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35. Nous n'étonnerons personne en disant que l'énergie de cette parole apostolique révoltait les délicatesses du XVIIe et du XVIIIe siècles. Lebeau, qui vivait encore sur les traditions du respect exagéré pour les princes persécuteurs, dit en parlant du manifeste de saint Hilaire : « Cet écrit a sans doute besoin d'excuse pour les traits injurieux qui sont lancés sans ménagements contre la personne de l'empereur 2. » Or, il est certain que l'Église n'a point senti la nécessité d'excuser le langage de saint Hilaire, puisqu'elle l'a mis solennellement au rang des docteurs de l'Église universelle. Il nous faut donc comprendre que la douceur et la mansuétude évangéliques n'excluent ni la force ni la vigueur de la répression. Le divin Maître qui disait le Sinite parvulos venire ad me, prenait des verges pour chasser les vendeurs du Temple; et flagellait de sa parole la plus âpre et la plus formidable les Pharisiens et les Scribes. En réalité pourquoi donc saint Hilaire aurait-il besoin d'excuse ? Est-ce qu'il cherchait à nier le pouvoir temporel de Constance? Est-ce qu'il prêchait la révolte et l'insubordination aux sujets de ce prince? Allons plus loin. Est-ce qu'il y avait alors un concordat entre l'Église et l'empire romain, qui obligeât les évêques à certains ménagements en retour des concessions de la puissance temporelle? Evidemment, rien de semblable n'existait. Constance n’était même pas baptisé. Il lui plaisait de porter la main à l'encensoir, de déclarer que
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1. S. Hilarii, Liber contra Constaiitium Imperator, passim ; Patrol, lat,, toiu.X, col. 563-610. — * Lebe*u, Hist. du Bas Empire.
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Jésus-Christ n'était pas Dieu ; de chasser de leurs sièges des évêques légitimes pour les remplacer par des intrus qu'il établissait à main armée. Il se conduisait comme Néron, et les évêques catholiques n'auraient pas eu le droit de le lui dire! Qui ne voit que l'excès de la tyrannie amène nécessairement la protestation des consciences outragées? S'il s'agissait d'un philosophe opprimé, on trouverait la réponse d'Hilaire sublime. Mais comme il s'agit d'un évêque, d'un confesseur, presque d'un martyr, on voudrait crier à l'insolence. Arrière ces hypocrisies calculées! Quand Hilairs parlait ainsi, il était exilé ; les prêtres de son église de Poitiera avaient été mis à la torture; les vierges du Seigneur avaient été outragées. Les instigateurs de ces barbaries encombraient de leurs serviles hommages le palais de Constance. Le prince lui-même, responsable de tant de forfaits, croyait peut-être de bonne foi servir Dieu en tuant ses ministres. Mais c'était une raison de plus pour essayer de l'arracher à son erreur. La respectueuse apologie d'Athanase n'avait d'ailleurs pas obtenu plus d'effet que les rudesses de Lucifer de Cagliari. Saint Hilaire parle à son tour. S'il n'eut pas plus de succès, il eut du moins la gloire de faire entendre l'accent de la vérité au milieu de ce concert d'éloges fastidieux et de panégyriques mercenaires qui retentissaient à l'oreille de «Son Éternité. »
36. Jamais la foi ne courut un plus grand péril, et c'est sans exagération aucune que le grand évêque de Poitiers pouvait dire que le siècle de Néron valait mieux que celui de Constance. Il est remarquable, en effet, que le courage qui fait les martyrs est moins rare que celui qui fait les confesseurs. Un instant suffit au bourreau pour trancher une tête ; il faut des années de patience obscure, d'abnégation perpétuelle et d'humble persévérance au confesseur pour mériter la palme éternelle. Saint Hilaire le comprenait. Dans ce péril des âmes, il n'épargnait rien pour éclairer les intelligences et réchauffer les cœurs aux flammes de la foi véritable. Son livre Contra Constantium fut bientôt suivi d'un traité populaire « contre Auxence, » l'évêque hérétique et intrus de Milan. «C'est un beau nom que celui de la paix ; c'est une magni-
