Darras tome 19 p. 153
67. Des écarts si monstrueux ne se justifient pas, mais ils s'expliquent par l'aveuglement fanatique de l'esprit de secte. Photius, mort pour l'historien en 891, est toujours vivant dans le schisme oriental dont il fut le fondateur et le père. A l'heure actuelle, le souffle de révolte et de haine contre le saint-siége qu'il répandit en Orient est plus vif et plus intense qu'à l'époque même où vécut ce grand schismatique. Il n'est plus question aujourd'hui pour nos frères séparés de l'église grecque de savoir quel était d'Ignace ou de Photius le patriarche légitime. Ce point d'histoire est assez éclairci pour que la légitimité de saint Ignace de Constantinople soit généralement reconnue par les Grecs eux-mêmes. Comme s'il eût prévu par quelque inspiration d'un infernal génie que la postérité s'intéresserait peu à une question de personnes, et qu'elle devrait même finir par le condamner lui-même, Photius en dernier lieu transporta la controverse sur un terrain tout différent. Il s'effaça pour laisser toute la place à une question dogmatique de la plus haute importance, dans laquelle il signalait au monde entier ce qu'il nommait la grande hérésie de l'Église romaine. Prouver que le saint-siége et tout l'Occident
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Histoirt de Photiiu, livre ix. p. 394.
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chrétien professaient une doctrine erronée, c'était justifier victorieusement son schisme et y entraîner l'Orient. Voilà ce que Photius entreprit quelques années avant sa mort. Il concentra tout le venin de son erreur dans une lettre sur la Procession du Saint-Esprit, adressée vers l'an 886 à un patriarche d'Aquilée dont le nom ne nous est plus connu. Comme cette lettre de Photius est restée pour les Grecs schismatiques le formulaire et le dernier mot de leur croyance, nous allons en reproduire toute la partie dogmatique. « Au pontife cher à Dieu, notre frère et coévêque très-saint et très-sacré, le très-admirable et illustrissime archevêque et métropolitain d'Aquilée, Photius par la grâce de Dieu archevêque de la nouvelle Rome et patriarche œcuménique. — Le message que nous a transmis votre béatitude nous apportait une nouvelle preuve de sa religieuse piété, de sa charité ardente et depuis si longtemps éprouvée. Les qualités personnelles du vénérable évêque à qui vous l'avez confié, sa vertu, sa prudence, la fermeté de son caractère et les ressources de son esprit nous ont fait admirer comme dans un miroir vivant tout ce que votre lettre taisait et devait taire, je veux dire votre haute sainteté dont celle de votre légat est le reflet. Grâces immortelles soient donc rendues au Dieu de toutes grâces, à l'auteur de tout don parfait, de ce qu'il daigne en Occident comme en Orient accorder au peuple de tels pasteurs et faire resplendir sur les chaires pontificales ces grandes lumières de sainteté et de salut. Mais à côté de ce spectacle si consolant, quelle amertume pour notre cœur s'il nous faut ajouter foi à un bruit venu jusqu'à nous. Plût à Dieu qu'il ne fût point fondé et que je n'aie pas le douloureux devoir de vous entretenir de ce lamentable sujet. Comme si la parole de Dieu ne devait pas pleinement leur suffire, comme s'ils ne comptaient pour rien les définitions, les décrets des pères et des conciles, on nous assure que certains occidentaux introduisent un nouveau dogme et soutiennent que l'Esprit-Saint ne procède pas seulement de Dieu le Père mais encore du Fils. C'est là une erreur monstrueuse contraire à toutes les paroles de notre Seigneur, et c'est de plus un outrage à la majesté divine du Saint-
