Darras tome 16 p. 578
§ III. Guerres civiles dans les Gaules.
15. Les Sarrasins dont les rapides vaisseaux, armés pour la course et le pillage, venaient jeter la terreur jusque sur les côtes de Sardaigne, se fortifiaient depuis dix ans en Espagne. Par couches successives, des flots d'immigrants sortis d'Afrique envahissaient chaque année le territoire de la péninsule, refoulaient la population chrétienne, renouvelant en permanence les horreurs et les désastres de la première invasion. Nous avons dit que ce débouché subitement ouvert aux Sarrasins dans l'Europe méridionale retarda de quelques siècles la chute de Constantinople. Ce n'est pas que sur les rives du Bosphore les fils de l'Islam eussent renoncé à toutes leurs attaques contre la capitale de l'empire. Le Liber Pontificalis nous a signalé un assaut redoutable, livré par eux sous les murs de Byzance : nous en parlerons bientôt plus en détail. Mais les armées musulmanes en se divisant perdaient l'avantage de la concentration et de la masse. L'orage grossissait donc derrière les Pyrénées, menaçant d'éclater un jour sur la Gaule. Les Francs étaient alors affaiblis par des guerres intestines. Dagobert III mort en 715, un an après Pépin d'Héristal, avait laissé un fils au berceau, nommé Thierry. Cet incident eût à peine éveillé l'attention publique, et Charles Martel aurait gouverné sous le nom de l'enfant comme il avait fait sous celui du père, sans une résistance inattendue. Depuis longtemps les leudes neustriens, fatigués du joug de l'Austrasie, blessés dans leur patriotisme par le honteux servage imposé à la race mérovingienne, cherchaient l'occasion de reconquérir leur indépendance. Le moment semblait favorable. Charles Martel n'avait pas succédé sans difficultés à Pépin d'Héristal; le pouvoir lui avait été vivement disputé par sainte Plectrude, sa belle-mère, qui voulait faire respecter le droit de deux enfants mineurs, Théodoald et Arnold, issus d'un frère aîné de Charles Martel. Celui-ci âgé de vingt-cinq ans, plein d'énergie, d'activité, de courage, finit par renverser la régence de Plectrude et
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saisit d'une main virile les rênes du gouvernement. Mais il n'avait pas encore eu le temps de consolider son pouvoir, lorsque les Neustriens se soulevèrent. Avant de se lancer dans une expédition qui pouvait déterminer l'affranchissement de leur patrie, les leudes songèrent à se donner un roi capable de marcher à leur tête et de les guider aux combats. L'orphelin Thierry fut envoyé au monastère de Chelles, pour être élevé à l'ombre de ce cloître. Jadis sainte Bathilde y avait abrité sa laborieuse vieillesse ; le fils de Dagobert III venait y passer les années de son enfance : il devait lui aussi régner bientôt, sous le nom adopté pour lui par les chroniqueurs de Thierry de Chelles, Theodericus Calensis. En attendant, il fallait à la Neustrie un roi qui sût se battre et conquérir sa propre couronne. Au monastère même de Chelles, vivait obscurément sous le nom de Daniel un autre prince mérovingien, victime lui-même des révolutions et des crimes politiques. Quarante-deux ans s'étaient écoulés depuis que son père Childéric II, sa mère Bilihilde et son frère aîné avaient été poignardés par Bodilo, dans la forêt de Lauconia (674 1). Seul de toute sa famille, Daniel sauvé par une nourrice avait été déposé sur les genoux de sainte Bathilde, son aïeule qui prit soin de son enfance délaissée. Plus tard il reçut la tonsure cléricale et servit au ministère des autels, sans toutefois s'engager dans les ordres majeurs. Les Neustriens vinrent déposer à ses pieds leurs hommages. Il en était digne, et malgré le mauvais succès réservé à son audacieuse entreprise, il prouva que le sang de Clovis coulait dans ses veines. Porté sur le pavois, il fut acclamé par les peuples de la Neustrie et prit le nom royal de Chilpéric II.