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fique perspective que celle de l'unité, disait-il. Mais il ne saurait y avoir de paix ni d'unité, en dehors de l’Église, de l'Évangile et du Christ. Le malheur du temps où nous vivons, c'est qu'on croie devoir faire appel à des appuis humains pour patroner, soutenir et diriger l'Église. 0 évêques, mes frères, s'il en est parmi vous qui partagent cette illusion, veuillez, je vous en conjure, vous reporter à la prédication évangélique ! Est-ce que les apôtres recouraient à ces moyens; est-ce qu'ils s'appuyaient sur le pouvoir civil pour prêcher le Christ et convertir la gentilité? Les vit-on briguer les faveurs et les dignités du palais? Paul se présentait-il un édit impérial à la main pour fonder des églises? S'adressait-il à Néron pour invoquer son patronage? Hélas! c'est maintenant qu'on voit les ambitieux se couvrir d'une protection terrestre pour envahir l'héritage de Jésus-Christ. J'étais à Milan lorsqu'un édit impérial, bouleversant cette malheureuse église, la livra aux mains d'Auxence, ce blasphémateur sacrilège qui nie la divinité du Sauveur. Je protestai de toute l'énergie de ma voix contre le scandale. L'empereur voulut m'entendre. Le questeur du palais et le maître des offices vinrent me chercher avec dix autres évêques. J'essayai quelques observations respectueuses. Le prince m'interrompit en disant: Vous n'avez pas le droit de parler. Vous êtes un hérétique ! Saturnin d'Arles a prononcé contre vous une sentence de déposition. — Mes collègues firent observer à l'empereur qu'il ne s'agissait point de questions personnelles; qu'il fallait exiger d'Auxence une profession de foi explicite au mystère de la Trinité et à la consubstantialité du Verbe. L'intrus promit et jura tout ce qu'on voulut; mais quand on en vint à une formule écrite, son beau zèle s'était évanoui. Jamais il ne consentit à souscrire le «consubstantiel, » ni la doctrine du grand concile de Nicée. Et maintenant, Frères, gardez-vous de l'hérétique. Qu'aimez-vous dans l'Église, ses murailles ou sa foi ? En êtes-vous à ce point d'allier le Christ à l'Antéchrist, les ténèbres à la lumière, la vérité au mensonge? Est-ce là ce que vous nous préparez sous le beau nom de concorde et de paix? Si telle est votre paix, je n'en veux point. Je préfère les rochers abruptes, les gorges sauvages, les forêts, les déserts, les
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lacs glacés et les noirs cachots. J'y serai en compagnie des prophètes, des apôtres et des martyrs. Qu'attendez-vous donc pour vous séparer d'Auxence, l'ange de Satan, l'ennemi du Christ, le spoliateur de l'Église, le renégat de la foi catholique ? Il est l'ami de l'empereur, dites-vous. Quel ami que celui qui trompe sciemment son prince pour l'entraîner dans l'abîme de l'erreur ! Quant à moi, je le déclare, Auxence peut rassembler autant de synodes qu'il voudra pour m'y faire anathématiser ; il peut faire publier partout à son de trompe, ainsi qu'il l'a déjà fait, que je suis un hérétique; il peut soulever contre moi toute la colère des princes et des grands. Auxence n'en est pas moins un fils de Satan, parce qu'il est Arien. Je n'aurai jamais de communion et de paix qu'avec ceux qui garderont la foi de Nicée, professeront la divinité de Jésus-Christ et anathématiseront Arius1. »
