Darras tome 17 p. 414
II. Débuts du régne de Charlemagne.
10. Les attentats de Didier à Rome et à Ravenne, les émeutes populaires, les massacres organisés avec autant d’astuce que de barbarie n'avaient d'autre but que d'arracher au saint-siége le pouvoir temporel garanti par l'épée victorieuse des Francs. Nous verrons la justice de Dieu frapper à son heure le roi qui osait de la sorte toucher au vicaire de Jésus-Christ. L'histoire ecclésiastique n'offre pas un seul exemple d'impunité pour les souverains qui ont outragé ou spolié les papes. Didier ne paraît pas s'en être préoccupé. Son ambition peu clairvoyante faisait bon marché de l'avenir et n'envisageait que le succès présent. Tous les moyens, d'ailleurs, lui étaient bons. Pendant qu'il organisait un schisme à Ravenue et une sédition à Rome, ses émissaires parcouraient les
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1 Il y a ici une lacune dans le texte du Liber Pontificalis. Le chiffre des évêques sacrés par Etienne IV manque dans tous les manuscrits. La notice qu'on vient de lire nous a appris que l’archevêque Léon de Ravenne fut du nombre des prélats qui reçurent de ce pontife la consécration épiscopale.
2. Lib, Ponlificul., XCVI ; Pair. lal.} loua. CXXVlll, col. 1154-11C2.
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provinces de l'Istrie pour y réveiller la vieille querelle des trois chapitres et l'ancienne rivalité de la ville d'Aquilée contre le patriarche de Grade. Ce détail jusqu'ici inconnu a été mis en lumière par Carlo Truya, dans le Codice diplomatico Longobardo. Le savant paléographe a retrouvé une lettre adressée par les évêques d'Istrie au pape Etienne IV pour se plaindre des sacrilèges entreprises de Didier. « Le peuple de nos provinces, disent-ils, attend sa délivrance du bienheureux Pierre et de votre prudence apostolique. C'est à vous que Dieu a remis le soin de nous défendre contre la perfidie des Lombards, qui violent toutes les règles canoniques et, s'efforcent de renverser la doctrine des pères. Leur oppression devient intolérable; nos malheureuses populations gémissent sous un joug vraiment horrible 1. » Ces plaintes énergiques s'accordent fort peu avec la tirade indignée de Fleury, qui s'écriait : « Comme si les Lombards chrétiens et catholiques depuis plus de cinquante ans, eussent été les ennemis de la religion 3 ! » En dépit de ce beau mouvement oratoire, il est certain que les rois lombards ne reculèrent pas même devant le vandalisme iconoclaste pour s'emparer des domaines de l'Église. Astolphe avait jeté les hosties sacrées dans la marmite de ses soldats, il avait dispersé aux quatre vents du ciel la cendre des martyrs et dévasté les luculi des catacombes. A son tour, Didier se faisait schismatique à Rome et à Ravenne, hérétique en Istrie, oppresseur partout, dans l'unique but d'arracher deux provinces, l'exarchat et l'Emilie, à la paternelle domination des papes. En vérité, ces deux provinces dont chacune n'est guère plus grande qu'un département français ne valent pas la peine d'être si ardemment convoitées. Que de souverains pourtant, depuis Didier jusqu'à nos jours, se sont rués sur elles ! On dirait que le fruit
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1 htrice pi-nvinciœ
retlemptianem et proteclionem a T)eo et t/ca(otPetrn per vestrmn
oposlo/iiyim dtspantionem desiderant et exiectunl, ita ut j'um aynp/ius
an ipsis
perfidu Lonyoàiirdis snnetorum l'atrum non prtetxa iretur nornia, nec putiperes
pipuiï, qui mnynom vint suh eo'umriem hmribih juqo ntsteuionf, amplius jnm
dilnnieniur eorum oppresswni/jus. (Carlo Truya, Codtee diplumutico
Lougutiurdo,
toni. V, ii» 94.Ï.)
2 Nous avons cité le passage entier de Fleury, chapitre précédent, pag. 362.
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défendu a d'autant plus d'attraits qu'en le cueillant on assaisonne
la spoliation d'un sacrilège. Mais, comme aux jours de l'Éden, le fruit défendu
donne la mort à qui veut y goûter. La spoliation de Didier devait bientôt
entraîner la chute de ce prince. Il était loin cependant, à cette époque,
d'imaginer un pareil résultat. Jamais les circonstances ne s'étaient présentées
pour lui sous un jour plus favorable.
20. Au moment où Etienne IV, moins pape que prisonnier dans son palais patriarcal de Latran, dépêchait immédiatement après son sacre le fidèle nomendator Sergius à Pépin le Bref, afin d'en implorer le secours, le roi des Francs cessait de vivre. Avec lui disparaissait le fondateur du pouvoir temporel de la papauté, le plus noble et le plus généreux défenseur du saint-siége. «Pépin venait, dit le continuateur de Frédégaire, de recevoir à Sellus (Celles-sur-la-Loire) une brillante ambassade du prince des Sarrasins Amor-muni (calife Ahou Giafar Almansor), qui lui envoyait des présents somptueux. Il accueillit ces étrangers avec magnificence, leur remit pour leur maître de riches offrandes, et les fit escorter avec honneur jusqu'à Marseille où ils s'embarquèrent pour retourner en Orient 1. » Sous ces démonstrations dont le naïf écrivain ne vit que l'éclat extérieur se cachait une négociation politique de la plus haute importance, et dont Charlemagne devait tirer bientôt un grand parti. Almansor, successeur d'Aboul-Abbas sur le trône du prophète, cherchait par tous les moyens sinon à recouvrer l'Espagne récemment enlevée à son empire, du moins à l'arracher aux califes Ommyades. La conquête de l'Aquitaine rendait Pépin maître du versant septentrional des Pyrénées : le roi carlovingien se rapprochait ainsi d'une contrée qui avait naguère versé sur la Gaule tant d'invasions formidables. Le fils de Charles Martel ne pouvait avoir oublié les dévastations des bandes d'Abdérame. Il devait donc être facile de le déterminer à une guerre contre les califes de Cordoue. Tel dut être, ainsi que l'a très-judicieusement remarqué M. Fauriel, l'objet de l'ambassade solennelle
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1 Fredegar., Chrcnic. continuât., IV pars; Pair, lat., loin. LXXI, col. 690.
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envoyée par Almansor au roi des Francs 1. «Après le départ des Sarrasins, reprend le chroniqueur, Pépin parcourut toute l'Aquitaine dont les populations accouraient en foule pour prêter entre ses mains le serment de fidélité. Sa marche fut un perpétuel triomphe : il revint couronné de gloire à Saintes, où l'attendait la reine Berthe. Durant quelques jours, il régla les affaires concernant le salut de la patrie et la prospérité des Francs, puis la fièvre le prit. Laissant donc l'administration de la nouvelle province aux mains des comtes et des juges, il se fit transporter à Poitiers, et de là au monastère du bienheureux confesseur Martin à Tours. Il distribua de grandes aumônes aux pauvres, aux églises et abbayes, se recommandant lui-même à l'intercession du thaumaturge et le priant d'obtenir pour ses fautes passées la miséricorde du Seigneur. Puis, accompagné de la reine Berthe et des princes Charles et Carloman, il revint à Paris et se fixa au monastère du bienheureux martyr Denys. Sentant sa fin approcher, il convoqua tous les grands du royaume, ducs, comtes, évêques et prêtres. Avec leur assentiment, il fit un partage égal de ses états entre ses deux fils. Charles, l'aîné, fut déclaré roi d'Austrasie; Carloman eut pour sa part la Bourgogne, la Provence, la Gothie (Septimanie), l'Alsace (Alesacis) et l'Alamannie (Souabe). Alors, ajoute le chroniqueur, le grand roi Pépin, je ne puis l'écrire sans verser des larmes, fut ravi à notre amour et à la vie mortelle. Ses deux fils les rois Charles et Carloman lui donnèrent la sépulture au lieu qu'il avait désigné lui-même, dans le monastère de Saint-Denys. » (septembre 708.) « Or, le lieu choisi pour sa sépulture, nous dit Suger, fut le porche extérieur de la basilique, où les pénitents publics se tenaient prosternés. » Sur la tombe de Pépin le Bref, le plus grand des rois carlovingiens puisque son fils fut empereur, on grava plus tard cette simple inscription : «Ci gît Pépin, père de Charlemagne. »
21. « Entre le monde ancien et le monde moderne apparaît Charlemagne, dit un homme d'État qui se connaît en grands
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1 Fauriel, Hist. de la Gaule méridionale, tom. III, pag. 328.
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hommes. Certes, ajoute-t-il, qu'au sein de la civilisation, de son savoir si varié, si attrayant, si fécond, où le goût du savoir naît du savoir même, on trouve des mortels épris des lettres et des sciences, les aimant pour elles-mêmes et pour leur utilité, comprenant que c'est par elles que tout marche, le vaisseau sur les mers, le char sur les routes, que c'est par elles que la justice règne et que la force appuie la justice, que c'est par elles enfin que la société humaine est à la fois belle, attrayante, douce et sûre à habiter, c'est naturel et ce n'est pas miracle ! Quels yeux, après avoir vu la lumière, ne l'aimeraient point? Mais qu'au sein d'une obscurité profonde, un œil qui n'a jamais connu la lumière la pressente, l'aime, la cherche, la trouve et tâche de la répandre, c'est un prodige digne de l'admiration et du respect des hommes. Ce prodige, c'est Charlemagne qui l'offrit à l'univers. Barbare né au milieu de barbares qui avaient cependant reçu par le clergé quelques parcelles de la science antique, il s'éprit avec la plus noble ardeur de ce que nous appelons la civilisation, de ce qu'il appelait d'un autre nom, mais de ce qu'il aimait autant que nous, et par les mêmes motifs. À cette époque, la civilisation c'était le christianisme. Être chrétien alors c'était être vraiment philosophe, ami du bien, de la justice, de la liberté des hommes. Par toutes ces raisons, Charlemagne devint un chrétien fervent, et voulut faire prévaloir le christianisme dans le monde barbare, livré à la force brutale et au plus grossier sensualisme. A l'intérieur de cette France inculte et sans limites définies, le Nord-est, ou Austrasie, était en lutte avec le Sud-ouest, ou Neustrie, l'un et l'autre avec le Midi ou Aquitaine. Au dehors, cette France était menacée de nouvelles invasions par les barbares du Nord appelés Saxons, par les barbares du Sud appelés Arabes, les uns et les autres païens ou à peu près. Si une main ferme ne venait opposer une digue soit au Nord, soit au Midi, l'édifice des Francs à peine commencé pouvait s'écrouler, tous les peuples pouvaient être jetés encore une fois les uns sur les autres, le torrent des invasions pouvait déborder de nouveau et emporter les semences de civilisation à peine déposées en terre. Charlemagne, dont l'aïeul et le père
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avaient commencé cette œuvre de consolidation, la reprit et la termina. Grand capitaine, on ne saurait dire s'il le fut, s'il lui était possible de l'être dans ce siècle. Le capitaine de ce temps était celui qui, la hache d'armes à la main, comme Pépin, comme Charles Martel, se faisait suivre de ses gens de guerre en les conduisant plus loin que les autres à travers les rangs pressés de l'ennemi. Élevé par de tels parents, Charlemagne n'était sans doute pas moins vaillant qu'eux ; mais il fit mieux que de combattre en soldat à la tête de ses grossiers soldats, il dirigea pendant cinquante années, dans des vues fermes, sages, fortement arrêtées, leur bravoure aveugle. Il réunit sous sa main l'Austrasie, la Neustrie, l'Aquitaine, c'est-à-dire la France; puis refoulant les Saxons au Nord, les poursuivant jusqu'à ce qu'il les eût faits chrétiens, seule manière alors de les civiliser et de désarmer leur férocité, refoulant au Sud les Sarrasins sans prétention de les soumettre, car il aurait fallu pousser jusqu'en Afrique, s'arrêtant sagement à l'Èbre, il fonda, soutint, gouverna un empire immense, sans qu'on pût l'accuser d'ambition désordonnée, car en ce temps-là il n'y avait pas de frontières; et si cet empire trop étendu pour le génie de ses successeurs ne pouvait rester sous une seule main, il resta du moins sous les mêmes lois, sous la même civilisation, quoique sous des princes divers, et devint tout simplement l'Europe. Maintenant pendant près d'un demi-siècle ce vaste empire par la force appliquée avec une persévérance infatigable, il se consacra pendant le même temps à y faire régner l'ordre, la justice, l'humanité, comme on pouvait les entendre alors, en y employant tantôt les assemblées nationales qu'il appelait deux fois par an autour de lui, tantôt le clergé qui était son grand instrument de civilisation, et enfin ses représentants directs, ses fameux missi dominici, agents de son infatigable vigilance. Sachant que les bonnes lois sent nécessaires, mais que sans l'éducation les mœurs ne viennent pas appuyer les lois, il créa partout des écoles où il fit couler, non pas le savoir moderne, mais le savoir de cette époque, car de ces fontaines publiques il ne pouvait faire couler que les eaux dont il disposait. Joignant à ses laborieuses vertus quelques faiblesses qui
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tenaient pour ainsi dire à l'excellence de son cœur, entouré de ses nombreux enfants, établi dans ses palais qui étaient de riches fermes, y vivant en roi doux, aimable autant que sage et profond, il fut mieux qu'un conquérant, qu'un capitaine, il fut le modèle accompli du chef d'empire, aimant les hommes, méritant d'en être aimé, constamment appliqué à leur faire du bien, et leur en ayant fait plus peut-être qu'aucun des souverains qui ont régné sur la terre. Après ces terribles figures des Alexandre, des César, qui ont bouleversé le monde beaucoup plus pour y répandre leur gloire que pour y répandre le bien, avec quel plaisir on contemple cette figure bienveillante, majestueuse et sereine, toujours appliquée ou à l'étude ou au bonheur des hommes, et où n'apparaît qu'un seul chagrin, mais à la fin de ses jours, celui d'entrevoir les redoutables esquifs des Normands, dont il prévoit les ravages sans avoir le temps de les réprimer. Tant il y a qu'aucune carrière ici-bas n'est complète, pas même la plus vaste, la plus remplie, qu'aucune vie n'est heureuse jusqu'à son déclin, celle même qui a le plus mérité de l'être 1 ! » Tel est le jugement porté par M. Thiers sur Charle-magne. Sauf les réserves que nous aurions à faire au sujet de ce que l'illustre écrivain appelle la moderne civilisation, ce tableau est parfait. Disons seulement qu'aujourd'hui comme au VIIIe siècle la civilisation c'est le christianisme. En perdant leur caractère chrétien, les sociétés européennes si longtemps civilisées retournent manifestement à la barbarie, et la science séparée de la foi est absolument impuissante à les restaurer.
22. En 768, quand le fils aîné de Pépin le Bref fut couronné roi d'Austrasie à Noyon, le même jour (9 octobre) et à la même heure où son frère Carloman recevait à Soissons l'investiture des provinces neustriennes, il était impossible au roi lombard de prévoir les glorieuses destinées qui changeraient le nom du jeune prince Charles en celui de Charlemagne et son titre de patrice des Romains en celui d'empereur d'Occident. Le grand caractère du héros n'avait point encore eu l'occasion de se manifester au monde.
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1 M. Thiers, Hist. de l'Empire, liv. XL1V, édit. in-4», tom. IV,pag. 710-711.
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Le partage de la monarchie franque en deux souverainetés distinctes semblait devoir être une cause de division et d'affaiblissement. Les deux frères se maintiendraient-ils en bonne harmonie? on pouvait en douter. L;aîné n'avait que vingt-six ans, le jeune dix-neuf à peine. L'influence de leur mère, la reine Berthe, pour qui tous deux professaient une tendresse vraiment filiale, réussirait peut-être à prévenir l'éclat d'une rupture, mais en tout cas ne pourrait guère déterminer une politique commune, ralliant comme au temps de Pépin le Bref toutes les forces de la monarchie dans un même but. L'Aquitaine, soumise quelques mois auparavant, se montrait de nouveau frémissante. En apprenant dans son abbaye de Saint-Martin de Rhé la mort de Pépin le Bref, le vieux duc Hunald jetait l'habit monastique qui couvrait ses épaules depuis vingt-quatre ans, reprenait l'épée et la couronne, rejoignait la duchesse sa femme et rentrait dans ses anciens états, jurant de les arracher à la domination carlovingienne. Au Nord, le duc de Bavière Tassilo refusait hautement de reconnaître la suzeraineté des deux jeunes rois. Un souffle de révolte traversant la Germanie allait réveiller dans l'âme des guerriers saxons le sentiment toujours vivace de l'indépendance nationale. Profitant avec habileté d'une situation dont les difficultés étaient si complexes et dont rien ne faisait prévoir la rapide et glorieuse solution, Didier se mit en rapport avec la reine Berthe. Il offrit son alliance et l'appui de la nation lombarde. Trois mariages de famille devaient cimenter cette union politique. Les deux filles de Didier Gerberga et Desiderata épouseraient, celle-ci le roi Charles d'Austrasie, celle-là le roi neustrien Carloman; enfin la princesse frauque Gisèle, alors âgée de quatorze ans, deviendrait reine des Lombards en se mariant à Adalgise, fils de Didier, déjà couronné roi et associé au trône de son père.
23. Tels étaient les projets de la reine Berthe quand l'envoyé du pape, le nomenclator Sergius arriva en France, ou Pépin le Bref avait cessé de régner. Cette première ambassade n'avait d'autre but que de notifier l'élection du nouveau pontife, et de réclamer l'envoi à Rome d'un certain nombre d'évêques francs, pour assister au concile où devait être jugé l'antipape Constantin. Berthe et les
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deux rois ses fils accueillirent favorablement le nonce pontifical. Douze évêques furent désignés pour se rendre au concile : Villicaire de Sens, Wulfram de Meaux, Lull de Mayence, Gavienus de Tours, Ado de Lyon, Herrminard de Bourges, Daniel de Narbonne, Tilpinus de Reims, Hérulf de Langres, Hermenbert choré-vêque de Salzbourg, Gislebert de Noyon et Veravulf de Bordeaux1. On sait que leur choix fut déterminé par la vertu éminente et la réputation de science de chacun d'eux. Le disciple de Boniface, saint Lull de Mayence, était sans contredit le plus illustre de cette députation des Gaules. Villicaire de Sens nous est connu encore aujourd'hui par la translation des reliques de saint Victor, l'un des martyrs de la légion thébéenne, qu'il rapporta d'Agaune dans sa ville épiscopale. L'évêque de Langres, Hérulf, a laissé son nom au catalogue des saints 2. Il était fils du comte d'Elvangen de la famille ducale des Alamanni (Souabe), et avait été élevé au monastère de Saint-Gall. Pépin le Bref avait une telle vénération pour sa vertu qu'il l'appelait son «père. » Charlemagne aimait à lui confier la charge de missus dominicus; il admirait la sagesse et la science de cet évêque qui était à la fois théologien profond et habile jurisconsulte. Vers 774, Hérulf renonça à son siège épiscopal et alla s'enfermer au monastère d'Elvangen, fondé par lui dans sa maison paternelle. Il y mourut saintement en 780. L'archevêque de Reims, Tilpinus, nom vraisemblablement d'origine germanique, ainsi que le fait observer M. Gaston Paris3, fut lui-
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1 La liste des archevêques de Bordeaux publiée dans la Gallia Christiana présente une lacune de deux siècles, depuis l'an 590 jusqu'en 816. Il convient aujourd'hui d'y inscrire à la date de 769 le nom de Veravulf, tel qu'il se trouve cité dans un fragment des actes du concile de Latran découvert eu 1735 par Gaetano Cenni, et commenté par Mansi dans une dissertation spéciale intitulée: Concilium Lateranense Slephuni III {alias IV) anno DCCLXIX nunc primum in lucem editum ex anliquissimo codice Veronensi ms. Rom. 173S. Cette dissertation a été réimprimée intégralement dans le volume supplémentaire que Mansi a ajouté à l'édition des conciles de Coleti.
2. Saint Hérulf ainsi que son frère et successeur le bienheureux Ariol sont honorés le 13 août.
3 Tylpinus nomine ut videtur germanico. {M. Gaston Paris, De pseudo-Turpino, png. 2.)
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même un des plus vertueux évèques de l'époque de Pépin le Bref et de Charlemagne. D'abord moine de Saint-Denys et élève du bienheureux Fulrad, il avait, à la mort de l'usurpateur Milo (753), été promu sur le siège archiépiscopal de Reims. Durant une administration exceptionnellement longue, puisqu'elle ne dura pas moins de quarante-sept ans 1, il lui fut donné de guérir toutes les plaies, de réparer tous les désastres que l'intrusion de Milo avait accumulées au sein de cette noble église. Sauf le voyage de Rome pour le concile de 769 et ceux que les affaires de son diocèse nécessitaient à la cour, Flodoard son biographe nous le représente comme ayant observé la plus sévère résidence. Il rétablit sous la forme monastique le collège canonial de l'église Saint-Remi, il en rédigea lui-même la règle, à laquelle il voulut s'astreindre tout le premier. Le pape Etienne IV put apprécier son mérite au concile de Latran. Plus tard saint Adrien, en lui transmettant le pallium, exaltait en termes magnifiques sa science et sa sainteté. Tilpinus mourut à Reims vers l'an 800. Hincmar qui lui succéda en 845, après les deux épiscopats intermédiaires de Wulfarius et d'Ebbo, lui fit élever un mausolée près du tombeau de saint Rémi et composa une épitaphe qui rappelle ses vertus et ses œuvres apostoliques 2. Ce n'est pourtant point par ces nobles et grands côtés de sa vie épiscopale que Tilpinus est resté dans toutes les mémoires. Une indigeste compilation, œuvre de trois ou quatre mains différentes, parut vers l'an 1115 sous le titre de Historia Caroli
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1 Flodoard., Hist. ecclcs. Remens., lib. Il, cap. xvn; Patr. iat.,
tom. CXXX.Y,
col. 125.
2. Iîac requiescit humo
Tilpinus prasul honoris,
Vivere cui Christus, vita et obire fait. Hune Rémi populo martyr Diom/sius almvs...
Pastorem vigilem misil et esse patrem. Quem pascens quadragenis est amplius annis,
Veste senectulis despoliatus abit. Quartas cum nonaj mensis september haberct,
Mortua quando fuit mors sibi vita manet. Et quoniam locus atque gradus hos junxeraty Hincmaf Huic fecit tumulum, composuii titulum,
(Flodoard, loc. cit.).
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p424 PONTincAT d'ktiekne iv (7G8-772).
Magni et liolandi. Les auteurs apocryphes mettent en scène le vénérable archevêque sous le nom défiguré de Turpin, et le font parler comme s'il était lui-même l'auteur de cette chronique. Au lieu de mourir dans la première année du IXe siècle, le pseudo-Turpin aurait survécu au grand empereur, et serait allé finir ses jours à Vienne, où il charmait ses loisirs en racontant des exploits impossibles. Il avait suivi toutes les expéditions militaires, il s'était battu à grands coups d'épée comme un paladin, il parle des blessures qui le clouent sur un lit de douleur. Il promène Charlemagne dans des voyages fabuleux à Jérusalem et à Constantinople. Il décrit minutieusement la guerre d'Espagne, où le grand empereur tant de fois victorieux subit le seul échec qui ait été infligé à ses armes, le désastre de Roncevaux si célèbre par la mort de Roland. Suivant le pseudo-Turpin, cette guerre aurait été déterminée par une apparition de saint Jacques le Majeur à Charlemagne. En lui montrant au ciel la voie lactée, l'apôtre aurait dit au fils de Pépin le Bref : «Ces myriades d'étoiles représentent la multitude de soldats que tu conduiras au delà des Pyrénées, pour arracher mon tombeau à la domination des Sarrasins. » En souvenir de cette légende apocryphe mais toujours populaire, le nom de « chemin de saint Jacques » est encore usité dans quelques-unes de nos provinces pour désigner l'agglomération stellaire que l'apôtre signalait au roi des Francs. La chronique du pseudo-Turpin a été consciencieusement étudiée de nos jours par MM. Gaston Paris et Léon Gautier1 ; il résulte de leurs savantes recherches que cette oeuvre n'est, dans sa seconde partie, que la reproduction en prose latine des chansons de geste ou cycles épiques consacrés par les trouvères du moyen âge à la mémoire de Charlemagne; que la première partie est d'un auteur espagnol préoccupé de rattacher le nom de Charlemagne à l'histoire du fameux sanctuaire de Saint-Jacques de Compostelle; enfin, que le voyage aux lieux saints et à Byzance a très-réellement été fait par
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1 M. Léon Gautier, Les épopées françaises, Élude sur les origines et l'histoire de la littérature nationale, 3 vol. iu-S°. — M. G. Paris, De pseudp-Turpino el Histoire poétique de Charlemagne, 1 vol. in.8".
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les ambassadeurs de Charlemagne, mais faussement attribué par le compilateur à ce prince lui-même. En tout cas, le pseudo-Turpin, personnage imaginaire, n'a aucun rapport avec l'archevêque de Reims Tilpinus de vénérable mémoire.