Fin de Pie VII 3

Darras tome 40 p. 277

 

   53. Ni l'une  ni l'autre des deux occupations françaises ne dura  assez longtemps pour interrompre cette succession d'hommes dé- voués aux-arts, sciences et lettres, que l'Italie, et Rome en particu­lier, a produit dans tous les temps. Après la Restauration, il sur­vivait encore des vétérans du savoir ; ils-suscitèrent promptement des émules. Le plus renommé fut l'antiquaire Féa ; rival des Grévius et Gronovius, il apportait à l'éclaircissement d'un sujet un amas d'érudition tirée de toutes les sources imaginables. A côté de Féa se trouvait un autre prêtre dont la science n'était pas moins variée, quoique d'un autre genre, c'était Francesco Cancellieri. On lui doit des volumes sur les principaux médecins des Papes ; sur la coutume de baiser le pied du Pape, sur les trois fonctions papales en l'Église du Vatican ; sur les hommes de grande mémoire et sur ceux qui ont perdu la mémoire ; enfin sur les maisons de campa­gne des Papes et sur la morsure de la tarentule. Sous ces titres,

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sont cachés d'immenses trésors d'érudition que personne ne s'avi­serait d'aller y chercher. Parmi les prédicateurs, il faut citer le P. Zecchinelli, dont la vertu décuplait l'éloquence toute biblique ; et le franciscain Pacifico Déani, à qui Wisemann applique le mot d'Eschine sur Démosthène. Les professeurs Conti et Calandrelli sont connus dans les annales de l'astronomie. Le docteur Morichini, Vagnuzzi, Settelle, Richebach étaient versés dans les scien­ces. Pour encourager les arts, Pie VII fit étendre le musée Pio-Clémentin et poursuivre les fouilles. Le grand artiste du temps fut Canova. Antonio Canova était né, en 1717, à Possagno, dans l'État de Venise. A douze ans, il débutait par un lion de beurre et par deux corbeilles de fruits en marbre. Ses études, commencées, à Bassano, se continuèrent à Venise et s'achevaient à Rome vers 1780. Les relations qu'il noua avec de grands personnages, notam­ment avec Mengs et Winkelman, lui fournirent les moyens d'ac­quérir de nouvelles lumières et d'épurer son goût. A partir de 1783, commença sa réputation, qui ne fit que grandir par une suite de chefs-d'œuvre. Son existence ne fut point marquée par de remarquables incidents. Des voyages en Autriche, en France et en Angleterre sont tous les événements de sa vie. Le Pape l'avait créé prince perpétuel de l'académie de Saint-Luc ; il le fit encore mar­quis d'Ischia avec une dotation de 3.000 écus romains. Canova mourut à Venise en 1822. On lui reproche de n'avoir pas toujours respecté la décence ; cependant il fut constamment attaché à la religion et à la prospérité de sa patrie. A sa mort, il fit le plus noble usage de sa fortune, qui était considérable ; il en affecta une par­tie au service de l'art et des artistes ; il consacra l'autre à l'achè­vement d'une église qu'il avait commencée dans le lieu de sa nais­sance, en forme de rotonde, dont le frontispice est copié sur le Parthénon d'Athènes.

 

34. Sans entrer dans les considérations générales sur le gouver­nement des hommes et sur les formes du pouvoir, il est certain que le gouvernement de Pie VII fut toujours éclairé, juste et géné­reux. En venant à Rome après son élection, Pie VII avait mis la main à toutes les œuvres restauratrices ; en y rentrant, en 1814, il

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ne pouvait suivre, en face de l'Europe entière, une marche con­traire à celle de tous les souverains et de tous les hommes d'État, qui voulaient le rétablissement de l'ancien ordre de choses. S'il avait adopté une autre ligne, il aurait été abandonné, maltraité par tous les partis ; et, s'il avait éprouvé, dans cette voie libérale, quelque nouvelle guerre, on l'exalterait peut-être comme un hé­ros, mais alors il n'eût pas obtenu, pour ses peines, le mince éloge d'un article de journal. On n'avait alors, parmi les souverains, aucune vue de ces idées gouvernementales, qui séduisèrent l'Eu­rope depuis, mais pour la plonger dans de nouvelles épreuves. Malgré les soins de Consalvi à renforcer le pouvoir, on ne put échapper au fléau du brigandage. Pendant tous ces temps de trou­bles et de misère, le brigandage italien avait été dans son élément; pendant l'occupation française, malgré les rigueurs du code de répression, malgré les battues incessantes de troupes bien disci­plinées, on ne put le réprimer, et pourtant, si l'administration française ne peut être taxée de faiblesse, quelle raison y a-t-il d'en accuser le gouvernement qui lui succéda? Il est certain que les causes qui rendaient le brigandage indomptable auparavant n'a­vaient pas cessé d'exister, du moins en partie, après la restaura­tion du gouvernement pontifical. Le despotisme de l'administration militaire, qui n'affectait rien de paternel, n'existait plus, et l'armée qui occupait le pays s'était retirée. Il fallait donc s'attendre à voir l'esprit effréné des habitants des forêts et des rochers prendre une nouvelle audace et une nouvelle force. Ce ne fut en effet qu'après que la police et l'armée eurent été réorganisées dans tout le pays, que le mal put être entièrement extirpé : ce qui n'eut lieu que sous le pontificat suivant.

