Prétendue chute du pape Liberius 4

§ V. Prétendue chute du pape Liberius

 

   33. Le latin de Bossuet, que nous venons de traduire aussi fidèlement qu'il nous a été possible, allait beaucoup plus loin qu'il n'eût voulu peut-être. En renversant le système des partisans de l'infaillibilité pontificale, il donnait au protestantisme des armes que Bossuet, avec tout son génie, eût été impuissant à paralyser. En admettant en effet que la promesse de Jésus-Christ, faite à saint Pierre, n'aie qu'une valeur de convention et en quelque sorte sommaire, qu'elle puisse subsister malgré la défection d'un souverain pontife en matière dogmatique, les protestants étaient en droit de rejeter l'autorité du pape. Ils le faisaient donc et ils s'appuyaient précisément des arguments que Bossuet développait lui-même. Le grand évêque de Meaux leur répondit en ces termes, dans sa Seconde instruction pastorale sur les promesses de l'Église : « Que dirons-nous de la chute de Liberius? L'Église conserva-t-elle sa succession lorsqu'un pape rejeta la communion d'Athanase, communia avec les Ariens et souscrivit à une confession de foi quelle qu'elle soit, où la foi de Nicée était supprimée? Pouvez-vous croire, mes frères, que la succession de l'Église soit interrompue par la chute d'un seul pape, quelque affreuse qu'elle soit, quand il est certain dans le fait que lui-même il n'a cédé qu'à la force ouverte, et que de lui-même aussi il est retourné à son devoir? Voilà

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1. Mombrit., Ad. Eusebii, tom. 1,  pag. 615;  Balnz., Mitcellan., tom.  II, pag.  141.  142.   —  2.   Bossuet*   Befens.   Decturat.   cleri   Gallicani,  lib.  IX cap. xxxiii., xxxiv.

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p578       PONTIFICAT  DE  SAINT  FÉLIX   II   (358-359).

 

fes deux faits importants qu'il ne faut pas dissimuler, puisqu'ils lèvent entièrement la difficulté. Le ministre1 répond que la violence qu'il souffrit fut légère, et tout ce qu'il en remarque c'est qu'il ne put supporter la privation des honneurs et des délices de Rome. Mais fallait-il taire les rigueurs d'un empereur cruel, et dont les menaces traînaient après elles non-seulement des exils, mais encore des tourments et des morts? On sait par le témoignage constant de saint Athanase et de tous les auteurs du temps, que Constance répandit beaucoup de sang, et que ceux qui résistaient à ses volontés sur le sujet de l'Arianisme avaient tout à craindre de sa colère, tant il était entêté de cette hérésie. Je ne le dis pas pour excuser Liberius, mais afin qu'on sache que tout acte qui est extorqué par la force ouverte, est nul de tout droit et réclame contre lui-même. Mais si le ministre déguise le fait de la cruauté de Constance, il se tait entièrement du retour de Liberius à son devoir. Il est certain que ce pape, après un égarement de quelques mois, rentra dans ses premiers sentiments, et acheva son pontificat qui fut long, lié de communion avec un saint Athanase, avec un saint Basile et les autres de pareil mérite et de même réputation. On sait qu'il est loué par saint Epiphane et par saint Ambroise qui l'appelle par deux fois « le pape Liberius de sainte mémoire» et insère dans un de ses livres avec cet éloge un sermon entier de ce pape, où il célèbre hautement l'éternité, la toute-puissance, en un mot la divinité du Fils de Dieu et sa parfaite égalité avec son Père. L'empereur savait si bien qu'il était rentré dans la profession publique de la foi de Nicée, qu'il ne voulut pas l'appeler au concile de Rimini, et craignit de pousser deux fois un personnage de cette autorifé et qu'il n'avait pu abattre qu'avec tant d'efforts 2. »

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1. Il s’agit ici de Basnage, qui venait de publier, sous le voile de l'anonyme, un ouvrage ainsi initulé : Traité des préjugés faux et légitimes, ou réponse aux lettres et instructions pastorales de M. le cardinal de Noailles, archevêque de Paris, de M. Colbert, archevêque de Rouen, de M. Dossuet, évêque de Meaux et de M.de Nesmond, évêque de Montauhan, 1701. Rotterdam (Delft), Lecos (Adrien Beiiian), 3 vol. in-S». Bossuet lui répondit par la Seconde instruction pastorale sur tes promesses de l'Église, publiée en décembre de la même année.

2. Bossuet, Seconde instruction pastorale sur les promesses de l'Église, œuvre comp., édit. Vives, tom. XVII, pag. 217, 218.

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p579 CHAP. VU    — PRÉTENDUE   CHUTE  DU   TAI'E   LIBERIUS.          