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Esprit, qu'on abaisse en le faisant procéder du Fils, en imaginant une double procession comme si une seule ne suffisait pas; enfin c'est une absurdité impie et blasphématoire condamnée par la tradition et l'enseignement de tous les grands sièges. Le pontife de Rome, Léon l'Ancien (Léon I le Grand), dans la divine constitution qu'il adressa aux pères du IVe concile général le Chalcédoine, enseigne que le Saint-Esprit procède du Père, mais il ne dit pas qu'il procède du Fils. De nos jours, Léon le Jeune (Léon III) héritier de son nom et de sa doctrine, a pris des mesures pour que le symbole de la foi en passant par des idiomes barbares ne pût jamais être altéré. Il a appris aux Occidentaux qu'il ne fallait employer pour parler du mystère de la Trinité adorable que les formules consacrées par le texte grec original et comme témoignage impérissable de sa foi il a fait graver sur des tables d'argent aux portes des basiliques romaines le symbole grec tel qu'il fut rédigé à Constantinople dans son intégrité primitive, sans y admettre la moindre addition. Ces deux saints pontifes ne sont pas, à beaucoup près, les seuls que nous puissions citer : l'église d'Occident est assez riche en docteurs pour nous offrir une longue liste d'illustres témoins. Mais il nous suffit pour confondre la nouvelle hé- résie d'avoir constaté qu'elle est repoussée aussi bien par le siège de Rome que par les quatre autres premiers sièges, c'est-à-dire par l'unanimité de l'Église fondée sur la pierre des paroles de Jésus-Christ et contre laquelle les portes de l'enfer, c'est-à-dire les hérétiques avec toutes leurs subtilités ne prévaudront pas. C'est donc à vous, puissante colonne de l'Église, sentinelle avancée de la maison d'Israël, que notre humilité s'adresse, vous suppliant de redoubler de zèle et de vigilance pour rallumer le flambeau de la foi véritable confié à votre ministère épiscopal, pour faire briller aux yeux de nos frères égarés dans les ténèbres de l'erreur, les resplendissantes clartés de la foi divine. Le Seigneur lui-même nous a donné la règle de foi sur le dogme de la procession de l'Esprit Saint, « Esprit de vérité, qui procède du Père : Spiritum veritatis qui a Pâtre procidit1. » Ce sont les expressions mêmes recueil-
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1. Joan. XV, M.
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lies du cœur et des lèvres du divin Maître par le grand apôtre Jean, le prince de la théologie. Faire procéder l'Esprit-Saint à la fois du Fils et du Père, c'est introduire dans la Trinité deux principes, deux causes, c'est anéantir l'unité de la monarchie divine. Si la procession qui vient du Père est parfaite, qu'est-il besoin d'une seconde procession, quand l'Esprit-Saint est déjà dans la plénitude de la perfection par la première? Que si elle est imparfaite, mais qui oserait avancer une proposition si absurde? il faudra supposer une imperfection dans l'auguste Trinité qui est l'essence même de la perfection. Et par une conséquence nécessaire de cette monstrueuse doctrine, il faudra dire que l'Esprit-Saint, auteur de toute perfection, est lui-même un composé de deux principes de chacun desquels il procède imparfaitement. Les novateurs n'ont point encore osé dire que l'Esprit-Saint est le petit-fils du Père ; cette locution révolterait trop le sens chrétien. Mais s'ils reculent devant le mot, le fait n'en découle pas moins de leur prétendu principe, car si le Fils est engendré du Père par génération, le Saint-Esprit, dès qu'il viendrait du Fils par procession serait réellement à l'égard du Père dans la situation de petit-fils. Quel blasphème! 0 vous, le plus vénérable des pontifes sacrés ! n'épargnez rien pour démontrer l'absurdité sacrilège d'un tel enseignement. Si l'Esprit procède du Fils par génération, le Fils étant lui-même engendré, il s'ensuivrait que l'Esprit procéderait aussi du Père par voie de génération, puisque le Père engendre le Fils, et que l'Esprit procède en même temps que le Fils qui est engendré. Que si, poussés à bout, les novateurs imaginent une différence de temps, un intervalle quelconque entre la génération du Fils par le Père et la procession de l'Esprit-Saint venue par le Fils, dès lors il faudra nécessairement admettre que l'Esprit est moins ancien que le Fils. S'ils reculent encore devant cette impiété manifeste, ils seront forcés de reconnaître que l'Esprit est engendré. — Les nouveaux hérétiques prétendent, dit-on, étayer leur erreur sur le mot si connu de saint Paul : «Dieu a envoyé l'Esprit de son Fils qui crie dans vos cœurs : Abba, c'est –
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à-dire Père : Misit Deus Spiritum Filius sui in corda vestra clamantem : Abba, Pater1. » Mais dans ce texte le grand apôtre ne dit pas que l'Esprit-Saint procède du Fils. Restez donc dans la rigueur de ces termes : l'Esprit-Saint est l'Esprit du Fils, il a été envoyé par le Père. Le Saint-Esprit est l'Esprit du Fils, parce qu'il a avec le Fils une même essence, une même divinité, parce que tous deux se rapportent à un même principe, principe qui engendre le Fils et duquel procède le Saint-Esprit. Si ces termes : «Esprit du Fils » signifient que l'Esprit procède du Fils, on devra donc croire également que le Père lui-même procède du Fils, car on dit tous les jours en parlant de la première personne de la Trinité : le « Père du Fils. » — Une autre conséquence blasphématoire qu'il faut relever encore : Si l'Esprit procède du Fils, cette procession ne saurait être ni antérieure ni postérieure à la génération du Fils lui-même, car il faut éliminer de la Trinité auguste toutes nos distinctions humaines de temps. Si donc l'Esprit procède à la fois du Père et du Fils, il se trouvera également distinct de la personne de l'un et de l'autre des principes qui le produisent. Il y aura au lieu d'un seul deux Esprits-Saints, l'un procédant du Père, l'autre du Fils. Or, cette étrangeté ne s'observe même pas dans les êtres produits par la génération d'ordre inférieur. Quant à un seul et même être qui serait substantiellement un et qui proviendrait de principes distincts sans participer à leur nature distincte cela ne se rencontre ni dans la génération ni dans un mode d'existence plus excellent, s'il en est. — Dans leur délire il ne restait plus aux blasphémateurs que de travestir les paroles mêmes de Jésus-Christ, et de faire du Verbe divin l'auteur de leur propre blasphème. Notre-Seigneur dit : « L'Esprit de vérité recevra de ce qui est à moi et vous l'annoncera : De meo accipiet, et annuntiabit vobis : Tô nvzûpc lx toû tyoO Aii^irac 1. Puisque l'Esprit Saint reçoit du Fils, disent les hérétiques, c'est donc qu'il procède de lui. Fausse interprétation, car Notre-Seigneur n'a point dit: « L'Esprit recevra de moi, » mais « L'Esprit recevra
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1. Gal. IV, 8.
2. Joan. XVI, 14-15.
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de ce qui est à moi. » Or ce qui est au Fils, c'est le Père, donc l'Esprit Saint procède du Père et non du Fils. — Soit, disent-ils ; mais le grand Ambroise, saint Augustin, saint Jérôme et plusieurs autres docteurs également illustres par la science et la sainteté, tous versés profondément dans l'étude et la connaissance des livres saints déclarent formellement dans leurs ouvrages que l'Esprit-Saint procède du Fils. A cette objection, la réponse qui se présente tout d'abord et comme naturellement est celle-ci. Supposé que dix ou vingt des Pères de l'Église aient enseigné que l'Esprit-Saint procède du Fils, tandis que six cents autres ont gardé le silence sur ce point, faudra-t-il préférer le sentiment de dix ou vingt personnes à celui de milliers d'écrivains? Et s'il arrive qu'un petit nombre de Pères, malgré leur génie, soit tombé dans quelque erreur, au