer dans le détail des raisons très solides et très fortes qui m'engagent, moi et tout le clergé, à persister dans un sentiment aussi juste qu'il est d'ailleurs conforme aux règles et aux principes, dont l'exposition seule ferait la matière d'un ouvrage, mais que les bornes d'une lettre ne permettent pas d'étendre.
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« Très saint Père, un concile général, dont l'autorité est suprême et dont les lois passent pour des oracles infaillibles, reçoit néanmoins parmi nous des exceptions en plusieurs points, quand il ne se concilie pas avec la délicatesse de nos lois et de nos maximes. Le concile de Trente en fait foi. Nous ne le recevrons pas, à raison de certains points de discipline que l'Église de France a jugés incompatibles avec ses privilèges, et on les a regardés jusqu'à ce jour comme non avenus, non discutés et de nulle valeur. Cependant la Cour de Rome n'a jamais insisté auprès du clergé de France pour les lui faire admettre, et tous ces points sont encore aujourd'hui, par rapport à lui, comme s'ils n'existaient pas. A plus forte raison considérera-t-on comme nul et non avenu le bref qui détruit la Compagnie de Jésus, et qui, du même coup, renverse les droits de la couronne et les principes de notre Eglise ; principalement si, en l'examinant plus en détail, nous n'y reconnaissons point un oracle émané de l'autorité suprême, énoncé en forme de bulle régulière, mais un sentiment personnel et un jugement particulier, lequel ne fait pas honneur au Saint-Siège, si l'on en vient à l'examen des motifs et des raisons qui l'ont occasionné.
« Non, ce bref n'est autre chose qu'un jugement personnel et particulier. Entre plusieurs choses que notre clergé de France y remarque, d'abord il est singulièrement frappé de l'expression odieuse et peu mesurée employée à caractériser la bulle Pascendi munus, etc., donnée par le saint Pape Clément XIII, dont la mémoire sera toujours glorieuse, bulle revêtue de toutes les formalités. Il est dit que cette bulle peu exacte a été extorquée plutôt qu'obtenue ; laquelle néanmoins a toute la force et toute l'autorité qu'on attribue à un concile général, n'ayant été portée qu'après que tout le clergé catholique et tous les princes séculiers eussent été consultés par le Saint-Père. Le clergé, d'un commun accord et d'une voix unanime, loua extrêmement le dessein qu'en avait conçu le Saint-Père et en sollicita avec empressement l'exécution ; elle fut conçue et publiée avec l'approbation aussi générale que solennelle. Et n'est-ce pas en cela que consiste véritablement l'efficace, la réalité et la force d'un concile général, plutôt, très-saint
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Père, que dans l'union matérielle de quelques personnes qui, quoique physiquement unies, peuvent néanmoins être très éloignées l'une de l'autre dans leur manière de penser et dans leur jugement et dans leurs vues. Quant aux princes séculiers, s'il en est qui ne se soient pas joints aux autres pour lui donner positivement leur approbation, leur nombre est peu considérable. Aucun ne réclama contre elle, aucun ne s'y opposa, et ceux même qui avaient dessein de bannir les Jésuites souffrirent qu'on leur donnât cours dans leurs États.