La Citéde Dieu 18

tome 23 p. 611

 

CHAPITRE X.

 

Si la volonté de l'homme est soumise à l'empire de la nécessité.

 

   1. Il ne faut point non plus craindre cette nécessité que redoutaient tellement les stoïciens, qu'ils cherchèrent à distinguer les causes, pour soustraire les unes à la nécessité et y soumettre les autres; et parmi celles qu'ils ont voulu affranchir, se trouvent nos volontés, de peur qu'elles ne fussent pas libres, si elles étaient nécessaires. Assurément, si l'on entend par nécessité ce qui n'est pas en notre pouvoir, et qui arrive même malgré nous, comme par exemple la nécessité de la mort, il est évident que nos volontés qui rendent notre vie bonne ou mauvaise, ne sont point soumises à une pareille nécessité. Nous faisons, en effet, beaucoup de choses, qui ne seraient point faites, si nous ne voulions pas. C'est à cela que se rapporte tout d'abord la volonté. Si nous voulons, elle est; si nous ne voulons, elle n'est pas, car nous ne voudrions pas, si nous ne voulions. Mais si l'on prend la nécessité pour ce qui nous fait dire, il est nécessaire qu'une chose soit ou se fasse ainsi, je ne vois pas pourquoi nous craignons qu'elle nous ôte le libre arbitre de notre volonté, car nous ne plaçons pas, sous l'empire de la nécessité, la vie et la prescience divine, lorsque nous disons: Il est nécessaire que Dieu vive toujours et qu'il sache toute chose d'avance, comme nous ne diminuons point sa puissance, lorsque nous disons qu'il ne peut ni mourir ni se tromper; puisqu'au contraire, il serait moins puissant, s'il pouvait l'un ou l'autre. C'est par cela même qu'il ne peut ni mourir, ni se tromper, qu'on l'appelle tout-puissant. Car, il est tout‑puissant , parce qu'il fait ce qu'il veut, et qu'il ne souffre pas ce qu'il ne veut pas. S'il en était autrement, il ne serait pas tout‑puissant; et c'est par cela même que certaines choses lui sont impossibles qu'il est tout‑puissant. De même, lorsque nous disons : il est nécessaire que nous voulions par notre libre arbitre; nous disons certainement la vérité, et cependant, nous ne soumettons pas

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notre libre arbitre à la nécessité, qui détruit la liberté. Nos volontés sont donc à nous et c'est par elles que nous faisons ce que nous voulons faire et que nous ne ferions pas, si nous ne le voulions. De plus, si quelqu'un souffre malgré lui, par la volonté d'autrui, c'est encore l'effet de la volonté, non pas de celui qui souffre, mais de la volonté de Dieu qui le permet. Car, s'il y avait seulement ici la volonté d'un autre homme et qu'elle ne puisse s'accomplir, c'est qu'une volonté plus puissante en arrêterait l'effet, et, cependant, cette volonté perverse ne serait pas la volonté d'un autre, mais bien celle de celui qui voudrait faire souffrir, bien qu'il ne puisse l'accomplir. C'est pourquoi, tout ce qu'un homme souffre malgré lui, ne doit être attribué ni à la volonté de l'homme, ni à celle des anges ou de quelqu'autre esprit créé, mais à la volonté de celui qui seul peut donner le pouvoir aux volontés.

 

2. Cela ne veut pas dire que rien ne dépende de notre volonté, parce que Dieu a prévu ce qui devrait en dépendre. Au contraire, en le prévoyant, il n'a pas prévu le néant. Si donc, celui qui a prévu ce qui devait arriver par notre volonté, a prévu quelque chose, c'est assurément que par la prescience divine, quelque chose dépend de notre volonté. Ainsi, nous ne sommes nullement obligés, pour conserver la prescience