16. Dès l'année 716, une vaillante armée se groupait sous le drapeau de la monarchie mérovingienne, relevé après un demi-siècle d'humiliations. Les ambassadeurs de Chilpéric II allaient réveiller dans la Frise ultérieure les espérances et les ressentiments du vieux Radbod. Celui-ci entra avec ardeur dans l'alliance que lui proposait le roi neustrien; il se mit en mesure de venger sur Charles Martel les sanglantes défaites infligées aux Frisons par
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1 Cf. pag. 217 de ce présent volume.
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Pépin d'Héristal. A la tête de ses farouches guerriers, plus obstinés que jamais dans le culte idolatrique d'Odin, il s'avança d'un bond jusqu'à Cologne. Charles Martel vint lui offrir le combat ; Charles Martel fut vaincu. Les principaux chefs de l'armée austrasienne périrent sous ses yeux, il ne put préserver le reste d'une ruine totale qu'en donnant le premier l'ordre et l'exemple de la fuite (716). Les Frisons se répandirent, comme un torrent, dans les provinces rhénanes, à travers lesquelles ils promenèrent impunément le pillage et l'incendie. Cependant Chilpéric II et son maire du palais Ragenfred (Rainfroi) étaient partis de Compendium (Compiègne), à la tête des milices de Neustrie. Ils franchirent la Meuse et les Ardennes sans coup férir, et se trouvèrent soudain maîtres d'un pays complètement désarmé. Ce facile triomphe fut la cause de leur perte. Les soldats neustriens n'avaient qu'à piller; ils le firent largement. Le plan de Chilpéric II était d'aller jusqu'à Cologne opérer sa jonction avec l'armée victorieuse de Radbod. Malgré de longs retards, on parvint au terme du voyage : mais Radbod n'était plus à Cologne. Lassé d'attendre des alliés qui ne venaient pas, séduit par les sommes d'or que les Austrasiens lui firent accepter sans beaucoup de peine, il avait ramené dans les forêts de la Germanie ses Frisons gorgés de butin. Il ne restait plus à Chilpéric que la perspective d'une retraite. La saison était avancée, le duc Charles ne paraissait plus nulle part; on le croyait sans ressources aucunes, et le retour en Neustrie par la route des Ardennes semblait devoir se borner à une simple promenade militaire. Tout à coup en face d'une villa royale d'Austrasie, nommée Amblavum (Amblef), à quelque distance de l'abbaye de Stavelo, l'armée de Chilpéric II se trouva complètement cernée par les troupes de Charles Martel. Un effroyable massacre eut lieu, les cadavres neustriens couvrirent toute la plaine. Chilpéric II et Ragenfred, échappés presque seuls, rentrèrent désespérés en Neustrie (716). Matériellement le désastre était irréparable, moralement il eut des conséquences plus funestes encore. La Bourgogne et la Neustrie revirent les sanglantes horreurs de l'époque d'Ébroïn. Les leudes, les seigneurs terriens, les simples hommes d'armes,
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affranchis de tout contrôle, prenant parti tantôt pour le duc d'Austrasie tantôt pour Chilpéric II, la plupart du temps ne prenant d'autre parti que celui de la licence et du pillage, rompirent tout lien de féodalité et se déclarèrent maîtres absolus dans leurs domaines. Le voisin attaquait le voisin; la force créait dans chaque cité, dans chaque bourgade, une tyrannie indépendante. Comme au temps d'Ébroïn, et peut-être parmi ses anciennes créatures, il se trouva des évêques qui prirent à leur solde et commandèrent en personne des bandes exterminatrices.