VI. Exil de Saint Liberius.
37. « Les chrétiens attachent un plus grand prix au suffrage de l’évêque de Rome qu'à celui de tous les autres, disait Ammien Marcellin2. » Ce témoignage d'un auteur païen est remarquable. La conduite de l'empereur Constance vis-à-vis du saint pape Liberius le confirme pleinement. L'ennuque favori Eusèbe fut envoyé de Milan à Rome, pour obtenir de Liberius qu'il souscrivît à la condamnation d'Athanase. Une telle mission confiée à un tel personnage indique suffisamment le prix qu'on attachait à l'adhésion pontificale. Dans une main, Eusèbe avait de l'or. Il osa l'offrir au vicaire de Jésus-Christ. Liberius indigné lui demanda s'il faisait métier d'avilir et d'acheter les consciences. «L'Église romaine, ajouta-t-il, a reconnu l'innocence d'Athanase. Je ne saurais le condamner. » L'eunuque sortit et alla déposer les présents refusés par le pape dans la basilique du Vatican, sur le tombeau de saint Pierre. Liberius l'apprenant accourut ; demanda aux diacres
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1 S. Hilarii, Liber contra Auxent., passim; Patr. lat., tom. X, col. 610-618. — * Àmm. Jlarcell., lib. XV, cap. vit.
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chargés de veiller sur le lieu saint comment ils avaient pu se prêter à une telle profanation et fit jeter sur la place publique l'or, l'argent, les joyaux et les vases précieux de l'eunuque. Celui-ci ne désespérait pas encore de triompher d'une si fière résistance. Il avait vidé la main pleine de présents ; il tenait dans l'autre des décrets de proscription, des sentences de mort. Il menaça d'en faire usage. « Demain, vous aurez ma réponse, » lui répondit le pontife.
38. Le lendemain, en effet, l'ennuque recevait une lettre dont saint Athanase nous a conservé le passage suivant : « Vous prétendez me faire souscrire à la condamnation du patriarche d'Alexandrie. Est-ce possible ? Trois conciles successivement réunis, dont l'un1 représentait l'épiscopat de toute la catholicité, et dont l'autre s'est tenu ici-même, ont reconnu, vérifié, proclamé l'innocence d'Athanase. Il était présent, cet illustre accusé. Nous l'avons entendu nous-même réfuter péremptoirement toutes les calomnies sous lesquelles on voulait l'accabler. Nous l'avons admis à notre communion. Ce n'est pas assez, nous lui avons voué l'affection la plus tendre. Et aujourd'hui qu'il est absent, qu'il est persécuté, qu'il est proscrit, nous lui jetterions l'anathème ! Non, non, telle n'est point la règle des canons ecclésiastiques, telle n'est point la tradition du bienheureux et grand apôtre Pierre, que nos prédécesseurs nous ont transmise. L'empereur, dites-vous, demande la paix. Il promet de la rendre à l'Église, si nous consentons à révoquer les décrets qui proclament l'innocence d'Athanase. Soit. Mais alors que l'empereur commence par rappeler lui-même les cruels édits qu'il a lancés contre le patriarche ; qu'il mette Athanase en liberté ; qu'il le rétablisse sur son siège. Nous réu-nirons alors un véritable concile, loin du palais impérial. Aucun comte ne viendra y apporter les menaces du prince; aucun soldat ne lèvera son épée sur la tête des évêques; aucun magistrat ne fera dresser l'appareil des tortures. En présence de Dieu, en conformité avec les constitutions des apôtres, dans toute la liberté et
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1. Allusion au concile de Sardique.
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la sincérité de nos consciences, nous procéderons à l'examen de l'affaire. On suivra les règles établies par le grand concile de Nicée. Les fauteurs de l'arianisme seront anathématisés avec leur erreur. On ne leur permettra point de siéger au concile. Alors nous discuterons la cause d'Athanase ; il sera confronté avec ses accusateurs. La sentence une fois prononcée, les vrais coupables seront bannis de la communion de l'Église. Tel est l'ordre qu'il convient de suivre en tout ceci. La loi ecclésiastique défend en effet d'admettre parmi les juges de la foi des hérétiques notoirement condamnés comme tels. Cette question de la foi domine toutes les autres, et passe avant les questions de personnes. Commençons donc par dirimer la controverse engagée sur le dogme ; nous pourrons ensuite examiner les autres affaires. Jésus-Christ, notre Sauveur, avant de guérir les malades, commençait toujours par leur demander une profession de foi. Tel est l'enseignement que j'ai reçu des pontifes romains, mes pères. Mettez cette réponse sous les yeux de l'empereur. Il lui importe à lui-même, autant qu'à l'Église, de savoir la vérité. Qu'il cesse d'écouter Ursace et Valens. Ils ont rétracté deux fois déjà, dans le sens le plus contradictoire leurs sentiments et leur conduite antérieurs. Ils n'ont donc plus le droit d'être crus sur parole 1. »
39. Eusèbe retourna à Milan, exaspéré de la résistance du pape et laissant aux fonctionnaires romains l'ordre de surveiller le pontife et de se tenir prêts à porter la main sur l'oint du Seigneur. C'est à cette période historique que se rapporte le récit suivant des Gesta Liberii. « Au nombre des griefs que l'empereur reprochait le plus au saint pape, dit cet antique monument, il ne faut pas omettre l'estime que professait Liberius pour le livre des Actes du bienheureux Sylvestre. Ce livre était lu publiquement dans les églises de Rome. On y racontait comment le grand empereur Constantin avait été guéri de la lèpre en recevant le baptême catholique des mains du pape. Cet incident déplaisait souverainement à Constance, lequel avait abjuré la foi à la Trinité, et suivait les errements ariens d'Eusèbe
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1. Athanas., Hist. Arian., n» 36.
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de Nicomédie. Un jour Liberius avait dit devant plusieurs personnes: « Le règne de Constance ne subsistera point, parce que ce prince blasphème la divinité de Jésus-Christ. » Cette parole fut immédiatement portée à l'empereur, dont la colère parut plus menaçante que jamais. Liberius dut se retirer dans la catacombe de Noella au troisième milliaire, sur la voie Salaria. Il y vivait dans une sorte d'exil. Or, la fête de Pâque étant proche, il convoqua les prêtres, les diacres et les principaux citoyens de Rome, prit place au milieu d'eux sur la cathedra du souterrain et leur dit : Ne vous affligez pas de ce qu'il m'est interdit de paraître au milieu de vous dans la solennité pascale. Voici que je me suis choisi un représentant, c'est mon frère, le prêtre Damase. Sa vertu et son mérite vous sont connus. Tous, vous lui rendrez le témoignage qu'il est un bon et fidèle ministre de Jésus-Christ. — Le prêtre Denys, prenant alors la parole, répondit à l'évêque de Rome : Pontife saint et incorruptible, vaillant défenseur de la foi du Christ, vous savez comment Pierre, après sa triple négation, devint un apôtre intrépide. Nous vous en supplions, venez demain préparer au milieu de nous le chrême de l'onction. — Seigneurs et prêtres bien-aimés, dit Liberius, ne vous inquiétez pas du lendemain. Le Maître a dit que chaque jour apportait avec lui sa consolation et sa peine. Souvenez-vous qu'il y a le baptême de la pénitence, comme celui de la joie. Jean prêchait au désert le baptême de la pénitence et des larmes : ce qui ne l'empêcha point de voir l'Esprit-Saint se reposer sur les flots et la colombe céleste planer sur l'objet des complaisances du Père. — Le prêtre Damase prit la parole à son tour et dit : Père saint, ne nous refusez pas la joie de votre présence aux solennités pascales. Je parle dans toute l'humilité et la sincérité de mon cœur. Nul de nous ne pourrait soulever seulement le fardeau que vous seul devez porter tout entier. Vous ne savez en quelle basilique vous pourriez être en sûreté pour donner le baptême à nos catéchumènes. Père saint, on peut vous défendre l'accès des basiliques. Mais vous avez pour le baptême un bassin qui n'est ni de bois, ni de marbre, ni de pierre. C'est le monde entier. — A cette parole, pleine de foi et de dévouement, Liberius ne put retenir ses larmes.