de détruire le libre arbitre, ou de refuser à Dieu la prescience de l'avenir, ce qui serait un blasphème pour conserver le libre arbitre ; mais nous embrassons également ces deux vérités, nous les soutenons également avec une foi sincère; la première, pour bien croire, la seconde, pour bien vivre. Car, on vit mal, si la croyance au sujet de la divinité n'est pas bonne et complète. Gardons‑nous donc bien, sous prétexte de vouloir être libres, de nier la prescience de celui dont la grâce nous rend ou nous rendra libres. Ce n'est donc pas en vain qu'on fait des lois, qu'on adresse des réprimandes, qu'on loue et qu'on blâme; car, Dieu a prévu l'usage de tous ces moyens, qui ont toute la force qu'il a prévue; de même, les prières servent à obtenir les choses qu'il a prévu devoir accorder à ceux qui le prieraient, et c'est de toute justice qu'on récompense les bonnes actions et qu'on punisse les mauvaises. En effet, un homme ne pèche pas, parce que Dieu a prévu qu'il pécherait; mais, au contraire, on ne doute point que lorsqu'il commet un péché, c'est lui‑même qui le commet, parce que celui dont la prescience ne saurait être en défaut, a prévu que ce ne serait ni le destin, ni la fortune, ni quelqu'autre chose, mais l'homme même qui pécherait. Il est vrai qu'il ne péche point, s'il ne le veut pas; mais, s'il n'a

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pas eu la volonté de pécher, Dieu le sait aussi par sa prescience.

 

CHAPITRE XI.

 

De la Providence de Dieu qui s'étend à tout, et qui gouverne tout par ses lois.

 

Puisque ce Dieu souverain et véritable, qui avec son Verbe et l'Esprit saint ne sont tous trois qu'une même chose, un seul Dieu tout-puissant, est le créateur et l'auteur de toute âme et de tout corps; qu'il est la source de la félicité de ceux qui sont heureux dans la vérité et non dans la vanité; qu'il a fait l'homme un être raisonnable, composé d'un corps et d'une âme, qu'il n'a pas permis que son péché restât sans châtiment ni sans miséricorde. Puisqu'il a donné aux bons et aux méchants l'existence comme aux pierres, la vie végétative comme aux plantes, la vie sensitive comme aux animaux et la vie intellectuelle comme aux anges; qu'il est le principe de toute règle, de toute beauté, de tout ordre, comme de la mesure, du nombre et du poids; qu'il est l'auteur de toutes les productions de la nature, de quelque genre et de quelque prix qu'elles soient; que c'est de lui que viennent les semences des formes, les formes des semences, de même que le mouvement des semences et des formes ; que c'est lui qui a créé la chair et qui lui a donné sa beauté, sa force, sa fécondité ; qu'il a disposé les membres de telle sorte qu'ils se rapportent parfaitement, pour leur mutuelle conservation; qu'il a doué même l’être sans raison de mémoire, de sens et de désirs; donnant de plus à la créature raisonnable, l'esprit, l'intelligence et la volonté ; qu'il veille, non-seulement sur le ciel et la terre, les anges et les hommes, mais encore sur le plus petit et le plus vil des insectes, sur la plume de l'oiseau, la fleur des champs, la feuille de l'arbre; puisqu'il prend soin de toutes ces choses, en leur donnant la convenance et l'harmonie qui est propre à chacune d'elles; il est impossible de croire qu'il ait voulu laisser les royaumes de la terre avec leurs gouvernements en dehors des lois de sa Providence.

 

CHAPITRE XII.

 

Par quelles actions les Romains ont mérité de la protection du vrai Dieu, qu'ils n'adoraient pas, l'agrandissement de leur empire.

 

   1. Voyons donc à présent par quelles vertus et pour quelle cause le vrai Dieu, qui tient en sa main tous les royaumes de la terre, a daigné favoriser les Romains en agrandissant leur em-

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pire. C'est pour traiter plus à fond ce sujet que déjà, au livre précédent, nous avons montré que le pouvoir de leurs dieux, honorés même par des jeux ridicules, n'y avait contribué en rien, et que, depuis le commencement de celui‑ci jusqu'à présent, nous avons traité de la question du destin pour en faire justice, dans la crainte que plusieurs, déjà persuadés de l'inanité du culte de leurs dieux pour la conservation et l'accroissement de leur empire, n'attribuassent ces faveurs à je ne sais quel destin, plutôt qu'à la volonté toute‑puissante du Dieu souverain. Les anciens Romains, selon que leur histoire nous l'apprend, étaient, il est vrai, comme les autres peuples, à l'exception du seul peuple hébreu, adorateurs des faux dieux; ils offraient des sacrifices aux démons, non à Dieu. Cependant, nous savons aussi qu'ils étaient avides de louanges et non de richesses (SALLUSTE, dans Catilina); qu'ils se contentaient de biens suffisants et honnêtement acquis, pourvu qu'ils eussent beaucoup de gloire. Ils aimaient passionnément la gloire; pour elle, ils voulaient vivre, pour elle encore ils n'hésitaient pas à mourir. Cette passion était si grande dans leurs cœurs qu'elle y étouffait toutes les autres. Enfin, comme ils croyaient indigne de leur patrie d'être asservie, mais glorieux pour elle de commander et de dominer, ils firent d'abord tous leurs efforts pour la rendre libre, et ensuite pour la rendre maîtresse de l'univers. De là vient que, ne pouvant supporter la domination royale, ils se choisirent, chaque année, deux souverains qu'ils appelèrent consuls, d'un mot latin qui veut dire: donner conseil, et non rois ou seigneurs, qui viennent de noms qui signifient régner et dominer, bien que le nom de roi semble plutôt venir de régir, comme celui de royaume de celui de roi. Mais le faste des rois a empêché de les considérer comme l'autorité modérée de celui qui gouverne un état, ou la direction bienveillante de celui qui l'aide de ses conseils; on n'a plus vu en eux que l'orgueil des tyrans. Aussi, après l'expulsion de Tarquin et l'institution des consuls, il arriva ce que le même auteur rapporte à la louange des Romains, que «la ville, chose incroyable, ayant recouvré sa liberté, s'éleva bientôt à une grande puissance, tant les citoyens étaient animés par la passion de la gloire. » (SALLUSTE, ibid.) Entraînés par ce violent désir de louange et d'honneur, ils firent des actions admirables, c'est‑à‑dire qu'elles furent louables et glorieuses au jugement des hommes.

 

2. Le même Salluste fait l'éloge de deux hommes illustres de son temps, Marcus Caton et Caius César. (Ibid.) Il dit que, depuis longtemps, la république n'avait produit des hommes aussi vertueux, bien que de mœurs différentes.

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   Or, dans l'éloge de César, il rapporte qu'il désirait une grande puissance, une bonne armée et une nouvelle guerre où il pourrait faire briller son courage. Ainsi, le souhait le plus ardent de ces hommes vertueux était de voir de pauvres peuples prendre les armes, Bellone agiter dans ses mains meurtrières son fouet tout sanglant, afin davoir quelque occasion de signaler leur valeur. Tels étaient les effets de cette passion démesurée pour la gloire. Toutefois, on ne peut nier qu'ils ne firent des actions héroïques, d'abord par amour pour la liberté, ensuite par la passion de dominer et d'acquérir de l'honneur. Leur plus grand poète leur rend ce double témoignage lorsqu’il. dit : “Déjà Porsenna leur ordonnait de recevoir Tarquin qu'ils avaient chassé et qui les tenait étroitement assiégés dans leur ville; mais les Romains exposaient généreusement leur vie pour la défense de leur liberté. ” (VIRGILE, Enéid., VIII.) Ils n'avaient alors point d'autre ambition que de mourir vaillamment ou de vivre libres. Mais lorsqu'ils eurent conquis leur liberté, l'amour de la gloire prit une telle place dans leurs cœurs, que la liberté seule leur parut peu de chose, si l'empire du monde ne la suivait; aussi, faisaient‑ils grand cas de ces autres paroles que le même poète met dans la bouche de Jupiter : «Junon , si courroucée maintenant qu'elle remue ciel et terre, s'adoucira un jour; elle se mettra avec moi pour favoriser les Romains, qui deviendront les maîtres du monde. C'est ma volonté bien arrêtée; le cours des siècles amènera le temps où la postérité d'Assaracus soumettra Phthie, la fameuse Mycènes, et dominera sur Argos vaincue. » (Enéide, i.) A la vérité, quand Virgile introduisait Jupiter dans son récit pour prédire ce glorieux avenir, lui-même en voyait l'accomplissement et en faisait revivre la mémoire. Mais j'ai voulu rapporter ces paroles, pour montrer qu'après la liberté, les Romains ont tellement estimé la domination, qu'ils en faisaient leur plus beau titre de gloire. De là, vient encore que le même poète préfère aux arts exercés par les autres nations la science de régner et de commander, de subjuguer et de dompter les peuples ; aussi en parle‑t‑il comme de la science propre aux Romains, quand il dit: « D'autres peuples plus habiles feront respirer l'airain et sauront animer le marbre, je le crois certainement; ils auront des orateurs plus éloquents et des astronomes plus distingués, qui liront dans les cieux et mesureront le cours des astres. Pour vous, Romains, souvenez‑vous que vous êtes faits pour gouverner les nations. Ce sera là votre science ; c'est vous qui devez être les arbitres de la paix; à vous de pardonner aux