11. L'histoire a conservé pour une flétrissure éternelle le nom de Savaricus, évêque d'Auxerre, digne émule des Waimer, Desiderius et Bobbo1. Savaricus, la hache d'armes à la main, parcourut avec une véritable armée les territoires de Tonnerre, Avallon, Nevers, Troyes et Orléans. Les populations éperdues se jetaient à ses pieds, lui apportaient leurs trésors et le conjuraient de suspendre les massacres. Il allait ainsi, comme un forcené, traînant à sa suite des milliers de captifs, et se dirigeait sur Lyon dans l'espoir de piller cette riche métropole, lorsque Dieu arrêta le cours de ses crimes. Savaricus tomba au milieu de la route, frappé de mort subite 2. Les monstruosités de ce genre furent rares, l'histoire le constate ; mais elles n'eussent jamais existé sans les empiétements du pouvoir civil, qui s'arrogeait depuis deux siècles un droit abusif sur les élections épiscopales. Nous ne saurions trop le redire. La plupart des scandales qui ont affligé l'Église furent produits directement ou indirectement par l'usurpation de l'État sur le domaine ecclésiastique. A l'époque de saint Grégoire de Tours, des princes bienveillants assumaient déjà la responsabilité du choix des évêques. Il n'y avait pas encore à ce procédé anticanonique de graves inconvénients, parce que l'intention bien arrêtée était de choisir les sujets les plus dignes. Le précédent seul était déplorable. Un siècle plus tard, l'autorité royale tombait aux mains
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1 Cf. pag. 220 et 221 de ce présent volume.
2. Histor. episcop. Auiissiodor., ap. Labbe, Nov. Biblioth. rns., tom. I, pag. 429.
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parricides d'un Ëbroïn. A son tour, Ébroïn nomma les évêques, mais il les recruta de préférence parmi les farouches exécuteurs de ses cruautés. Des hommes d'armes couverts de sang et de rapines se trouvaient du jour au lendemain transformés en pasteurs des peuples. C'était, au pied de la lettre , le troupeau de Jésus-Christ livré aux loups dévorants. Ébroïn fut le premier inventeur de la commende. Un soldat se voyait investi simultanément de deux, trois, quatre évêchés ; il n'en administrait aucun, mais les pillait tous. Savaricus devait être un ancien soldat d'Ébroïn.
18. Telle n'était pas, grâce à Dieu, l'immense majorité de l'épiscopat des Gaules à cette époque. Nous avons précédemment donné la liste des saints évêques qui illustraient les sièges des principales cités de la monarchie franque. A leurs noms vénérés il nous faut joindre celui de Rigobert, métropolitain de Reims. Rigobert avait de bonne heure renoncé au monde et pris l'habit religieux au monastère bénédictin d'Orbacum (Orbais), fondé en 680 dans le diocèse de Soissons. Il en était abbé vers 693, lorsque Reolus (saint Rieul), après avoir fait revivre sur le siège de Reims les vertus de saint Rémi, alla recevoir au ciel la couronne des élus. Les vœux unanimes du clergé et du peuple appelèrent le vénérable abbé d'Orbacum à recueillir un héritage dont il se montra digne. Pépin d'Héristal qui se connaissait en hommes professait pour Rigobert une estime et une confiance sans bornes; il le choisit pour lever des fonts baptismaux l'enfant qui fut depuis Charles Martel. Or, l'an 417, Charles Martel devenu le duc d'Austrasie dont nous venons de raconter les premiers revers et les premiers exploits ouvrait sa seconde campagne contre Chilpéric II, et se dirigeait sur la Neustrie. A son passage par la ville de Reims, il trouva les portes fermées et les remparts soigneusement défendus. Il n'avait pas le temps de faire le siège d'une place aussi considérable, cependant il lui en coûtait de la laisser en arrière, comme une menace et un danger réel, en cas d'éventualité fâcheuse. S'approchant donc de la porte la plus voisine du palais épisco-pal, il appela Rigobert. « Je veux, lui cria-t-il, recommander le
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succès de mes armes à l'autel de Notre-Dame de Reims. Faites-moi ouvrir. » Le saint évêque refusa. « La lutte est engagée entre vous et le roi de Neustrie, répondit-il. Notre territoire est du domaine de Chilpéric ; nous restons fidèles à notre devoir. Allez, et que la victoire décide entre vous deux. » Irrité de cette réponse, Charles éclata en injures : « Si je reviens triomphant, s'écria-t-il, je vous chasserai de votre siège. » La jeunesse et la fougue du héros excusaient jusqu'à un certain point cette menace. Heureux si plus tard l'enivrement du triomphe la lui eût fait oublier ! Il s'éloigna avec l'armée austrasienne, courant à la rencontre de l'ennemi qu'il espérait surprendre. Mais Chilpéric et son maire du palais Ragen-fred avaient eu le temps d'organiser de nouvelles forces ; déjà ils étaient en marche. Les deux armées se joignirent à Vinciacum (Vincy) entre Arras et Cambrai, dans la plaine occupée par la ville actuelle de Crèvecœur. Avec une modération qu'on n'aurait point attendue de son caractère, Charles envoya des parlementaires au camp neustrien pour offrir la paix, à condition que Chilpéric II le rétablirait lui-même dans la charge possédée autrefois par Pépin d'Héristal son père « pour la gloire du royaume, disait-il, et pour l'avantage commun de la nation des Francs. » Au point où en étaient les choses, une semblable proposition ne pouvait être acceptée ; la journée entière s'écoula cependant en pourparlers inutiles. Le lendemain, dimanche de la Passion, 21 mars 717, la bataille s'engagea ; elle fut l'une des plus sanglantes de l'époque mérovingienne. La Neustrie s'était levée en masse pour reconquérir son indépendance. On vit l'abbé de Fontenelle, Vando, un intrus que Ragenfred avait mis en possession à main armée de ce monastère, lutter aux premiers rangs avec un acharnement indicible. Mais les milices neustriennes, depuis le désastre d'Amblef, ne se composaient que de jeunes soldats moins exercés que braves, en qui l'audace ne pouvait suppléer à l'inexpérience. Les austrasiens au contraire rompus au métier des armes par leurs guerres continuelles avec les Frisons et les Germains savaient allier la stratégie à la bravoure personnelle ; ils furent vainqueurs. Chilpéric et son maire du palais se précipitèrent, au galop de leurs chevaux, pour échapper
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au carnage. Dans leur fuite, ils
se séparèrent : Ragenfred courut jusqu'à Angers ; le roi trouva un asile plus
voisin mais plus obscur, et échappa aux vainqueurs.
19. Charles lui-même ne perdit pas le temps. Après avoir distribué à son armée les dépouilles du camp neustrien, il poursuivit les fuyards jusqu'à Paris, où il tint à faire une entrée triomphale. Il rétablit à Fontenelle l'ancien abbé, nommé Benignus, naguère expulsé par Ragenfred. Benignus avait embrassé le parti austrasien, et ne s'était pas plus que Vendo fait scrupule de quitter la crosse abbatiale pour la framée et la hache d'armes. En retournant en Austrasie, Charles passa par Reims dont, cette fois, les portes lui furent ouvertes. Le saint évêque Rigobert fut impitoyablement chassé de son siège ; il dut se réfugier en Aquitaine pour échapper au traitement plus rigoureux encore que lui réservait un prince dont il était le père spirituel1. En cette circonstance, Charles déshonorait sa gloire. Il livra l'église de Reims à l'un de ses compagnons d'armes, Milon, déjà investi de l'opulent évêché de Trêves. La tonsure cléricale, reçue aux jours de son enfance et probablement disparue pour jamais de sa tête, formait le seul bagage ecclésiastique de Milon. Saint Eucher récemment appelé de l'abbaye de Jumiéges au siège épiscopal d'Orléans, dont il fut l'une des gloires, eut le sort de Rigobert. Enlevé à son église par ordre de Charles Martel, il fut d'abord interné à Cologne, puis dans la forteresse d'Haspengaw près de Liège. Plus tard il put se retirer au monastère de Saint-Trond,