lieu de la dissimuler dans un silence respectueux, faut-il, à l'exemple de Cham, la manifester à tous les yeux et l'exposer aux railleries du monde entier? Notre critérium est à la fois plus respectueux et plus sûr. Nous n'acceptons de l'enseignement des Pères que ce qui est conforme aux paroles de Jésus-Christ; nous répudions tout ce qui s'en écarte. Ces grands et saints personnages ont parfois donné une interprétation inexacte des Écritures, et qui oserait leur en faire un crime? L'embarras des affaires, la sollicitude de l'administration, les mille préoccupations de leur vie si active et si féconde, les besoins de la polémique et enfin l'ignorance inséparable de la condition humaine ont pu égarer leur jugement. Mais en tout état de cause, le Seigneur quand il a daigné définir un dogme, est pour nous en première ligne et tous les docteurs ne peuvent rien contre sa parole1. »
68. Telle est en substance cette lettre de Photius, qui est encore aujourd'hui le catéchisme de toutes les églises séparées d'Orient. Toute sa force apparente repose sur trois sophismes. Saint Léon le Grand et Léon III ont enseigné que le Saint-Esprit procède du Père. Notre-Seigneur dans une parole authentique citée par
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1 Phot. Epitt. xxiv, lib. i. Patr. grac, tom. Cil, col. 7M-8ZI,
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l’évangéliste saint Jean, tous les Pères et tous les docteurs de l'Église ont professé la même croyance, donc le Saint-Esprit ne procède pas du Fils. Ainsi réduit à sa formule la plus simple, le paralogisme saute aux yeux. Pour établir que l'Esprit-Saint ne procède pas du Fils, il aurait fallu établir que les paroles de l'Écriture, l'enseignement des papes et des docteurs réprouvait explicitement cette doctrine. Or, Notre-Seigneur Jésus-Christ tout en disant explicitement que l'Esprit-Saint procède du Père, enseigne implicitement qu'il procède également du Fils. Sans parler du texte discuté par Photius : Ille de meo accipiet, vingt autres ont la même force. Accipite Spiritum Sanctum -, dit le Sauveur aux apôtres, et en même temps il insufflait sur leur visage le souffle de la grâce et de la vie spirituelle. « Ce souffle, dit saint Augustin, n'était pas matériel, ce fut la substance même de l'Esprit-Saint et la démonstration en acte que le Saint-Esprit ne procède pas seulement du Père mais du Fils 1. » Rapprochées du texte de saint Paul qui déplaisait tant à Photius et qui nomme catégoriquement l'Esprit-Saint comme procédant du Fils : Spiritum Filii, les paroles évangéliques forment un ensemble doctrinal qui atteste la double procession de l'Esprit-Saint. Aussi outre saint Ambroise, saint Augustin et saint Jérôme que Photius nomme seuls, et qu'il affecte de prendre tous trois dans l'église latine, faut-il joindre les noms de saint Chrysostome, saint Athanase, saint Cyrille d'Alexandrie et tant d'autres qui ont professé la croyance à la double procession du Saint-Esprit. Photius le savait nettement; le procédé qu'il emploie pour se débarrasser de cette nuée d'illustres témoignages est sans contredit un trait d'habileté remarquable entre tous. Une multitude d'autres Pères n'ont point parlé du Saint-Esprit comme procédant du Fils; Pho-
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1 Joann. XX, 22.
2. Nec poesumus dieere quod Spiritue Sanelut et a Filio non procédât, rttr.i, enim fruelra idem Spirilut, et Patrie et Filii Spiritue diretur. Nec video quid aliud signifieare voluerit, cum sufjlam in faciem dtscipulorttm ait • « Accipite Spiritum Sanctum. » Neque enim flatut ille eoruoreue... eubetautLi Spiritue Sa ne ti fuit, sed deiiwnslratio per congruam signifientloucm non tnntnm a l'aire, srd et a Filio procedere Spiritum Sanctum (S. Augustin. De Trinii. Lifo, iv, cap. xx. Pair, lut., loin. XL1I, cul. 908).
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tius transforme ce silence en une réprobation et il laisse croire à ses lecteurs qu'ils ont combattu sur ce point la croyance des Augustin, Ambroise, Jérôme, Hilaire de Poitiers, Chrysostome, Athanase, Cyrille, Denys.d'Alexandrie et Théodoret 1. Mais jamais le silence ne saurait passer pour une attaque, ne rien dire c'est ne rien nier. Transformer le rien en une négation, tel est tout le système de Photius. Saint Léon le Grand reproduisant la formule du symbole avait dit du Saint-Esprit qu'il « procède du Père. » Photius veut faire croire que Léon le Grand avait dit : « Le Saint- Esprit ne procède pas du Fils. » Léon III avait fait graver sur des tables d'argent aux portes de la basilique de Saint-Pierre le texte primitif du symbole de Constantinople sans l'addition du Filioque. Photius en conclut que Léon III répudiait dogmatiquement cette addition. Le lecteur se rappelle qu'au contraire Léon III proclamait ouvertement dans sa conférence avec les envoyés de Charlemagne la croyance de l'église romaine au Filioque déjà usité dans toutes les chrétientés d'Espagne, des Gaules, de la Grande-Bretagne et de la Germanie. Cependant par une suprême prudence, digne du vicaire de Jésus-Christ, du successeur de Pierre auquel incombe la sollicitude de toutes les églises de l'univers, Léon III déclarait qu'en présence de l'hostilité systématique des Grecs contre le saint-siége, il y avait inopportunité à soulever ce nouveau sujet de conflit ». Au point de vue théologico-philosophique, les objections de Photius n'ont pas plus de valeur. Quand il parle de deux différents principes que le dogme de la double procession donnerait au Saint-Esprit, et des deux Esprits distincts qui devraient en résulter, il oublie les notions élémentaires de la théologie catholique. C'est un même esprit et un même amour qui procède des deux personnes divines, le Père et le Fils par voie d'inclination et de volonté, en sorte que suivant l'expression de saint Augustin qui avait si profondément étudié cette question : « Le Père et le Fils sont le principe du Saint-Esprit, mais il n'y
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1 Voir tous les textes de ces Pères réunis par Mgr Jager, Histoire de Photius, p. 345-378.
2. Cf. Tom. XVIII de cette Histoire, p. 155.
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a pas deux principes : Fatendum est Patrem et Filium principium esse spiritus Sancti, non duo principia 1; doctrine que saint Hilaire de Poitiers formulait en ces termes : « Il n'y a nulle dualité dans le Saint-Esprit, parce que le Père et le Fils dont il procède sont un même principe ». » L'Esprit-Saint prend son nom et procède de l'amour dont Dieu le Père aime nécessairement son Fils et dont il est éternellement aimé. Or, si l'Esprit-Saint ne procédait pas du Fils, il s'ensuivrait que le Fils ne peut pas aimer son Père comme il en est aimé, c'est-à-dire d'une manière infinie, et dès lors le Fils ne serait pas Dieu. C'est ce qu'un écrivain moderne à très-heureusement exprimé dans les paroles suivantes : « Dire que le Saint-Esprit procède du Père seul, c'est dire que le Père ne communique pas à son Fils bien-aimé la puissance infinie de la « spiration active ; » ce serait donc dire que le Fils est dans l'impuissance de rendre à son Père l'amour infini qu'il reçoit de Lui, et que par conséquent il ne saurait rendre à la première personne de l'auguste Trinité ce qui lui est dû ; ce serait donc constituer le Fils dans un état infiniment inférieur en puissance à son Père : car il ne peut exister de terme moyen entre l'essence divine et toute autre nature ; point de milieu entre l'infini et le fini. Et quelque haut que vous prétendiez placer le Fils de Dieu, si vous ne lui accordez l'essence infinie, égale en toute-puissance à celle de Dieu son Père, dans toute sa plénitude, il restera toujours entre le Fils et le Père l'incommensurable abîme qui sépare l'infini du fini. Dès lors plus de consubstantialité et par conséquent plus de Trinité. L'essence divine, telle qu'elle nous est révélée n'a plus d'existence réelle ; le monde est sans Dieu. Telles seraient les conséquences évidentes d'une doctrine qui prétendrait enlever au Fils de Dieu la puissance infinie de la spiration active, de l'égal amour du Fils pour le Père comme du Père ; mutuel amour qui constitue la procession du Saint-Esprit. Ce serait le blasphème arien dans son infernale horreur 3.»
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1. S.. Augustin. De Trinit. Lib. v, cap. xiv, n« 15.
2. Hilar. Fragment. Spieileg. Roman. 184], p. 35.
3.Persécutions et souffrances de l'Eglise catUolique en Russie, p. 176.
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69. Le legs fait par Photius à l'église d'Orient dans sa lettre contre le dogme de la double procession du Saint-Esprit demeura l'arme favorite du schisme. Durant les périodes d’union avec le siège romain, cette arme restait au fourreau ; on ne l’en tirait qu'aux époques de séparation nouvelle. Immédiatement après l’expulsion de l’intrus, on procéda à l'élection d'un patriarche légitime. Les suffrages unanimes élevèrent à cette dignité le frère de l'empereur, le prince Etienne, syncelle de la basilique des Apôtres. Etienne avait reçu le diaconat des mains de Photius; dont il ne partageait cependant en rien ni les erreurs ni la haine invétérée contre le saint-siége. Léon VI convoqua à Constantinople tous les évêques, clercs et religieux que le patriarche schis-matique avait si violemment persécutés. L'assemblée fort nombreuse fut présidée par le métropolitain de Césarée, Stylianus, victime lui-même des fureurs de l'intrus. A l'unanimité les vénérables confesseurs de la foi déclarèrent qu'ils étaient prêts à reconnaître Etienne pour légitime patriarche à la condition que le pape confirmerait son élection et lui accorderait, s'il y avait lieu, dispense et absolution pour les cas d'irrégularité ou de censures encourues par le fait d'une ordination conférée par l'intrus. Cette situation n'était d'ailleurs point particulière au prince patriarche ; la plupart des évêques suffragants et des membres du clergé byzantin avaient également reçu de Photius le sacre ou l'ordination. Il fallait donc que le saint-siége intervînt avec son autorité souveraine et rétablît par une mesure générale tout ce qu'il y avait eu de défectueux dans les divers degrés de la hiérarchie ecclésiastique au sein du patriarcat de Constantinople. L'empereur Léon VI écrivit à ce sujet au pape une lettre que nous n'avons plus. Mais celle que Stylianus, au nom du synode de Byzance adressait à Etienne VI, pour le même objet, nous a été conservée. Elle constitue un véritable monument historique et résume les principaux événements du schisme de Photius. A ce titre elle mérite d'être placée intégralement sous les yeux du lecteur. « Au très-saint et très-bienheureux Etienne, seigneur et pape œcuménique, Stylianus évêque de Césarée dans la pro-
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vince Euphratésia, serviteur des serviteurs de Dieu, au nom de tous les évêques, prêtres et diacres de la très-sainte église de Contantinople, et du clergé suffragant régulier et séculier, prêtres et moines. L'Église de Dieu, l'Église catholique et apostoslique a toujours prévalu contre ses persécuteurs ; l'Écriture déclare que le Seigneur lui-même renverse les conseils de ses ennemis; parce que s'attaquer à l'Église c'est faire la guerre à Dieu. Vous le savez, pontife vénérable, chef auguste de la catholicité, l'ennemi du genre humain renouvelle à toutes les époques sous des formes diverses, sa lutte contre la justice et la vérité. Il débuta chez nous par l'horrible persécution contre les images de Jésus-Christ, de sa Mère la vierge immaculée et des saints serviteurs de Dieu. Avec le secours de la grâce céleste et l'appui de nos pieux empereurs, cette hérésie disparut. Mais le démon souleva une nouvelle tempête. Il suscita trois évêques rebelles, Grégoire Asbestas, Eulampius et Pierre, lesquels jurèrent au saint patriarche Ignace une haine mortelle. L'admirable mansuétude d'Ignace échoua contre ces furieux. Il fallut les frapper des censures canoniques. Un appel fut immédiatement interjeté par eux au saint-siège, et le bienheureux pape Léon IV reçut en même temps à Rome les envoyés des rebelles et le moine Lazare, délégué par le patriarche. Le pape ratifia entièrement la conduite d'Ignace et confirma la sentence portée contre les schismatiques. A la mort de Léon IV, les rebelles renouvelèrent leurs instances près de son successeur le très-saint pontife Benoit III, dont ils ne réussirent pas davantage à tromper la vigilance. Benoît les condamna encore. Ce fut alors qu'ils s'adjoignirent un complice destiné à devenir bientôt leur chef, le trop célèbre Photius, dont le crédit était tout-puissant près de césar Bardas, oncle de l'empereur Michel III (l'Ivrogne). Ce Bardas, incestueux notoire, avait reçu d'Ignace des monitions canoniques. Ignace fut violemment dépossédé de son siège et envoyé en exil; on ameuta contre lui la populace par d'atroces calomnies; il fut remplacé par les chismatique Photius, auquel Grégoire Asbestas conféra l'onction épiscopale. La persécution commença dès lors contre les évêques et clercs restés fidèles;
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je fus exilé moi-même, malgré mon indignité. L'intrus n'épargnait rien pour se faire des adhérents; il séduisait les uns par les promesses, il domptait les autres par la terreur, il en achetait d'autres à prix d'argent; du reste, par un écrit signé de sa propre main il s'engageait à ne point inquiéter Ignace ni ceux des évêques ou clercs promus par ce dernier. Au mépris de cette promesse solennelle, il réunit un nombreux synode dans la basilique des Apôtres et promulgua contre Ignace une sentence d'anathème et de déposition. Dans l'espoir d'obtenir du saint-siége la confirmation de ces actes sacrilèges, il députa au pape saint Nicolas I des évêques munis d'une lettre de l'empereur, qui demandait au souverain pontife l'envoi de légats spéciaux chargés de faire à Constanti-nople même une enquête canonique. Il l'obtint. Les évoques Radoald et Zacharie furent députés à ce sujet par Nicolas I, qui leur remit des lettres adressées à l'empereur Michel et à Photius lui-même. Mais les deux légats circonvenus à la fois par l'empereur et par Photius se laissèrent séduire, trahirent leur mandat, et dans un nouveau synode tenu en leur présence condamnèrent Ignace et confirmèrent l'intrusion de Photius. Un archimandrite nommé Théognoste, témoin de cette apostasie, parvint à s'échapper sous un déguisement laïque, s'embarqua pour Rome et rendit compte au pontife du véritable état des choses. Les deux légats infidèles furent anathématisés dans un synode romain présidé par le bienheureux Nicolas, qui renouvela l'anathème contre Photius et maintint les droits du légitime patriarche Ignace. Le pape fit immédiatement transmettre la sentence à l'empereur Michel. Mais dans l'intervalle celui-ci avait été remplacé sur le trône par Basile le Macédonien. Le nouveau prince, inspiré alors par un mouvement de la grâce divine, expulsa Photius et rétablit Ignace sur le siège patriarcal. En même temps il demandait au pape Adrien II, successeur de Nicolas le Grand, la convocation, d'un concile œcuménique qui se tint en effet à Constantinople. On y confirma les précédents anathèmes déjà fulminés contre Photius, et saint Ignace fut maintenu sur son siège. La paix semblait consolidée; mais le génie de Photius si fertile en intrigues ne la
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laissa pas subsister longtemps. A l'aide de complices aussi astucieux et non moins pervers qu'il l'était lui-même, il fit circuler contre le patriarche les plus odieuses calomnies et finit par l'obliger à quitter son siège. A main armée, comme jadis le sacrilège Macedonius, il envahit la basilique de Sainte-Sophie, où je célébrais alors le saint sacrifice. Il nous fallut laisser inachevés les augustes mystères et abandonner à l'intrus le tabernacle du Dieu vivant. A la suite de cet attentat, la plus terrible confusion se produisit à Constantinople. Les uns cédaient aux tortures et reconnaissaient le pouvoir de l'usurpateur, les autres disaient : Nous n'accepterons