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peuples soumis et de dompter ceux qui vous résistent. » (Enéide, VI.)

 

3. Ils exerçaient d'autant mieux cet art qu'ils étaient moins adonnés aux voluptés qui énervent l'âme et le corps, et qu'ils avaient moins de passion pour les richesses, qui corrompent les bonnes moeurs, en dépouillant des malheureux pour engraisser de vils comédiens. C'est pourquoi, au temps où écrivait Salluste et chantait Virgile, il y avait une telle dépravation et un tel débordement de moeurs, qu'il n'était déjà plus question de ces moyens pour arriver aux honneurs et à la gloire, mais on avait recours à l'intrigue et à la fourberie. C'est ce qui faisait dire à Salluste: « D'abord les hommes se laissèrent plutôt gagner par l'ambition que par l'avarice, car c'est un vice qui est moins éloigné de la vertu. En effet, le lâche désire aussi bien que le vaillant la gloire, l'honneur, le commandement; mais l'âme généreuse y aspire par la bonne voie, tandis que les autres, à défaut de moyens honorables, emploient, pour y arriver, l'intrigue et la fraude.» (SALLUSTE.) C'est donc par la bonne voie, c'est-à‑dire par la vertu, et non par une fausse ambition, qu'on parvient à l'honneur, à la gloire, à la puissance; cependant, le lâche y aspire comme l'homme de cœur, mais celui‑ci y tend

par la bonne voie. Il n'y en a pas d'autre que la vertu, c'est le seul moyen qui le conduit au but, c'est‑à‑dire à la gloire, à l'amour, au commandement. C'était là, chez les Romains, un sentiment profond, qu'attestent les temples qu'ils ont élevés, l'un contre l'autre, à la Vertu et à l’Honneur, prenant pour des dieux les dons de Dieu. Par là, on peut comprendre quel but ils proposaient à la vertu, et à quoi la rapportaient ceux qui, parmi eux, étaient gens de bien, ils la rapportaient à l'honneur; or les méchants ne possédant point cette vertu, désiraient aussi parvenir aux honneurs; ils tentaient d'y arriver par de mauvais moyens, c'est‑à‑dire par la ruse et la fourberie.

 

   4. Salluste fait un très bel éloge de Caton, en disant « que moins il recherchait la gloire, plus elle le poursuivait. » (SALLUSTE, ibid.) Car la gloire dont les Romains étaient si passionnés n'est, en vérité, que la bonne opinion de l'homme vis‑à‑vis d'un autre homme. Aussi est‑il plus excellent de s'attacher à la vertu, qui ne saurait être satisfaite de l'opinion des hommes, s'il ne s'y joint le témoignage de la conscience. C'est ce qui fait dire à l'Apôtre : «Toute notre gloire est dans le témoignage de notre conscience.» (Il Cor., 1, 12.) Et ailleurs: « Que chacun donc examine

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ses œuvres, et alors il trouvera sa véritable gloire en lui‑même, et non dans les louanges des autres.» (Gal., vi, 4.) Ainsi, ce n'est pas la vertu qui doit rechercher la gloire, l'honneur et la puissance que les Romains souhaitaient tant d'acquérir, et auxquels les gens de bien aspiraient par des voies honnêtes, mais c’est la gloire qui doit rechercher la vertu. Car il n'y a de véritable vertu que celle qui a pour fin le souverain bien de l’homme. Aussi, Caton ne dut pas demander des honneurs, mais Rome devait les lui accorder, à cause de sa vertu, sans qu'il les demandât. (Plutarque, sur Caton le Jeune.)

 

5. Sans aucun doute, de ces deux grands hommes qui parurent alors, César et Caton, Caton est celui dont la vertu s'approcba le plus de la véritable. Voyons donc ce qu'était alors la république romaine, et ce qu’elle avait été autrefois, au jugement même de Caton : “ Ne vous imaginez pas, dit‑il, que ce soit par les armes que nos ancêtres ont rendu la république si grande, de si petite qu'elle était. S'il en était ainsi, elle serait à présent beaucoup plus florissante. En effet, nous avons beaucoup plus d'alliés et de citoyens, d'armes et de chevaux, qu'ils n'en avaient alors. Mais ils avaient d'autres choses qui les ont rendus puissants, et que nous n'avons plus: Au dedans, ils étaient industrieux; au dehors, ils exerçaient leur autorité avec justice. Ils apportaient dans les conseils une âme libre et élevée; ils n'étaient ni livrés au crime ni esclaves de leurs passions. Au lien de ces vertus, nous sommes perdus de débauches et d'avarice. L'Etat est pauvre et les particuliers opulents. Nous faisons l'éloge des richesses, et nous aimons l'oisiveté. Il n'y a plus de distinction entre bons et méchants; toutes les récompenses de la vertu sont données à l'ambition et à la faveur. Et il ne faut pas s'en étonner, quand chacun ne prend conseil que de ses intérêts, quand chez soi on est esclave de la volupté, et ici de l'argent et de la faveur; de là vient que la république désarmée court à sa ruine.» (SALLUSTE.)

 

   6. Quand on entend ces paroles de Caton ou de Salluste, on est porté à croire que tous les anciens Romains, ou du moins la plupart, méritaient les éloges qu'ils en font. Mais il n'en est pas ainsi :autrement, ce que dit le même historien, comme je l'ai rapporté au second livre de cet ouvrage, ne serait pas vrai. Dès le commencement, dit Salluste (chap. xviii), les injustices des grands donnèrent lieu à une scission entre le peuple et le sénat, et à d'autres dissensions intérieures: on ne gouverna avec justice et modération qu'après l'expulsion des rois, tant qu'on craignit le retour de Tarquin, et jusqu'à la fin de la guerre cruelle qu'on eut avec l'Etrurie, qui voulait son rétablissement. Ensuite, le sénat traita les plébéiens comme des esclaves, les fit plier sous la verge à la façon des rois, les chassa

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de ses champs, et, les ayant dépouillés de tout, resta seul pour administrer les affaires de la république. Toutes ces divisions pendant lesquelles les uns voulaient dominer et les autres ne voulaient pas être esclaves, ne cessèrent qu'à la seconde guerre punique. Car la terreur s'empara de nouveau des esprits qui, détournés de ces troubles, par des soins plus importants, se calmèrent, et ainsi se rétablit la concorde entre les citoyens. Mais alors même il n'y avait qu'un petit nombre d'hommes, gens de bien à leur manière, qui étaient chargés de l'administration principale; et, par leur tolérance, ainsi que par la sagesse de leurs conseils, ils firent fleurir la république, selon que l'atteste le même historien, lorsqu'il dit qu'après avoir considéré la multitude des belles actions du peuple Romain, et dans la paix et dans la guerre, et sur terre et sur mer, il s'était demandé quelle était surtout la cause de la prospérité de ses affaires; et, comme il savait que, souvent, avec une poignée de soldats, les Romains avaient engagé le combat contre des légions formidables d'ennemis , et qu'avec de faibles troupes ils avaient soutenu des guerres contre des rois puissants; et, après y avoir pensé mûrement, il est convaincu que la cause de tant de brillants succès est toute entière dans la noble vertu de quelques citoyens, en sorte que la pauvreté a triomphé des richesses et le petit nombre du grand. « Mais, ajoute‑t‑il, depuis que cette ville se fut laissée corrompre par le luxe et l'oisiveté, la république soutint, par sa propre grandeur, les vices de ceux qui la gouvernaient. » Caton n'a donc fait l'éloge que d'un petit nombre d'hommes vertueux, qui parvinrent à la gloire, à l'honneur, au commandement, par le véritable chemin, c'est‑à‑dire par la vertu même. C'est par elle, selon la remarque de Caton, que le travail était en honneur chez eux pour enrichir le trésor public, tandis que la fortune particulière restait médiocre. Mais la corruption des mœurs a produit deux effets tout opposés, la misère publique et la richesse privée.

 

CHAPITRE XIII.

 

De l'amour de la gloire qui est un vice et qui cependant est réputé vertu, parce qu'il met un frein à des vices plus honteux.

 

   Quand les royaumes de l'Orient eurent illustré le monde pendant de longs siècles, Dieu voulut susciter l'empire d'Occident, qui fut le dernier, mais le plus fameux par sa grandeur et sa puissance. Et, dans le dessein qu'il avait de châtier les crimes de plusieurs nations, il le remit entre les mains d'hommes qui, par le seul motif de l'honneur, n'eurent d'autre désir que la gloire de leur patrie, et n'hésitèrent pas à sacrifier leur propre vie à son salut, réprimant en eux la cupidité et beaucoup d'autres vices qu'ils

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remplaçaient par un seul, l'amour de la gloire. Car, pour juger les choses sainement, il faut reconnaitre que l'amour de la gloire est aussi un vice. Le poète Horace en convient, lorsqu'il dit: «Etes‑vous possédé de l'amour de la louange? Il y a certains remèdes qui peuvent vous guérir, c'est de lire trois fois religieusement un petit traité de philosophie. » (Epit., i, liv. 111.) Et, dans ses vers lyriques, pour réprimer la passion de dominer, il s'exprime ainsi : « Vous étendrez votre empire plus loin, en mettant des bornes à votre ambition, qu'en réunissant la Libye à Cadix, et en tenant l'une et l'autre Carthage sous une même servitude. » (Liv. 11, des Odes.) Toutefois, pour ceux qui n'ont pas reçu l’Esprit saint, et ne peuvent réprimer les passions honteuses par la grâce de la foi, de la piété, et par l'amour de la beauté éternelle, ne vaut‑il pas mieux au moins qu'ils les surmontent par la passion de la gloire humaine, qui n'en fait pas des saints à la vérité, mais qui les rend moins vicieux. C'est pour cela que Cicéron, dans ses livres de la république où il parle de l'institution du chef de l'Etat, ne dissimule pas qu'il faut le nourrir de gloire, et ajoute, pour le prouver, que c'est à la passion de la gloire qu'il faut attribuer les actions héroïques et merveilleuses de leurs ancêtres. Aussi non‑seulement ils ne résistaient point à ce vice, mais encore ils le favorisaient, en l'excitant dans les coeurs, persuadés qu'ils étaient d'être par là très‑utiles à la république. Et Cicéron lui‑même, dans ses livres de philosophie, fait assez voir qu'il était très‑sensible à cette perfide passion; il avoue son faible en termes fort clairs. Car, en parlant des études auxquelles il faut surtout s'appliquer, en se proposant pour fin le vrai bien, l'amour de la vertu, et non la vanité de la gloire humaine, il ne laisse pas d'établir cette maxime générale : «L'honneur fait vivre les arts, tous les hommes sont excités au travail par le motif de la gloire, et personne n'est disposé à relever ce qui est tombé dans le mépris public. » (Liv. 1 des Tusculanes.)

 

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