 

La lutte, dans des conditions si différentes, entre la société et la licence, et le retour de cette dernière à une guerre ouverte, après avoir succombé plusieurs fois, prouvent l'existence de certaines causes particulières au pays, dont l'absence fait la sécurité ailleurs. Ces causes seront physiques et morales. Un pays montagneux, par exemple, engendrera un genre de crime tout à fait impratica­ble dans une contrée comme la nôtre. Une chaîne de hautes mon-

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tagnes, pour la plupart à peu près inaccessibles, et n'offrant d'au­tres passages que des ravins profonds et étroits dominés par des rochers surplombants, ayant à leurs pieds, ici tel État, et là tel autre, en voilà assez pour former une sorte de « terrain neutre », le séjour préféré du proscrit. Or, supposez que, dans un pays sem­blable il se forme une petite association commandée par un chef hardi qui peut être, d'aventure, un homme d'action, doué d'une certaine dose de faux romantisme, et préférant la misérable vie de vagabond à une existence honnête et laborieuse. Cette association ne tardera pas à devenir une bande redoutable par l'adhésion suc­cessive de forçats échappés ou libérés, de malfaiteurs qui fuient devant la justice, ou de simples vauriens oisifs, qui s'habituent peu à peu à répandre le sang, et s'élèvent à quelque chose d'ana­logue au sentiment militaire par la terreur qu'ils inspirent. Alors, ils s'efforcent de mêler à leurs actes d'audace quelques exemples d'une bravoure généreuse, ou d'un désintéressement courtois, ou même d'une bienveillance charitable, qui leur gagnent la sympa­thie des populations voisines et leur donnent un caractère de che­valerie errante, aux yeux des touristes. Tout cela est assez mauvais; car il s'ensuit que leurs combats avec les représentants de l'ordre revêtent une couleur de guerre chevaleresque, tandis qu'ils de­vraient conserver la teinte plus obscure d'une lutte de félons contre les ministres de la justice.

 

Mais les obstacles qui résultent des positions favorables qu'ils savent se choisir sont encore plus insurmontables. Recevant des avis opportuns de quelques alliés dépravés ou de certaines gens qui partagent en secret leur butin, ils apprennent, ou ils avaient cou­tume d'apprendre, à temps, l'approche de la force armée envoyée contre eux. Leurs éclaireurs placés dans quelques postes avanta­geux, dans les créneaux d'un rocher élevé ou sur la cime d'un arbre, leur signalaient l'imminence du danger. Les surprises étaient presque impossibles, et une attaque qui devait se faire en escala­dant des roches perpendiculaires, à travers des ravins et au milieu de broussailles épaisses, offrait aux troupes régulières, accoutu­mées à se baltre en rase campagne, tous les désavantages et les

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périls d'un combat de guérillas, sans en avoir la dignité. On ne peut nier que la conduite de ces troupes ne fût intrépide et que leur bravoure ne méritât un théâtre plus glorieux. Mais souvent, lors­qu'elles avaient forcé la position d'une bande de brigands, ceux-ci franchissaient la frontière, et défiaient de là leurs poursuivants désappointés. Ce ne fut qu'après la convention conclue entre Rome et Naples, qui accordait à la police le libre passage des frontières à la poursuite des brigands, qu'on put espérer de mettre un terme à leurs déprédations. Cette convention entre les deux puissances fut signée en 1818 ; mais elle se trouva insuffisante. Ce qu'il fallait, et ce à quoi l'on n'eut recours que plus tard, c'était le concours simul­tané des deux gouvernements, combiné en une espèce de chasse au tigre, dans laquelle un fourré entier est enveloppé et la proie cernée de manière à rendre la fuite impossible.

 

55. Pie VII avait heureusement atteint la vingt-troisième année de son pontificat et était presque parvenu aux années de Pierre. Son pontificat, si violemment agité, avait joui, depuis 1814, d'un calme relatif et des douceurs de la paix. Les Bonaparte avaient trouvé à Rome un refuge, et la reine bannie d'Angleterre un abri. Charles-Emmanuel IV de Savoie s'y était réfugié vieux et souffrant. En 1819, le roi Charles IV d'Espagne ; en 1821, l'empereur d'Autriche et le roi de Naples ; en 1822, le roi de Prusse avaient visité la capitale du monde chrétien. Rome, à peine rendue à son Pape, était redevenue la ville de toutes les grandeurs. Le 6 juin 1823, vers six heures du soir, le vieux pontife se leva de son fauteuil, et, s'appuyant d'une main sur son bureau, il cherchait de l'autre l'appui d'un cordon tendu autour de la chambre. Sa main ne put le saisir; son pied glissa, il tomba, se cassa le col du fémur. On lui cacha d'abord la gravité du mal, qui ne tarda pas à se révéler. Les derniers jours du pontife furent attristés par l'incendie de Saint Paul-hors-les-murs. Pie VII mourut le 20 août: il avait possédé jusqu'à la fin l'amour et la vénération de ses sujets. Pas un murmure ne vint se mêler aux bénédictions qu'on lui souhaitait journellement et qu'il rendait à tous avec une tendresse paternelle. Son pontificat se recommande à d'autres titres. »   D'abord, dit Artaud de Montor, cette sorte

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d'existence obscure consacrée à la solitude et à la prière; une éléva­tion inespérée, après mille débats, par une élection unanime ; une inauguration solennelle, qui met fin à une usurpation ruineuse et à une occupation humiliante; un Concordat, encore subsistant, signé entre le Saint-Siège et le premier consul; un inutile voyage en France ; d'épouvantables différends avec un empereur revêtu d'une puissance formidable, un attentat sacrilège commis bientôt sur la personne du chef de la catholicité ; l'excommunication, la captivité ; ces innombrables marques de respect prodiguées par tous les prin­ces de l'Europe, sans distinction de culte ; ces applaudissements donnés de toutes parts à une résistance de héros, qui n'avait dû céder que pendant le quart d'une heure aux importunités de la faiblesse et de quelques cupidités, pour reparaître immédiatement plus déterminée, plus énergique et couronnée par une pénitence sublime; le retour glorieux dans les États de Rome ; ce mode de circonscriptions ecclésiastiques plus adaptées au sol et nécessaires aux besoins du culte libéralement accordé aux ministres de la res­tauration ; des traités sages conclus à diverses époques avec presque tous les cabinets de la chrétienté, les bienfaits de la reli­gion répandus sans relâche dans l'Amérique du Nord ; les vicaires apostoliques envoyés à propos, là où ils étaient attendus, pour dis­tribuer le pain de vie dans les temples nouveaux, construits du produit des aumônes de l'Europe ; d'infatigables sollicitations en faveur de l'émancipation des catholiques irlandais, constatées par des démarches courageuses, sans cesse renouvelées : dans l'intérieur de l'État, des lois utiles et durables, successivement complétées; les sciences et les arts protégés ; le bonheur d'avoir eu pour amis deux cardinaux de la plus haute renommée, l'un doué de la science du gouvernement la plus brillante, l'autre riche d'un trésor inépui­sable de piété et de courage ; l'autorité rétablie dans des provinces populeuses et les malheurs du pontificat précédent entièrement effacés ; enfin, la mansuétude, la résignation, la rectitude, la bonté jointe souvent à une fortitude héroïque, comme assises sur le trône pendant plus de vingt-trois années : ces événements sur lesquels on n'avait pas porté la lumière, ce double spectacle de qualités douces

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et touchantes de politique conciliante, de condescendance paternelle, de faiblesse humaine passagère, puis d'injustices inouïes, d'abus de puissance ; ces actes de saine législation et de clémence, cette con­servation en quelque sorte miraculeuse, due à d'adorables faveurs du ciel ; ce pardon de la grande offense, offert avant qu'il fût imploré : n'est-il pas vrai que tant de scènes saisissantes de morale brisée, de morale vengée, demandaient ces pages à l'histoire?»(1).

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon