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CHAPITRE XXI.
La bénédiction donnée avant le péché pour la propagation de la race humaine, n'a pas été détruite par la prévarication d’Adam; la concupiscence s'y est jointe avec ses infirmités.
Loin de nous donc cette pensée que, dans le paradis, les premiers époux fussent soumis à cette concupiscence, dont la hontee les oblige à se couvrir, pour l'accomplissement de ces paroles de la bénédiction divine : « Croissez et multipliez, et remplissez la terre. » (Genèse. 1, 28.) C'est seulement depuis le péché que cette concupiscence a paru; c’est depuis, que la nature, sans perdre cependant toute pudeur, mais ayant perdu l'empire absolu qu'elle exercait sur le corps, la ressentit, l'aperçut, en eut honte, la couvrit. Quant à cette bénédiction nuptiale pour croitre, se multiplier et remplir la terre, elle demeure, malgré le crime ; mais elle avait été donnée auparavant, pour nous apprendre que la génération des enfants est la gloire du mariage et non la peine du péché. Toutefois à présent, les hommes, sans aucune connaissance des félicités du paradis, s'imaginent qu'il n'eùt pas été possible d'y avoir des enfants, sinon par le moyen qu'ils ont eux-mêmes, c'est‑à‑dire par la concupiscence, dont le mariage, même honnète, ne laisse pas de rougir, comme nous l'avons vu. Les uns, (les Manichéens) incrédules et railleurs, rejettent totalement ce passage de la sainte Écriture, où il est question de la honte de nos premiers parents après le péché, et du voile dont ils se couvrirent. Les autres le recoivent avec respect, mais ne veulent pas entendre ces paroles : « Croissez et multipliez, » de la fécondité naturelle, parce qu'il est dit aussi, mais dans un sens spirituel : « Vous multiplierez par votre
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vertu les forces de mon âme. » (Ps. cxxxvii, 4.) Quant aux paroles de la Genèse qui suivent : « Et remplissez la terre, et dominez sur elle,» ils entendent par la terre, la chair que l'âme remplit par sa présence, qu'elle domine en souveraine, lorsqu'elle est multipliée en vertu. Mais, pour les fruits de la chair, ils soutiennent qu'ils n'ont pu naître alors, pas plus qu'aujourd'hui, sans la concupiscence qui, après le péché, s'est déclarée, portant avec elle la honte et forçant l'homme à se couvrir; que, d'ailleurs, nos premiers parents ne devaient point avoir d'enfants dans le paradis, mais en dehors, puisque c'est seulement après qu'ils en furent chassés, qu'ils se connurent et qu'ils eurent des enfants.
CHAPITRE XXII
Du lien conjugal institué et béni de Dieu dès l’origine.
Mais pour nous, nous ne doutons pas que croître, multiplier et remplir la terre, en vertu de la bénédiction divine, ne soit un don du mariage que Dieu établit, dès le commencement, avant le péché, en créant l'homme et la femme, c'est‑à‑dire deux sexes différents. Car cette ceuvre divine, est immédiatement suivie de la bénédiction elle‑même. Après ces paroles : « Il les créa mâle et femelle, » (Genèse, 1, 27) l'Écriture ajoute aussitôt : « Et Dieu les bénit en disant : Croissez et multipliez et remplissez la terre et dominez sur elle. » Or, bien que l’on puisse sans inconvénient donner à ces dernières paroles un sens spirituel, il est impossible d'entendre les mots : « mâle et femelle, » comme s'il s'agissait d'une seule et même personne, sous le spécieux prétexte qu'en l'homme, autre chose est ce qui gouverne, et autre chose ce qui est gouverné. On voit au contraire, très clairement ici la création de deux êtres, différents de sexe, afin que par eux leur race pût se perpétuer, multiplier et remplir la terre, et ce serait une grande absurdité de vouloir disputer sur une chose si évidente. Il n'était en effet question, ni de l'esprit qui commande, et de la chair qui obéit; ni de la raison qui gouverne, et de la convoitise qui est gouvernée ; ni de la vertu contemplative qui domine; ni de l'entendement et des sens. Mais évidemment, il s'agissait du lien conjugal unissant ensemble les deux sexes, lorsque, interrogé, s'il était permis de répudier sa femme, puisque Moïse avait permis le divorce aux Juifs à cause de la dureté de leur cœur, le Seigneur répondit : « N'avez‑vous point lu que celui qui les créa dès le commencement, les créa mâle femelle, et dit : C'est pourquoi l'hom-
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me quittera son père et sa mère, et il s'attachera à son épouse, et ils ne seront tous deux qu'une même chair. Voici donc qu'ils ne sont plus deux, mais une même chair. Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni. » (Matth. 4 et suiv.) Ainsi, il est certain qu'à l'origine, les deux sexes furent créés en personnes différentes, comme aujourd'hui; s'il est dit : un seul homme, c'est à raison ou de l'union conjugale, ou de l’origine de la femme tirée du côté de l'homme. Et c'est de ce premier acte de l'institution divine, que l'Apôtre (Ephés. V, 25; Col. 111, 19) prend occasion d'exhorter les hommes à aimer leurs femmes.
CHAPITRE XXIII.
Si l'homme, conservant son innocence, eût engendré même dans le paradis, ou s'il eût perdu la chasteté dans la lutte contre les mouvements de la concupiscence.
1. Quant à ceux qui prétendent que, sans le péché, il n'y eût eu ni union, ni génération, que veulent‑ils, sinon rendre le péché nécessaire pour compléter le nombre des saints? En effet, si, dans leur opinion, le péché est la cause de la génération, nos premiers parents seraient restés seuls en s'en abstenant; mais alors, pour qu'il n'y eût pas seulement deux justes, pour qu'ils fussent nombreux, le péché était nécessaire. C'est là, assurément, une opinion absurde; ne vaut‑il donc pas mieux croire que le nombre des saints nécessaire à la perfection de la Cité bienheureuse, serait aussi grand, quand même personne n'eût péché, qu'il l'est à présent par la gràce de Dieu, qui le forme de la multitude des pécheurs, faisant son choix parmi les enfants du siècle qui engendrent et sont engendrés.
2. Aussi, sans le péché, ces mariages dignes de la félicité du paradis eussent été exempts de la honteuse concupiscence, et eussent donné des enfants dignes d'amour. Comment cela? Nous ne saurions sans doute alléguer des exemples, ils nous font défaut dans notre condition présente. Toutefois, serait‑il impossible de croire que même cet organe eût pu être soumis à la volonté, quand tant d'autres le sont? Car, si nous remuons à notre gré les pieds et les mains, les faisant servir à leur usage propre, sans aucune résistance, avec cette facilité étonnante, que nous admirons surtout chez les gens de métiers qui, par une merveilleuse souplesse , surexcitent l'énergie d'une nature trop faible et trop lente;
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pourquoi ne croirions‑nous pas que, sans la concupiscence, juste punition de la révolte de l'homme, ces organes eussent été soumis, comme les autres, à la volonté? Cicéron, dans ses livres de la République, examinant la différence des gouvernements, et prenant un terme de comparaison dans la nature de l'homme, ne dit‑il pas que l'on commande aux membres du corps comme à des enfants, à cause de leur promptitude à obéir mais que les parties vicieuses de l'âme sont comme des esclaves qu'il faut forcer à obéir, par plus de sévérité? Cependant, selon l'ordre naturel, l'esprit a la préférence sur le corps, et néanmoins l'esprit commande au corps plus facilement qu'à soi‑même. Mais cette concupiscence, dont je traite en ce moment, est d'autant plus honteuse, que l'esprit n'est absolument maître, ni de lui‑même pour résister à ses caprices, ni de son corps pour placer sous les dépendances de la volonté, plutôt que de la convoitise, ces membres qui ne seraient plus honteux, s'il en était ainsi. Or, maintenant, ce qui nous fait rougir, c'est la résistance du corps qui, par sa nature inférieure, devrait être soumis à l'esprit. Dans les autres passions, la résistance est moins honteuse, parce qu'elle vient de l'esprit lui‑même, et qu'il est à la fois le vainqueur et le vaincu ; il y a là, sans doute, désordre ou vice, car, ce qui l'emporte ici, c'est ce qui devrait être soumis à la raison, cependant, il est toujours son maître à lui‑même, puisqu'il n'est vaincu que par lui. Car, pour les victoires que l'esprit remporte sur lui‑même, en soumettant ses mouvements passionnés à sa raison, soumise elle‑même à Dieu, elles sont glorieuses et deviennent des actes de vertu. Et, d'ailleurs, il est toujours moins honteux pour l'esprit d'être vaincu par lui‑même que de l'être par un corps rebelle, quoique inférieur à lui; qui, enfin, est autre chose que lui, et qui, cependant, n'a de vie, que celle qu'il lui communique.
3. Mais quand, par la puissance de la volonté, les autres membres nécessaires à l'action déréglée refusent leur concours aux organes, que meut la concupiscence malgré la volonté ; la chasteté demeure intacte; la délectation du péché reste, le consentement n'est pas donné. C'est cette résistance et cette opposition, cette lutte entre la volonté et la concupiscence, ou même cet appétit de la convoitise, substitué, à l'énergie de la volonté, qui n'aurait point existé dans le paradis, sans la révolte coupable punie par une autre révolte; là, ces organes eussent été soumis à la volonté, comme les autres
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membres. Le champ de la génération (VIRGILE, Géorg. III) eût été fécondé par l’organe destinéà cette oeuvre, comme la terre est ensemencée par la main du laboureur. Et si, à présent, la pudeur m'empêche de discourir à mon gré sur une telle matière, si, elle m'oblige même à demander humblement pardon aux oreilles chastes ; au paradis, ces précautions eussent été inutiles; on aurait pu en parler tout à son aise, sans craindre de souiller la pensée, et même, il n'y aurait pas eu ce que nous appelons des paroles obscènes; car, tout ce qu'on aurait dit sur ce sujet, eût été aussi honnête que ce que nous disons des autres parties du corps. Aussi, que tout lecteur impudique rejette la faute sur lui-même et non sur la nature; qu'il accuse l'impureté de son âme et non le langage que nous sommes obligés de tenir; mais, tout homme chaste et religieux, lecteur ou auditeur, me pardonnera aisément ce que je suis forcé de faire pour réfuter l'infidélité, qui prétend nous combattre, non avec les données de la foi, mais avec des raisonnements fondés sur l’expérience. Du reste, mes paroles ne sauraient blesser celui qui ne se scandalise pas d'entendre l’Apôtre s'élevant avec force contre les monstrueuses abominations de ces femmes « qui changent l’usage selon la nature, en un autre usage contraire à la nature : » (Rom. 1, 26) d'autant plus qu'il ne s'agit pas ici de traiter de ces infàmes obscénités, pour les flétrir comme l'Apôtre, mais d'expliquer, autant qu'il est en notre pouvoir, l’oeuvre de la génération; or nous nous sommes efforcés, comme lui, d'éviter toute parole obscène.
CHAPITRE XXIV.
Les hommes innocents auraient été récompensés de leur obéissance, en restant dans le paradis, et alors, les organes de la génération eussent été soumis, comme les autres, à l'empire de la volonté.
1. L'homme eût répandu la semence, la femme l'eût recueillie, selon les besoins, sans que les organes eussent été excités par la concupiscence; ils eussent suivi l'impulsion de la volonté. Car, nous ne remuons pas à notre gré, les seuls membres où dominent les articulations et les os, comme les pieds, les mains et les doigts: mais aussi ceux qui sont composés de chair et de nerfs. En effet, à notre bon plaisir, nous les agitons, nous les étendons, nous les plions, nous les rétrécissons; ainsi en est‑il des organes de la bouche et du visage que la volonté dirige comme il lui plaît. Enfin, les poumons mêmes, qui sont, après les moëlles, les plus mous de tous les viscères, et pour cette raison renfermés dans les cavités de la poitrine qui leur sert pour ainsi dire de rempart, ne se meuvent‑ils pas à notre volonté, comme les soufflets de forge ou
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d'orgues, quand nous respirons et que nous parlons; pour rendre les différentes inflexions de la voix, même les cris et les chants. Je mets de côté cette propriété naturelle à certains animaux, de mouvoir la peau qui couvre tout leur corps, à l'endroit seulement où ils en éprouvent le besoin; et, non‑seulement ce tremblement local de la peau, suffit à chasser les mouches qui les tourmentent, mais encore à faire tomber les flèches dont ils sont couverts. De ce que l'homme ne peut faire ce mouvement, s'en suit-il que le Créateur ne pouvait le lui accorder? Et l'homme lui‑même ne pouvait‑il avoir sur ces membre inférieurs une autorité que sa désobéissance lui a fait perdre? Car, enfin, il était facile à Dieu de le créer de telle sorte que ces organes, soumis aveuglément aujourd'hui à la concupiscence, fussent seulement au service de la volonté.
2. Ne voyons‑nous pas, en effet, des hommes très‑différents des autres, faisant de leurs corps ce qui leur plait, s'en servir pour des choses étonnantes et peu communes, impossible à d'autres et à peine croyables? Les uns remuent leurs oreilles séparément ou toutes deux ensemble. Ceux‑ci, sans remuer leur tête, ramènent toute leur chevelure sur le front, et la replacent à volonté; ceux‑là après avoir avalé quantité d'objets, se pressent un peu l'estomac et en font sortir, comme d'un sac, ce qui leur plaît, dans un parfait état de conservation. D'autres imitent si bien le chant des oiseaux, le cri des animaux et la voix de l'homme, qu'on y serait trompé, si on ne les voyait, tant la ressemblance est parfaite. Quelques‑uns font entendre, de l'extrémité opposée, des sons si harmonieux, qu'on les prendrait pour de véritables chants. Moi‑même, j'ai vu un homme qui transpirait à volonté. Tout le monde sait que plusieurs versent des larmes en abondance et quand ils le veulent. Mais voici un fait encore plus extraordinaire et dont la plupart de nos frères ont été témoins tout récemment. Il s'agit d'un prêtre de l'église de Calame (1), nommé Restitutus. Toutes les fois qu'il le voulait, (et on le priait souvent de satisfaire la curiosité qui se passionne pour le merveilleux) aux accents imités de certaines voix plaintives, il se privait tellement de l’usage de ses sens, qu'il ressemblait à un mort; dans cette situation, on pouvait le pincer et le
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(1) Calame, dont il est ici question, n'est point une ville de Phénicie, comme l'a pensé Louis Vivès, mais une ville d'Afrique, située entre Hippone et Cirta. Saint Aulgustin en parle très‑souvent.
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piquer, il ne s'en apercevait pas, il était même insensible au feu, n'éprouvant aucune douleur, si ce n'est quand il sortait de cet état et qu'il y avait plaie. Or, la preuve que son immobilité était due, non à des efforts, mais à la privation de tout sentiment, c'est qu'il n'avait pas plus de respiration qu'un mort; il disait cependant que si on élevait beaucoup la voix, il lui semblait entendre parler des personnes très‑éloignées. Si donc, au milieu de cette triste vie et dans cette chair corruptible, il se rencontre quelques hommes qui exercent sur leurs corps un empire merveilleux, et en dehors de toutes les règles de la nature, pourquoi ne croirions‑nous pas, qu'avant le péché et la corruption qui en a été la conséquence pénale, les membres de l'homme eussent pu, sans la concupiscence, servir la volonté dans l'œuvre de la génération ? L'homme a donc été abandonné à lui‑même, parce qu'il a abandonné Dieu pour se plaire à lui seul, et il n'a pu trouver, même en lui, l'obéissance qu'il a refusée à Dieu. De là, la plus palpable de toutes les misères pour l'homme, celle de ne pas vivre à sa volonté; car, s'il vivait ainsi, il se croirait bienheureux, et cependant il ne le serait pas même alors s'il ne vivait pas comme il faut.
CHAPITRE XXV.
Le vrai bonheur ne se trouve pas en cette vie.