 

34. Nous ne nous permettrons pas de relever les contradictions flagrantes qui existent entre Bossuet apologiste du catholicisme contre les protestants et Bossuet défenseur du gallicanisme. Le  lecteur pourra faire lui-même cette étude, en se rappelant toutefois que la Defensio, ouvrage posthume du grand évêque de Meaux, corrigée à trois reprises différentes, sans qu'on ait pu en retrouver le texte original, ne fut publiée que trente ans après la mort de son illustre auteur, sous une influence notoirement janséniste1. Plus que jamais il convient de poser ces réserves, en un temps où la mémoire de Bossuet est devenue l'objet d'attaques aussi téméraires qu'exagérées. Pour nous, témoin impartial des faits, uniquement désireux de demeurer fidèle à la vérité historique, nous avons le devoir de sauvegarder, au nom même des principes, les droits imprescriptibles de la conscience et les règles canoniques. Or, il est élémentaire en droit canon qu'un ouvrage posthume, publié sans l'aveu de l'auteur, ne saurait être considéré comme son œuvre génuine, représentant sa véritable pensée. Cette règle figure au nombre de celles que l'Église romaine, dans sa maternelle sagesse, a fixées pour la congrégation de l'Index. Cette règle n'a jamais cessé d'être observée, et l'on peut dire qu'elle prend un caractère plus obligatoire encore lorsqu'il s'agit d'un auteur dont les autres écrits ont été consacrés à la défense de la vérité. Aussi le grand pape Benoît XIV écrivait, le 31 juillet 1748, à l'archevêque de Compostelle, ces lignes qu'il n'est pas permis à un Français d'oublier : « Vous devez savoir que, depuis peu d'années, on a publié et imprimé un livre dont le but est de soutenir les propositions établies par le clergé de France, dans l'assemblée de 1682. Quoique le nom de l'auteur ne s'y trouve pas, tout le monde sait qu'il est de Bossuet, évêque de Meaux. On examina sérieusement, dans le temps de Clément XII, notre prédécesseur immédiat, si l'on proscrirait cet ouvrage. Il fut conclu enfin qu'on s'abstiendrait de toute proscription, tant à cause de la mémoire de

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1. Celle de son neveu, l'évêque de Troyes, nommé comme son oncle Jacques-Benignc Bossuet, mais n'ayant retenu que cela de l'héritage de cet immortel génie.

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l'auteur, qui avait si bien mérité de la religion à tant d'autres titres, que car la juste crainte de faire naître de nouvelles disputes 1. » Qu’on le sache donc bien en France. C'est Rome qui a pris l'initiative du respect pour le génie de l'évêque de Meaux. Sans pactiser avec ce qu'on pourrait appeler les préjugés de Bossuet, elle a couvert du manteau de sa charité les faiblesses de cet illustre docteur. Lui-même d'ailleurs, il avait exprimé formellement avant de mourir la volonté que sa Defensio ne fût jamais publiée. Il doutait donc personnellement de la valeur réelle de cet ouvrage. J'avoue pour ma part que cette pensée me console. Je ne puis me persuader que Bossuet crût fermement que la parole de Jésus-Christ : Ego rogavi pro te ut non dejiciat fides tua, fût une formule indécise, sortie par inadvertance des lèvres du Verbe, Fils de Dieu, sans opérer immédiatement et pour toute la suite des âges ce qu'elle signifiait. La preuve que Bossuet ne le croyait pas, c'est qu'il tient dans son Instruction pastorale un langage complètement différent. En tout état de cause, dût-on ne partager point l'indulgence maternelle de l'Église romaine et notre admiration particulière pour ce grand homme, il resterait uniquement à dire que Bossuet s'étant contredit lui-même dans la question qui nous occupe, ses deux témoignages opposés s'annullent. Mais il a fait mieux. A deux reprises différentes, il a exprimé d'avance sa soumission explicite à l'Église romaine sa mère. « Que notre déclaration devienne ce qu'elle pourra ! s'écriait-il. Je n'ai pas la prétention de la défendre envers et contre tous 2 ! » Et après ce cri de la conscience, faisant un retour sur lui-même, se posant en face de la mort et du jugement éternel, il ajoutait : « Je

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1. Notum tibi absque dubio erit opus non multis abhinc annis editum typisque mpresswn quod ttsi nomine auctoris careat, omnes tamen pvobe sciunt esse Bos- sueti episcopi Metdensis. lotum opus versatur in asserendis propositiotiibus a Clero G<iltiamo firmatis in convenlu anni 1682. Tempore démentis XII, nostri immediuti pradecessoris, serin actum est de opère proscribendo, et tandem concluium full u! i proscriptione obstineretur, nedurn ob memoriam auctoris es. tôt aliis cupitibus de mlr-gione bone merili, sed ob justum novorum dissidioru» timorem. (BiiU.tr., Benedicti Papa; XIV, 31 jul. 1731.)

2. lloisuety Go/lia oi-tliodoxa, cap. X, tom. XXI, pag. 18

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p581 CHAP. VII. — PRÉTENDUE   CHUTE  DU   PAI>E   LIBERIUS.          

 

déclare à toute la terre que je veux vivre et mourir dans le sein de l'Église catholique, soumis à l'autorité de l'Église romaine, du Saint-Siège et de notre saint père le pape Innocent XI, à présent régnant. Que Dieu nous reçoive dans cette foi ; que Pierre, qu'Innocent XI reconnaisse en moi la plus humble de ses brebis, soupirant pour la paix de l'Église, poussant sans cesse jusqu'au ciel les vœux les plus ardents, afin qu'il daigne abaisser à ses pieds la hauteur et la folle vanité du siècle, aussi bien que tout l'orgueil de l'hérésie et du schisme, en quelque lieu qu'il se puisse cacher 1. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon