Darras tome 16 p. 57
29. Le nom de saint Éloi, inséparable de celui de Dagobert, rappelle, lui aussi, une des gloires les plus pures de notre histoire nationale : il accuse en même temps cette légèreté ingrate et coupable du génie populaire, qui semble chez nous avoir pris à tâche de substituer partout l'ironie à la reconnaissance. Eligius, ou Éloi, naquit
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1 Gesi. Dagobert., cap. xliv.
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en 588 au vicus Cathalacum (Chatelac), à deux lieues de Limoges, d'une famille gallo-romaine où la foi était depuis longtemps héréditaire. Le titre d'hommes libres (ingenui1), conservé par ses parents, était à près le seul reste d'une fortune qui jadis avait été plus considérable. Son père Eucherius et sa mère Terrigia trouvaient dans leur fidélité au Seigneur une ample compensation à l'absence des richesses perdues. Durant les mois où elle portait dans son sein l'enfant de bénédiction qui devait réunir, au pied de la lettre, tous les trésors de la nature et de la grâce, Terrigia vit en songe un aigle mystérieux qui lui en révéla les grandes destinées. De là le nom d'EIigius, fils d'élection, donné au fils de la promesse. Son enfance et sa première jeunesse furent nourries dans la foi, et comme imbues par ses pieux parents de tous les préceptes de la religion catholique. Ce qui le distingua bientôt de ses compagnons fut une aptitude extraordinaire à tous les ouvrages manuels. Terrigius, émerveillé de son précoce génie 2, confia l'adolescent au maître des monnaies fiscales de Limoges, l'orfèvre Abbon, aussi connu alors par sa probité que par son talent spécial. Dans son officine monétaire, dans son atelier, comme on dirait de nos jours, on s'entretenait durant le travail des paroles de la sainte Écriture, et du commentaire qui en avait été donné le dimanche dans l'assemblée des fidèles. Eloi avait une éloquence naturelle et une mémoire si heureuse qu'il charmait tous ses compagnons, en reproduisant les passages de l'homélie dominicale qui avaient plus vivement frappé son âme. La supériorité de son talent n'éclatait pas moins dans le fini de ses ouvrages. Quelques années après, de l'atelier des monnaies royales de Limoges, il passa à celui de Paris, dirigé en ce temps par Bobbo. Ce fut là que Clotaire II le connut, à l'occasion du fameux faldistorimn ou trône d'or enrichi de pierres précieuses, que ce prince voulait faire exécuter probablement sur
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1 Ou distinguait chez les Francs trois conditions différentes : les nobles ; les hommes libres (ingenui) j les esclaves ou serfs (servi), les uns de naissance, les autres par le droit de la guerre.
2. Cum ergo videret pater ejus tantum filii ingenium (S. Audoen., Viia Eligii, lib. I, cap. ni ; Pair. Int., tom. LXXXVII, coi. 482).
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quelque dessin venu de Rome ou de Constantinople, dans une forme alors inconnue en France, mais usitée pour les cérémonies pontificales des papes et des patriarches. L'atelier des monnaies mérovingiennes était également celui de l'orfèvrerie royale. Le trésorier (c'était alors saint Authaire, père de saint Ouen) avait déjà reconnu l'habileté artistique d'Éloi. Il le présenta à Clotaire, qui lui fit remettre l'or et les gemmes destinés au chef-d'œuvre projeté. Au lieu d'un seul faldistorium Éloi en fit deux exactement semblables, d'une richesse et d'un goût merveilleux. « Vraiment, s'écria Clotaire, on peut confier à une telle probité tous les trésors du monde 1. » Peu après, à la mort de Bobbo, le jeune artiste lui fut donné pour successeur. La coutume mérovingienne exigeait qu'il prêtât serment entre les mains du roi. « J'étais, dit saint Ouen, avec les autres élèves de l'école palatine, à la villa de Rotalium (Rueil ) , lorsque Clotaire fit venir Eloi pour jurer fidélité sur les reliques des saints. Mais dans son respect pour le nom de Dieu et pour les choses saintes, Eloi ne voulut pas étendre la main. Comme on le pressait, il fondit en larmes : d'une voix entrecoupée de sanglots, il expliqua son scrupule religieux et sa désolation de contrister ainsi le roi. Touché de sa douleur, Clotaire cessa de le presser, le consola, et d'un ton paternel : «Désormais, lui dit-il, j'aurai plus confiance à une seule parole de vous qu'à mille serments 2. » Avec le crédit dont il jouissait à la cour mérovingienne, les honneurs et la fortune se multiplièrent pour Éloi. La délicatesse de sa conscience s'en alarma ; il fit une confession générale de toute sa vie, et s'imposa la plus austère pénitence. Luttant par la ferveur de l'esprit contre les ardeurs de la chair, dans le jeûne, les veilles, la mortification, les pratiques de la charité, il passait les nuits agenouillé devant les reliques des saints, dont il possédait un grand nombre dans sa cellule, frappant sa poitrine, les joues baignées de
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1 On conserve au musée du Louvre un faldistorium dit de Dagobert, en bronze ciselé, qui peut avoir été fait depuis sur le modèle exécuté pour Clotaire II par saint Éloi.
2. Audoen, Vit. Elig., lib. I, cap. VI.
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larmes et répétant les paroles de David : Tibi soli peccavi. Enfin il eut la joie d'apprendre surnaturellement que sa pénitence avait touché le cœur de Dieu. Une nuit, prosterné sur un cilice, il priait à son ordinaire, quand une vision angélique lui dit : Éloi, tes prières ont été exaucées. En même temps une odeur céleste se répandit dans la cellule; il avait les vêtements tout imprégnés d'un baume que distillaient en abondance les reliques des saints placées au-dessus de sa tête. Tel fut, ajoute saint Ouen, le premier miracle d'une vie qui devait être pleine de miracles. » Éloi avait trouvé grâce devant Dieu et devant les rois francs. Dagobert l'aima tellement que les leudes en étaient jaloux : il voulait qu'Éloi eût un appartement dans chacune de ses villas, «et cet appartement, dit saint Ouen, était toujours voisin de celui qu'occupait mon frère Adon, car Éloi le chérissait comme son âme. Il y avait placé des reliques vénérées et des livres rangés en cercle sur un axe mobile, fleurs spirituelles dont il extrayait, abeille très-prudente, le suc exquis, pour le déposer dans la ruche de son cœur 1. » Même en ciselant ses chefs-d'œuvre, il avait constamment un livre sous les yeux. Il passait la plupart des nuits sur un cilice qu'il étendait devant son lit, priant avec une incroyable abondance de larmes. A Paris, l'étranger qui venait de Rome, d'Italie ou du pays des Goths, attiré par sa réputation, visiter le merveilleux artiste, n'avait pas besoin qu'on lui indiquât sa demeure. Il suivait les processions de pauvres, de captifs délivrés par la charité d'Éloi, lesquels se dirigeaient de tous les points vers la maison de leur bienfaiteur 2. « On eût dit une armée véritable, continue saint Ouen. Les races les plus diverses y étaient représentées, Italiens, Gaulois, Bretons, jusqu'à des Maures, mais principalement des Saxons, que les récentes guerres avaient enlevés de leur pays comme par troupeaux. Éloi dépensait à les racheter tous ses trésors : quand il n'avait plus d'argent, il se dépouillait de ce qui pouvait lui rester de précieux, donnant tout, son bracelet d'or, sa dague de même métal, sa ceinture, son manteau. A tous, il faisait délivrer par le roi des lettres de liberté, puis il leur offrait de choisir entre ces
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1 Audoen., Vit. Elig., lib. I, cap. xn. —2. ïbid., cap.xt.
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trois choses : retourner libres dans leur patrie, et il leur en fournissait les moyens ; rester chez lui, et il les employait non plus comme ses esclaves mais comme ses frères; enfin essayer la vie paisible des religieux dans les monastères, et en ce cas il les honorait comme ses seigneurs, leur donnant des vêtements, les conduisant aux abbayes, s'occupant d'eux avec une sollicitude paternelle. Les aumônes qu'il distribuait ainsi à des personnes de toute condition et de tout sexe, aux églises, aux monastères, aux provinces elles-mêmes, furent telles, que le plus éloquent écrivain serait impuissant à les énumérer1. » L'intendant des monnaies du roi mérovingien fut le Vincent de Paul du VIIe siècle. Dagobert et les seigneurs de la cour faisaient passer par ses mains leurs largesses. « Tout ce qu'il demandait au roi, dit encore saint Ouen, il l'obtenait sur-le-champ. Le monastère de Solignac, fondé par Éloi dans son pays natal, celui de Sainte-Aure à Paris, furent construits sur des terrains donnés par Dagobert. Dans cette dernière fondation, il se trouva que les ouvriers avaient empiété d'une palme sur la limite assignée. Éloi courut se jeter aux pieds de Dagobert, lui demandant pardon avec larmes. Qu'elle est vénérable et sainte, la foi du Christ ! s'écria le prince. Mes ducs et mes leudes usurpent sans scrupule de vastes domaines, et ce serviteur de Dieu est inconsolable pourune palme de terrain prise par mégarde 2 ! »
30. La vertu d'Éloi, en s'élevant au faîte de la perfection, avait donné à sa personne une puissance surnaturelle. Le feu prit un jour dans les maisons qui couvraient l'île de la Cité, menaçant de consumer la ville entière. Déjà des globes de flammes envahis-
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1. Audoen., Vit. Elig., lib. I, cap. x. Parmi les affranchis de saint Éloi qui embrassèrent la vie religieuse, saint Ouen nomme le saxon païen Buchinus, que la charité de son maître convertit à la foi, et qui devint plus tard abbé de Ferrières; les prêtres André, Jean et Martin. Au nombre de ceux qui s'attachèrent à l'homme de Dieu furent Thillo, d'origine saxonne, le plus intelligent des disciples d'Éloi ; Bauderic, un affranchi de la province de Limoges, qui montrait également le plus heureux génie; enfin un suève, Tituenus, spécialement attaché à la personne d'Éloi, et qui se distinguait par une admirable fidélité.
1. lbid., cap. xvm.
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saient la toiture de plomb de la basilique de Saint-Martial, élevée par Eloi. Il accourut, se mit en prières; soudain le vent changea de direction, l'incendie s'arrêta et la ville fut sauvée 1. A Saint-Denys, pendant qu'on célébrait l'anniversaire du martyre des saints patrons de la France, Éloi dit à un boiteux : « Si vous croyez fermement, levez-vous et marchez. » Puis tendant la main à l'infirme, celui-ci se leva; il était guéri2. D'autres prodiges de cette nature se renouvelèrent au tombeau de saint Germain de Paris, à l'église de Sainte-Colombe 3, au vicus Gamapium (Gamache)4, partout enfin où passait l'homme de Dieu. Comme il accompagnait le roi en Austrasie, à la porte de Strasbourg, il rendit la vie à un criminel exécuté la veille, et obtint pour lui la liberté 5. La sainteté chez le thaumaturge ne nuisait pas à la fécondité de l'artiste. «Parmi tous les chefs-d'œuvre qu'il exécuta alors, sans compter le tombeau de saint Denys, la merveille de notre âge, dit saint Ouen, je nommerai seulement les châsses des saints Germain, Séverin, Piat, Quentin, Lucien, Geneviève, Colombe, Maximien, Lollien et Julien, mais surtout celle du bienheureux Martin de Tours, dont le roi Dagobert fit tous les frais. C'est un admirable travail d'or et de pierres précieuses. Éloi décora avec le même talent le tombeau de saint Brice, et Dagobert lui accorda en faveur de la basilique de Saint-Martin l'exemption du cens qu'elle payait chaque année à l'état6.»
31. La charité du saint artiste ne connaissait pas de plus belles récompenses que celles qui enrichissaient de la sorte les églises et les pauvres. La foi lui paraissait le trésor par excellence, dont il ambitionnait surtout le maintien pour sa patrie. « Après la mort de Dagobert, un grec monothélite, banni de l'Orient, était venu se réfugier dans l'antique cité d'Edua, aujourd'hui appelée, dit saint Ouen,
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1. Audoen., Vit. Elig., cap. XIX. — 2 lbid.t cap. xxni. — 5 lbid., cap. XXIV. — ' lbid., cap. xxvn. — s lbid., cap. xxxi.
2. Audoen., Vit. Elig., cap. xxxn. Le lecteur qui voudrait se faire une idée des objets d'art dus au génie de saint Éloi, peut consulter le savant travail de M. C. Liuas, intitulé : Orfévrerie mérovingienne—Les œuvres de saint Eloi. Paris, Didron, 1864, in-S°.
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Augustodunum (Autun). Il y répandit bientôt, avec autant de subtilité que de fourberie, le venin de ses doctrines perverses. Éloi qui demeurait au palais en fut informé. Il se concerta avec plusieurs personnages sincèrement attachés à la foi catholique. J'étais du nombre, ajoute le biographe. Éloi cherchait tous les moyens de prévenir cette dangereuse contagion, avertissant les évêques, stimulant le zèle des leudes. Il obtint enfin un ordre du prince (Clovis II) pour la réunion d'un concile à Orléans (639). L'hérétique y comparut, et lutta contre les plus habiles docteurs avec une incroyable éloquence. Il avait réponse à tous les arguments; quand on pensait le serrer de plus près, il échappait par quelque subterfuge imprévu, comme un serpent se glisse dans les fissures imperceptibles du rocher. On désespérait d'aboutir à une conclusion lorsque Salvius, un des évêques les plus érudits de l'assemblée, prit la parole. Visiblement suscité par la Providence pour le triomphe de l'orthodoxie, Salvius dissipa tous les nuages amoncelés par l'hérétique; il exposa la vérité dans un jour tel qu'une acclamation de joie retentit au sein du concile. Un dialogue vif et serré s'établit entre lui et l'artificieux sectaire ; il le força à dévoiler toute sa mauvaise foi. Une sentence d'anathème fut prononcée contre le monothélite ; on la publia dans toutes les villes de la Gaule, et l'hérétique fut chassé honteusement 1. » Avec la même vigilance et le même succès, Éloi fit chasser de Paris deux autres hérétiques orientaux, dont l'un, se disant évêque, parcourait les cités et les bourgades en propageant ses funestes erreurs. Profondément versé dans la science des Écritures, Éloi, bien que laïque, se vit plus d'une fois contraint, pour répondre aux désirs de la foule qui l'entourait, de traiter des questions de foi. Il le faisait avec une simplicité et une grâce admirables, exhortant ses auditeurs à persévérer invariablement dans la doctrine catholique et à se garder comme d'un poison des sophismes de l'hérésie 2.»
1. Audoen., Vit. Elig., cap.xxxv. Ce concile dont nous n'avons plus les actes et qui ne nous est connu que par le récit de saint Ouen, est le VIe d'Orléans. On se rappelle que le précédent avait été sous le roi Childebert le 28 octobre 519. Cf. tom. XV de cette Histoire, pag. 21.
2. Vit. Elig., lib. I, cap. xxxvl.
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32. Tel était l'intendant des monnaies, l'orfèvre du palais mérovingien. En 640 le clergé et le peuple de Noviomum (Noyon) l'élurent à l'unanimité pour succéder à saint Achaire, disciple de saint Colomban, sur le siège épiscopal de leur ville. Vers la même époque mourait à Rothomagus (Rouen) l'évêque Romanus (saint Romain), l'un des élèves les plus distingués de l'école palatine. Il avait durant son épiscopat arraché au culte des idoles les populations encore païennes de son diocèse, arrêté miraculeusement une inondation de la Seine, et tué par la vertu de la croix un serpent monstrueux qui désolait la contrée 1. Les vœux de la population désignèrent, pour recueillir l'héritage de ses vertus et de son dévouement pontifical, Audoenus (saint Ouen), le référendaire de la cour mérovingienne, l'ami et le futur biographe d'Éloi. Leur sacre eut lieu simultanément le 14 mai 640, le dimanche avant les Litanies 2, dans l'église de Rouen, au milieu d'un concours immense d'évêques, de clercs, de seigneurs
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1 Cf.
tom. XV de
cette Histoire, pag. 340. Saint Achaire est honoré le 27 novembre. La terreur du serpent monstrueux, ou dragon, qui désolait la province de Neustrie était telle qu'il ne se trouva pas un seul homme assez courageux pour accompagner le pontife, lorsqu'il se dirigea vers le repaire du monstre. Romain se fit suivre d'un meurtrier qu'il alla chercher dans la prison
publique. En mémoire de cet événement, chaque année, le jour de l'Ascension,
le chapitre de la cathédrale de Rouen avait le privilège de délivrer de la prison et de la mort un criminel auquel on faisait lever la fierte
(feretrum),
ou châsse de saint Romain. Deux mois à l'avance, le chapitre prévenait les juges d'avoir à suspendre les exécutions capitales. Le jour arrivé, il choisissait
le prisonnier destiué à jouir du privilège de la fierte. Ce privilège, qui
remontait à l'époque mérovingienne, fut maintenu par les ducs de Normandie, et
plusieurs fois confirmé par les rois de France. Le jugement légal du prisonnier
avait lieu dans les formes ordinaires, et la sentence capitale lui était prononcée. Le matin de l'Ascension, il était amené à la cathédrale,
et pendant la procession qui durait une partie de la journée, il portait sur
ses épaules la fierte bénie. Au retour, une messe était chantée, quoiqu'il
fût ordinairement cinq ou six heures du soir, et le criminel, après une
exhortation publique, était mis en liberté. La fête de saint Romain de Rouen se
célèbre le 23 octobre. Cf. A. Floquet, Histoire du privilège de saint Romain.
Rouen, 1833, 2 vol. in-8°.
2 Die dominica ante Litanias (Vit. Elig., lib. II, cap. n); c'est-à-dire le dimanche avant les Rogations, litanies ou processions solennelles qui précèdent de trois jours l'Ascension.
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et de peuple. « Nous reçûmes ensemble la consécration, dit saint Ouen ; la cérémonie fut gratuite. » Cette dernière parole du vénérable hagiographe est une protestation contre les taxes, offrandes et conventions simoniaques, trop fréquentes au VIIe siècle dans les Gaules. « Il fallut ensuite nous séparer, ajoute saint Ouen; Éloi partit pour sa résidence de Noyon. L'humble orfèvre de Limoges, devenu prêtre et évêque malgré lui, se trouvait le gardien, le défenseur, l'arbitre des villes et municipes de Vermand l'ancienne métropole, de Tournay jadis cité royale, de Noviomum, de Gand et de Courtray. La Providence le donnait pour pasteur à ces contrées, parce que les habitants en étaient encore pour la plupart ensevelis dans les ténèbres du paganisme, livrés aux superstitions les plus grossières, vivant à la manière des bêtes sauvages sans avoir reçu encore la parole du salut. » Ainsi parle saint Ouen. Déjà cependant l'évêque missionnaire saint Amand avait traversé en apôtre le pays des Morins, si longtemps fermé à la lumière évangélique. Déjà un moine de Luxeuil, Audomarus (saint Omer) 1, était venu, avec le titre d'évêque de Térouanne, seconder les efforts du vénérable Achaire. Son ancienne abbaye lui avait envoyé toute une colonie d'ouvriers apostoliques. On vit s'élever du milieu d'un immense marécage les murs du nouveau monastère de Sithiu, centre et origine de la future cité de Saint-Omer. Un autre disciple de saint Colomban, Riquier, de sa retraite de Centulum 2 destinée aussi à devenir une abbaye fameuse, prêchait la foi aux peuplades répandues sur les côtes de la Morinie. Enfin un troisième apôtre, sorti également de Luxeuil, Bertin 3, fondait à Wormhouth une nouvelle maison de prière, de prédication, de travail et de science, dont la gloire ne cessa de rayonner dans tout le moyen âge sous le nom d'abbaye de Saint-Bertin.
33. Le nouvel évêque de Noyon était un apôtre de plus envoyé à ces populations au sein desquelles la semence de l'Evangile allait enfin jeter des racines si profondes. «Rompant, dit M. Ozanam,
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1 S. Omer est honoré le 9 septembre. — 2. S. Riquier le 26 avril. — 3 S. Bertin le 5 septembre.
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avec les habitudes sédentaires qui faisaient l'impuissance de l'épiscopat austrasien, Éloi commença à s'enfoncer dans les campagnes et à visiter les tribus des Suèves, des Frisons et des autres barbares compris dans les plaines de la Flandre, depuis Courtray jusqu'à Anvers 1.» Le tableau de cette mission tracé par saint Ouen est émouvant. « Sans autre bouclier que celui du Christ, dit-il, Éloi abordait ces idolâtres, qui se jetaient parfois sur lui comme des bêtes féroces. La majesté de sa personne, la douceur de ses discours, son inaltérable patience et surtout l'austérité et la mortification de sa vie les désarmaient bientôt. Lorsque la foule irritée poussait autour de lui des cris de mort, il s'agenouillait, levait au ciel les yeux et les mains, priant à haute voix le Seigneur d'éclairer ces aveugles spirituels. On consentait peu à peu à écouter un homme si extraordinaire. Il déployait alors toutes les ressources de son industrieuse charité, avec un art et une délicatesse infinie; il entrait dans le cœur des barbares, ouvrant à leur ambition les espérances immortelles qui leur étaient jusque là inconnues, prêchant la paix et la concorde aux ennemis, le calme aux esprits violents, la douceur aux plus farouches. II fallait une église pour se réunir et entendre la série des merveilleux enseignements qu'il leur apportait. L'église était improvisée avec des branchages. Une moisson d'âmes apparaissait soudain sur ce sol naguère aride et désolé. Les barbares de la veille, hommes, femmes, vieillards, enfants, accouraient à la pénitence, distribuaient leurs biens aux pauvres, rendaient la liberté à des familles de captifs et d'esclaves. Chaque année, à la solennité de Pâques, l'évêque donnait le baptême à une véritable armée de catéchumènes. Mêlés aux enfants et aux adolescents, des vieillards s'avançaient, les mains tremblantes, le front ridé, la tête blanchie par les années. Tous semblaient renaître sous la main d'Éloi; ils paraissaient subitement renouvelés quand, au sortir de l'eau baptismale, on les revêtait d'habits blancs. D'autres, des guerriers dont le corps était couvert de blessures, se relevaient sans qu'on aperçût une trace de leurs
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1 Ozanam, La Civilisât, chrétienne chez les Francs, pag. 84.
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anciennes cicatrices. Combien d'hommes, de femmes, de jeunes filles, à l'exemple de leur apôtre, renonçaient à toutes les choses du siècle et sollicitaient de lui la permission d'embrasser la vie cénobitique! Il leur assignait ou leur faisait construire des monastères1. » Saint Ouen nous a conservé quelques fragments d'une prédication qui faisait des conquêtes si prodigieuses et si rapides. On aime à y surprendre le secret de la parole chrétienne au moment de sa plus grande puissance, à entendre le langage sensé que l'Église tenait à des peuples bercés de fables, qui allait, pour ainsi dire, réveiller les consciences, substituer aux vaines terreurs de la superstition la crainte de Dieu et le respect des hommes. « N'adorez point le ciel, disait Eloi, ni les astres, ni la terre, ni rien autre que Dieu ; car seul il a tout créé et tout ordonné. Sans doute le ciel est haut, la terre est grande, la mer immense, les étoiles sont belles; mais il est plus grand et plus beau, celui qui les a faits. Je vous déclare donc que vous ne devez pratiquer aucune des sacrilèges coutumes des païens 1. Que nul n'observe quel jour il quitte sa maison ni quel jour il y rentre ; car Dieu a fait tous les jours. Il ne faut pas craindre non plus de commencer un travail à la nouvelle lune ; car
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1 Andoen., Vit. Eligii, lib. II, cap. vni.
2 L'auteur
des Gesta Dagoberti nous a conservé un curieux exemple de la faveur dont jouissaient les horoscopes et l'astrologie, à l'époque mérovingienne.
Les ambassadeurs francs envoyés à Héraclius racontaient que ce prince, fort
adonné aux observations astrologiques, avait découvert par cette voie qu'un
grand danger menaçait l'empire, et qu'un peuple circoncis devait bientôt le
dévaster. Ils attribuaient à cette révélation le zèle d'Héraclius pour la
conversion même forcée des Juifs. L'événement prouva que l'astrologie avait eu
raison, lors des foudroyantes conquêtes du mahométisme en Orient : mais
Héraclius s'était trompé de peuple, et les musulmans circoncis jouèrent en effet
le rôle que les appréhensions de ce prince attribuaient aux juifs. Voici le
texte : Cum auiem esset Héraclius imperator litteris nimium eruditus,
periiissimus ad ultimum astrologus efficitur, gui cognoscens in sidemm signis
quod a circumcisis gentibus divino nutu ejus imperium esset vastandum, ad
Dagobertum regem Francorum dirigit, petens ut omnes
Judceos regni sui secundum fidem catholicam bapiizari prmciperet... sed Heraclio
non de Judœis sed de Âgarenis, id est Saracenis, circumcisis gentibus fuerat
denuntiatum ; quoniam ab ipsis ejus imperium postmodum noscitur esse captum atque violenter vastatum (Gest. Dagob., cap. xxv ; Va.tr. lat., tom. XCV1,
col. 1405).
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p68 PONTIFICAT DE THÉODORE I (642-649).
Dieu a fait la lune pour servir à marquer les temps, à tempérer les ténèbres, et non pour qu'elle suspendît les travaux ni qu'elle troublât les esprits. Que nul ne se croie soumis à un destin, à un sort, à un horoscope, comme on a coutume de dire que « chacun sera ce que sa naissance l'a fait. » Dieu veut au contraire que tous les hommes se sauvent et arrivent à la connaissance de la vérité. Chaque jour de dimanche rendez-vous à l'église, et là ne vous occupez ni d'affaires ni de querelles ni de récits frivoles, mais écoutez en silence les divines leçons. Il ne vous suffit pas, mes bien-aimés, d'avoir reçu le nom de chrétiens, si vous ne faites des œuvres chrétiennes. Celui-là porte utilement le nom de chrétien, qui garde les préceptes du Christ, qui ne dérobe point, qui ne fait pas de faux témoignages, qui ne ment point, qui ne commet point d'adultères, qui ne hait aucun homme, qui ne rend point le mal pour le mal. Celui-là est vrai chrétien qui ne croit point aux phylactères (talismans) ni aux autres superstitions du diable, mais qui place dans le Christ seul son espérance ; qui reçoit les voyageurs avec joie comme le Christ lui-même, parce qu'il est dit : «Je fus voyageur, et vous m'avez reçu. » Celui-là, dis-je, est chrétien qui lave les pieds de ses hôtes, et les aime comme des parents très-chers, qui donne l'aumône aux pauvres selon la mesure de ses facultés, qui ne touche pas à ses fruits sans en avoir offert quelque chose au Seigneur, qui ne connaît ni les balances trompeuses ni les fausses mesures, qui vit chastement et qui apprend à ses voisins à vivre dans la crainte de Dieu; qui enfin, retenant de mémoire le symbole et l'oraison dominicale, s'applique à les enseigner à ses enfants et à ceux de sa maison1. » — « Quoi de plus simple que ces paroles ? ajoute M. Ozanam. Et cependant quoi de plus nouveau pour des hommes de sang, habitués à honorer leurs dieux par des victimes humaines, qui ne connaissaient pas de devoir plus sacré que la vengeance, ni de précepte plus sage que cette maxime de l'Edda : « Qu'il se lève matin, celui qui en veut à la vie et aux richesses d'autrui. Rarement le loup, s'il reste couché, trouve une proie 5 ! »
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1 Vita Elig., cap. xxv, pass., trad. de M. Ozanaui. — 2. La Civilisation chrétienne chez les Francs, pag. 86.