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Il pleurait de joie. Mon fils, dit-il à Damase, vous serez un jour un grand ministre de Dieu. Vous réaliserez le mot de celui qui nous a donné le sacrement de régénération, lorsqu'il disait au peuple : « Celui qui est parmi vous le plus petit deviendra le plus grand. » — Le diacre Siricius dit : Pardonnez-moi, saint Pontife, si j'ose prendre la parole et daignez bénir mon intention. Nos pères, les Hébreux, lorsqu'ils franchirent la mer Rouge, accomplissaient en action une des figures du sacrement de baptême. Père saint, on vous refuse l'entrée des basiliques : venez soit au bord du fleuve, soit près d'un lac ou d'une source, et là administrez le sacrement de baptême. — Mon fils, répondit l'évêque Liberius, vous avez parlé sagement. — L'avis de Siricius fut adopté. Non loin de la catacombe de Noella se trouvait le xoimètèrion Ostrianum, et une fontaine où jadis l'apôtre saint Pierre avait baptisé. Le pontife s'y rendit et la veille de la solennité sainte il baptisa quatre mille personnes de tout âge et de tout sexe, venues de Rome et des environs pour avoir le bonheur de recevoir de sa main le sacrement de la régénération1. » (358.)
40. Nous ne connaissons guère de page historique plus attendrissante. Pour la plupart des lecteurs, elle aura le mérite d'être fort nouvelle. Il faut plaindre l'aberration des critiques du dernier âge, qui se croyaient habiles et ne sentaient pas, à travers le charme de pareils récits, un parfum d'authenticité irrésistible. Toute la liturgie du Samedi-Saint, avec les joies de sa fécondité spirituelle, est vibrante dans ce colloque des prêtres de Rome suppliant le pontife de se rendre aux vœux des catéchumènes et de leur verser l'eau baptismale. On ne croyait pas à cela pourtant. Et l'unique raison c'est que Liberius, au lieu de choisir Félix pour le suppléer, avait désigné le prêtre Damase. Or on sait, et nous le verrons bientôt, que Félix fut réellement appelé à administrer l'église de Rome pendant l'exil de Liberius. Mais en vérité, loin d'être un motif pour rejeter la leçon des Gesta, il n'y avait au contraire dans ce fait qu'une confirmation plus
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1.Gesta Liberii Papes, n» 2-5 ; Pair, ht., toaa. VIII, col. 1389-139!.
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éclatante encore. Il est certain en effet que le choix de Félix fut l'œuvre de la faction arienne. Elle se trompa dans son calcul, nous le savons encore, mais elle élut très-réellement Félix, et nul ne peut s'imaginer qu'elle aurait eu un seul instant l'idée de porter ses suffrages sur Damase, le prêtre bien-aimé de Liberius. Continuons donc à transcrire les fragments de cette chronique contemporaine des Gesta, ne regrettant qu'une seule chose, c'est qu'ils soient frustes et que les bibliothèques de l'Europe ne nous aient pas encore fourni leur texte intégral. «Or, vers l'octave de Pâque, ajoute le chroniqueur anonyme, on apprit qu'une grande invasion de barbares avait franchi le Danube. A cette nouvelle, Constance entra dans un accès de fureur. Voilà, dit-il, les calamités que les sacrilèges de l'évêque de Rome attirent sur le monde romain. Liberius outrage ma puissance; il est l'allié des nations ennemies! Je vole à la défense de mes frontières, mais au retour je me vengerai de ce rebelle. — Constance partit pour l'armée. Cependant la Pentecôte approchait. Une foule de catéchumènes, craignant la persécution qui sévissait contre les catholiques, s'était préparée à recevoir le baptême. Le prêtre Denys dit à Liberius : Pourquoi ne viendriez-vous pas administrer le baptême dans la basilique du bienheureux Pierre, apôtre. — Liberius répondit : La fontaine qui y coule ne serait pas suffisante pour la multitude. D'ailleurs je ne voudrais pas exposer les néophytes à la persécution et peut-être à la mort. —Le prêtre Denys répliqua : Qu'ils meurent, s'il le faut, après avoir été régénérés! Leur sang leur ouvrira les portes de l'éternelle vie.