Cependant, à le bien prendre, le bienheureux seul vit comme il veut, et il n'y a que le juste qui soit bienheureux. Mais le juste lui‑même ne vit pas comme il veut, s'il n'est affranchi tout-à‑fait de la mort, de l'erreur et de la souffrance, avec la certitude que cet état durera toujours. C'est là le désir de notre nature et elle ne saurait être pleinement et parfaitement heureuse, tant que ce désir n'est pas satisfait. Mais ici-bas, quel est donc l'homme qui vit comme il veut, quand la vie elle‑même n'est pas en son pouvoir? Il veut vivre, et il lui faut mourir, comment donc vivrait‑il comme il veut, lui qui ne vit pas autant qu'il veut? Et s'il veut mourir, comment peut‑il vivre comme il veut, lui qui ne veut pas vivre? Cependant, s'il veut mourir, ce n'est pas qu'il se soucie peu de vivre, c'est qu'il espère mieux vivre après la mort : il ne vit donc pas encore comme il veut et il ne vivra selon son désir, que quand la mort l'aura conduit où il aspire. Eh bien! alors, qu'il vive donc comme il veut, puisqu'il
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a gagné sur lui et qu'il s'est enjoint à lui‑même de ne pas vouloir ce qu'il ne peut pas et de vouloir seulement ce qu'il peut, suivant cette maxime de Térence: puisque vous ne pouvez faire ce que vous voulez, contentez‑vous de vouloir ce que vous pouvez. Mais quoi ! est‑ce que le bonheur consiste à souffrir patiemment sa misère? Car on ne saurait jouir de la vie bienheureuse si on ne l'aime point. Or, pour l'aimer comme il faut, on doit nécessairement l'aimer plus que tout le reste, puisque c'est pour elle qu'il faut aimer toute autre chose. Mais si on l'aime autant qu'elle mérite d'être aimée, (car il n'est pas heureux celui qui n'a pas pour la vie bienheureuse tout l'amour qu'elle mérite), il n'est pas possible de l'aimer ainsi sans la vouloir éternelle. La vie sera donc bienheureuse, quand elle sera éternelle.
CHAPITRE XXVI.
La félicité du paradis aurait pu être complète sans la honte de la concupiscence.
L'homme vivait donc dans le paradis comme il voulait, tant que sa volonté était soumise au commandement de Dieu; il vivait jouissant de Dieu, dont la souveraine bonté le rendait bon lui‑même; il vivait exempt de besoin et il dépendait de lui de vivre toujours ainsi. Ses aliments étaient sous sa main, pour le garantir de la faim et de la soif, et l'arbre de vie pour le préserver des infirmités de la vieillesse. Il ne ressentait aucune corruption dans son corps ou dont son corps fut la cause ; ses sens n'éprouvaient aucune incommodité. Il n'avait à redouter ni maladie au‑dedans, ni accidents au dehors. Sa chair jouissait d'une santé excellente et son âme d'une parfaite tranquillité. Il n'y avait au paradis ni froid, ni chaud et son heureux habitant n'avait à subir ni ces désirs, ni ces craintes qui sont la ruine de la bonne volonté. Là, point de tristesses, ni de folles joies : sa véritable et perpétuelle joie était en Dieu qu'il aimait « d'une charité ardente procédant d'un coeur pur, d'une conscience heureuse et d'une foi sincère. » (l. Tim. 1, 5.) La société conjugale était fidèle, sous le joug du plus chaste amour, l'harmonie était la gardienne de l'âme et du corps et l'observation du commandement divin était facile. Là on n'éprouvait pas de lassitude d'un repos fatiguant, on ne succombait pas au sommeil malgré soi. Dans une si grande facilité pour toutes choses et au sein d'une telle félicité, Dieu nous garde de penser
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que l’homme n'eût pu engendrer sans les infirmités de la concupiscence ; la volonté seule eût suffi pour ces organes, comme pour les autres membres ; il n'eut point ressenti l'aiguillon de la volupté, il eût conservé la tranquillité de l'âme et du corps et la virginité de sa femme n'eût souffert aucune atteinte. Et il ne faudrait pas récuser ce que j'avance, parce que l'expérienee fait ici défaut; ce ne serait pas, sans doute, une ardeur impure qui exciterait les organes, mais la volonté qui emploierait librement sa puissance à cette oeuvre; alors l'acte de la génération n'eût pas plus porté atteinte à la virginité de l'épouse, que maintenant le flux menstruel, à l'intégrité de la vierge. La même voie qui livre passage au sang, peut bien donner entrée à la semence. Comme pour l'enfantement, les entrailles maternelles se fussent dilatées non par les gémissements de la douleur, mais par la maturité du fruit; ainsi, pour la conception, l'accord de la volonté eût fait l'union de deux êtres et non les convoitises de la volupté. Nous parlons de choses honteuses à présent, et bien que nous fassions seulement des conjectures sur ce qu'elles pouvaient être avant la honte, il vaut mieux cependant par pudeur, mettre un terme à cette discussion, que de la prolonger avec les faiblesses de notre parole. Et comme l'expérience du fait que je cherche à expliquer, manque à nos premiers parents (puisque par le péché, ils ont mérité l'exil du paradis, avant d'avoir pu accomplir cette oeuvre dans la paisible jouissance d'une volonté chaste et libre), nous ne saurions le concevoir maintenant qu'avec les mouvements déréglés de la convoitise. De là cette pudeur qui retient notre langue, bien que les raisons ne fassent pas défaut à la pensée. Mais le Dieu Tout‑Puissant, créateur souverain et souverainement bon de toutes les natures, qui aide et récompense les bonnes volontés, qui abandonne et condamne les mauvaises, les jugeant toutes selon l’ordre de sa providence, n'a pas manqué de moyens dans sa sagesse, pour tirer de la masse maudite du genre humain, un certain nombre de citoyens , prédestinés à remplir la Cité sainte. Il les discerne, par sa grâce, non par leurs mérites, puisque l'humanité toute entière était corrompue et condamnée, comme un arbre flétri dans sa racine ; ainsi il fait comprendre aux élus, tant par leur propre délivrance, que par la réprobation des autres, quelle reconnaissance ils doivent à son fidinie libéralité. Tous en effet, ne peuvent s'empêcher de reconnaître la bonté toute gratuite qui les a délivrés du supplice, puisqu'ils ne font plus partie de la société de ceux dont ils devaient partager les justes châtiments. Pourquoi donc, Dieu n'aurait‑il pas créé ceux qui, dans sa prescience, deviendraient pécheurs, puisqu'il était
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assez puissant pour punir leurs fautes et pour manifester le don divin de sa grâce; quand d'ailleurs, sous un créateur si sage et si parfait, les désordres des méchants ne sauraient bouleverser l'ordre et l'harmonie de la création?
CHAPITRE XXVII.
La perversité des pêcheurs, anges ou hommes, ne trouble point l'ordre de la Providence divine.
Aussi, les anges et les hommes pécheurs sont impuissants à empêcher les « grands ouvrages du Seigneur toujours proportionnés à ses volontés. » (Ps. cx, 2.) Comme il dispense à chacun ses dons, avec une sagesse égale à sa Toute-Puissance, il sait tirer bon parti et des bons et des méchants. Ainsi, le mauvais ange, en punition de sa mauvaise volonté, étant, dès l’origine, tellement condamné et endurci, que toute bonne volonté en lui devenait désormais impossible; pourquoi Dieu, afin d’en tirer bon parti, n'aurait‑il pas permis que cet ange tentât le premier homme qui avait été créé droit, c'est-à‑dire avec une bonne volonté? L'homme, en effet, avait été créé de façon à vaincre le mauvais ange, en s'appuyant sur le secours de Dieu; mais au contraire à être vaincu, s'il abandonnait son créateur et son protecteur, pour se complaire vainement en lui‑même. Sa volonté droite aidée de la grâce divine, eut été pour luiune source de mérite, comme sa volonté perverse abandonnant Dieu, devint une source d'iniquité. Car, bien que l'homme ne pût se confier dans le secours de Dieu sans ce secours même, il était cependant en son pouvoir de rejeter le bienfait divin, par une vaine complaisance en lui‑même. Nous ne saurions, il est vrai, vivre ici‑bas sans le secours des aliments, mais il est en notre pouvoir de ne pas prolonger notre vie, ainsi agissent ceux qui se suicident. De même, dans le paradis, l'homme ne pouvait bien vivre sans le secours de Dieu; mais il pouvait mal vivre, en perdant ses droits au bonheur et en s'exposant au juste châtiment qui devait suivre sa faute. Pourquoi donc, Dieu qui prevoyait la chute de l'homme, n'aurait‑il pas permis à l'envieuse malignité de l'ange de le tenter? Il savait sa défaite certaine, mais il prévoyait aussi que la postérité d'Adam vaincu, remporterait, avec l'aide de sa grâce, une victoire glorieuse, qui serait le triomphe de ses saints. Ainsi, rien de ce qui devait arriver n'a été caché à Dieu, sa prescience n'a forcé personne à pécher; et les créatures raisonnables, anges et hommes, ont pu se rendre compte, par leur propre expérience, de la différence qu'il y a entre la présomption de la créature et la protection du Créateur. Qui donc oserait croire ou dire qu'il n'était pas au pouvoir de
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Dieu d'empêcher la chute de l'ange et de l'homme? Mais il a mieux aimé leur laisser toute liberté d'action, afin de montrer tout le mal que l'orgueil peut causer et toute la puissance de sa grâce pour le bien.
CHAPITRE XXVIII.
De la différence des deux Cités.
Deux amours ont donc bâti deux Cités (1); l'amour de soi‑même jusqu'au mépris de Dieu, la Cité terrestre; et l'amour de Dieu jusqu'au mépris de soi‑même, la Cité céleste. L'une se glorifie en soi, l'autre dans le Seigneur. L'une mendie sa gloire auprès des hommes, l'autre place sa meilleure gloire en Dieu témoin de sa conscience. L'une gonflée d'orgueil, relève sa tête superbe; l'autre dit à son Dieu : « Vous, êtes ma gloire et c'est vous qui élevez ma tête. » (Ps. iii, 4.) Dans l’une, les princes sont dominés par la passion de dominer sur leurs sujets, ou sur les nations conquises; dans l'autre, les citoyens sont unis par les liens d'une mutuelle charité et se rendent des services réciproques, les chefs en veillant au bien de leurs subordonnés, les sujets en obéissant. Celle‑là, dans la personne des puissants, s'admire dans sa force. Celle‑ci dit à son Dieu : « Je vous aimerai, Seigneur, vous qui êtes toute ma force. » (Ps. xvii, 1.) Et les sages de la cité terrestre, vivant selon l'homme, n'ont recherché que les biens du corps ou de l'esprit ou même ces deux biens à la fois; mais ceux qui ont pu connaître Dieu, ne l'ont pas glorifié comme leur Dieu, ou sans lui rendre grâce, se sont égarés dans la vanité de leurs pensées et leur cœur insensé a été rempli de ténèbres; s'attribuant le nom de sages, c'est‑à‑dire s'élevant dans leur propre sagesse, dominés qu'ils sont par l'orgueil, « ils sont devenus fous; et ils ont transféré l'honneur dû au seul Dieu incorruptible, à l'image de l'homme corruptible, à des figures d'oiseaux de bêtes à quatre pieds et de reptiles : » (Rom. 1, 21 etc.) car ils ont porté les peuples à ce culte, où ils les ont suivis dans l'idolâtrie; « et ils ont préféré rendre à la créature l'adoration et le culte dus au créateur qui est béni dans les siècles. » (Ibid. 25). Dans la Cité céleste au contraire, l'homme ne connaît pas d'autre sagesse que la piété, qui seul rend à Dieu un culte légitime, en attendant la ré-
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(1) Au livre douxième, sur la Genèse, chapitre xv, selon la lettre; l'ouvrage de la Cité de Dieu était annoncé en ces termes : « Ces deux amours, dit‑il, dont l'un est innocent, l'autre immonde, l'un basé sur la charité, l'autre sur l'égoïsme, ont établi, dans le genre humain, la distinction des deux Cités, etc. Nous traiterons ailleurs plus au long de ces deux Cités, si Dieu le permet. »
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p241 LIVRE XV. ‑ CHAPITRE 1.
compense dans la société des saints, où les hommes seront associés aux anges mêmes, afin que Dieu soit tout en tous. (1.Corinth. xv, 28.)