la communion de Photius que si elle est admise par le siège apostolique de Rome. L'usurpateur imagina alors un nouveau stratagème destiné à séduire la bonne foi des âmes simples. Le pape Jean VIII venait d'envoyer à Constantinople deux légats, les évêques Eugène et Paul, chargés d'une mission relative aux affaires de l'Église des Bulgares. A leur arrivée, saint Ignace était mort. Photius, de concert avec l'empereur Basile, vint à bout de corrompre les deux légats au point que ceux-ci ne rougirent pas d'affirmer qu'ils avaient reçu du pape Jean VIII la mission expresse d'anathématiser saint Ignace et de mettre Pho-tius en possession du siège patriarcal. Cette indigne manœuvre eut pour résultat d'engager dans le schisme un très-grand nombre de frères dont la bonne foi fut ainsi trompée. Par un raffinement inouï de fraude et de sacrilège fourberie, Photius composa de fausses lettres au nom du patriarche mort et au nom de tous les évêques suffragants du patriarcal ; il les fit signer de tous ses partisans et contrefit la signature des autres. Dans ces lettres on suppliait le pape Jean VIII de confirmer la prétendue élection qui avait appelé Photius à succéder au siège de Constantinople, devenu vacant par la mort de saint Ignace. Cette supercherie réussit encore, et le pontife envoya un nouveau légat, le prêtre romain Pierre, lequel confirma, en vertu de l'autorité apostolique, la possession de l'intrus. Tout paraissait conspirer en faveur de l'usurpation ; Photius ne trouvait plus nulle part de résistance. Il se crut tout permis; transportant dans la sphère politique le génie
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intrigant dont il avait tant abusé pour le malheur de l'Église, il se lia avec un misérable nommé Santabarène, et conjura la perte du prince Léon aujourd'hui notre glorieux empereur. Il avait à moitié réussi, lorsque la Providence lassée de tant de crimes permit enfin la punition du criminel. Basile mourut désabusé. Son fils et successeur Léon a chassé le traître et débarrassé pour jamais l'Orient de son joug ignominieux. Maintenant c'est à votre siège apostolique que nous nous adressons pour réparer tant de désastres. Nous supplions humblement votre sainteté d'avoir pitié d'un peuple qui a sans doute reconnu l'autorité usurpée de Photius, mais qui l'a fait avec l'approbation et par l'ordre de légats infidèles, tels que Rodoald et Zacharie, Paul et Eugène. Les ordinations conférées par Photius sont en grand nombre, ne les invalidez pas, car une foule immense et de bonne foi se trouverait ainsi exclue de l'Église. Usez de votre autorité souveraine pour remédier à tant de maux et mettre fin au schisme par le châtiment exclusif de son unique auteur. Dans l'intérêt de la paix générale nous qui avons si longtemps souffert, nous vous conjurons d'user de miséricorde et d'ouvrir le trésor de vos indulgences envers des égarés, victimes d'une tyrannie qui n'eut jamais d'égale sur la terre1. »
70. Cette lettre de Stylianus fut transmise à Etienne VI avec une missive impériale de Léon. La députation solennelle qui les apporta fut accueillie à Rome avec des transports d'allégresse. Depuis trente années que durait le schisme, c'était la seule bonne nouvelle qui arrivât de Constantinople. Etienne VI répondit à l'empereur grec par des lettres qui exprimaient toute sa joie et toute celle des Églises d'Occident à la nouvelle de ces grands événements. Il le priait de lui envoyer quelques évêques orientaux, pour qu'il prît avec eux les mesures nécessaires relativement aux ordinations faites irrégulièrement par le patriarche schismatique. Ces négociations entraînèrent un assez long délai, et quand les députes de Léon VI, envoyés pour traiter ces questions intérieures, arrivèrent à Rome, Etienne VI avait cessé de vivre (7 août 891).
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1. Stylian. EpUl. ad Stephan. VI. Pair, lot., tom. CXXIX, col. 789-793.