— Damase prit la parole et dit : Très-grand pontife, je me charge de ménager dans la basilique une quantité d'eau suffisante. — Cette promesse combla de joie le cœur de Liberius. Allez, mon fils, dit-il à Damase; faites les préparatifs nécessaires. Quand tout sera disposé, je me rendrai à la basilique, au milieu de tous les fidèles, et là j'aurai la consolation d'adorer le Christ, le prince des pasteurs, qui nous a rachetés par son sang. — Trois jours après, Damase se rendit près du tombeau du bienheureux Pierre, Il était accompagné des prêtres Silicius et Innocent et des diacres Priscus et Urbain. On creusa dans le roc pour augmenter le volume d'eau
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de la source. Damase avait lui-même mis la main à l'œuvre. Ses efforts furent couronnés de succès. On épuisa la piscine insuffisante qui se trouvait à la droite de la basilique, et on en construisit une plus vaste. Quand tout fut prêt, on vint en prévenir l’évêque Liberius, lequel réunit les prêtres, les clercs et les fidèles de l'église de Rome, chacun selon son rang. Il prit séance au milieu d'eux et leur dit : « Pierre convoque autour de lui son bercail. Un ministre fidèle, véritable serviteur de Jésus-Christ, a préparé la piscine sainte. Le pasteur ira donc y baigner ses troupeaux. Béni soit le Seigneur qui nous a ménagé cette joie et qui n'a point laissé le loup cruel dévaster la bergerie ! Sachez donc, frères, qu'en ces fêtes de la prochaine Pentecôte j'irai administrer le baptême et annoncer la parole de Dieu au peuple fidèle, dans la grande basilique du bienheureux Pierre, apôtre. — Une acclamation universelle de joie accueillit ces paroles. Les monastères furent convoqués ainsi que tout le peuple chrétien. Au chant de la litanie, le pontife se rendit le samedi, veille de la Pentecôte, à la sainte basilique. En posant le pied sur le seuil, il s'agenouilla et fit entendre cette prière : 0 Dieu qui avez envoyé ici-bas votre Fils unique, manifestant ainsi le Créateur à ses créatures, jetez un regard miséricordieux sur la vigne de votre héritage. Extirpez les ronces et les épines qui la déshonorent. Donnez à ses rejetons la vigueur et la fécondité. Faites qu'ils produisent des fruits de salut, de vérité et de vie par Jésus-Christ Notre-Seigneur en union avec l'Esprit-Saint, Dieu trine et un avec le Père tout-puissant qui règne dans les siècles des siècles. Tout le peuple répondit : Amen ! La procession entra dans la basilique. La nouvelle piscine reçut la bénédiction de Liberius. Le pontife pleurait de joie à ce spectacle ; ses larmes coulèrent longtemps, non pas avec amertume, mais semblables au rayon de miel distillé par la ruche odorante. Il catéchisa les néophytes depuis la neuvième jusqu'à la onzième heure. Ensuite il baptisa jusqu'au coucher du soleil: le nombre de ceux qui reçurent le sacrement de régénération en ce jour s'éleva à huit mille huit cent dix personnes. La foule témoignait une telle vénération pour le pontife que chacun voulait toucher la
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frange de son manteau. Or, le lendemain de la Pentecôte, deuxième férié, un messager vint, qui annonçait une grande victoire de Constance sur les barbares 1.