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1 Quelques années après, cédant aux instances du jeune Pépin le Bref son fil3, Charles Martel permit à saint Rigobert de rentrer dans sa patrie, mais il ne lui restitua point son siège. L'homme de Dieu se retira à Gernicourt, près de Reims, où il fit bâtir une église dédiée à saint Pierre. Il y passa le reste de sa vie dans la solitude, la prière et la pénitence. A sa mort, 4 janvier 740, ses restes furent déposés dans l'église qu'il avait élevée eu l'honneur du prince des apôtres. Des miracles sans nombre illustrèrent son tombeau. Hincmar en 864 fit transférer solennellement les reliques de saint Rigobert à l'abbaye de Saint-Thierry d'abord, et plus tard à Saint-Denys de Reims. Notre-Dame de Paris fut enrichie d'une portion de ces précieux ossements, et posséda dès lors une chapelle sous le vocable de saint Rigobert.
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où il acheva ses jours. Une mort précieuse devant Dieu termina, pour saint Eucher, la série des injustes persécutions qu'il supportait avec un courage héroïque depuis près de vingt ans (20 février 743). La plupart des sièges épiscopaux et des grands monastères devinrent la récompense et la proie des guerriers qui avaient contribué à la victoire de Vincy. Ces étranges titulaires, comtes, capitaines, quelquefois même simples soldats, s'établissaient dans les bénéfices de leurs diocèses ou de leurs abbayes pour en tirer tous les revenus ; ils partageaient entre leurs familles les biens et les patrimoines ecclésiastiques. Dans cette universelle dilapidation, les fidèles abandonnés ne savaient où recourir pour l'administration des sacrements. La discipline cléricale était ruinée; les prêtres, les moines, les clercs, errant à l'aventure, vivaient dans la licence et le désordre. Les conciles provinciaux si fréquents durant la première période mérovingienne n'étaient plus maintenant connus que de nom. Tels furent les maux causés par l'ambition encore inexpérimentée du jeune duc austrasien. Dans les dernières années de sa vie, Charles devait revenir sur tant d'actes oppressifs et chercher à les réparer. Pour le moment, il s'avisa de tirer de l'obscurité un prince mérovingien dont la généalogie ne nous est pas connue. Il l'affubla du titre de roi des Francs et le décora du nom de Clotaire IV. Au moyen de ce fantôme monarchique, il espérait détacher la Neustrie de son attachement de plus en plus vivace pour l'infortuné Chilpéric II.
20. Malgré ses deux défaites consécutives, ce dernier était résolu à poursuivre la lutte. Ragenfred son fidèle maire du palais l'avait rejoint ; ensemble ils combinèrent un nouveau plan qui pouvait rétablir leur situation en apparence désespérée. La Neustrie épuisée d'hommes et d'argent ne pouvait leur donner de forces suffisantes ; l'alliance avec Radbod était un appui désormais reconnu comme trop fragile. D'ailleurs au printemps de l'année 718, Charles Martel venait de passer le Rhin, et de refouler les hordes germaines jusqu'au Weser. L'allié que Chilpéric II et son confident ne pouvaient plus trouver au nord, ils le rencontrèrent dans le midi de la Gaule. Dagobert I, le grand roi mérovingien, en ceignant sur son
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front la double couronne d'Austrasie et de Neustrie à la mort de Clotaire II son père (628), avait un frère puîné, Caribert, à qui il abandonna le gouvernement de l'Aquitaine 1. Caribert fixa son siège à Toulouse, étendit graduellement son domaine par des victoires sur les Wascons ses voisins, et mourut en 631 laissant un petit royaume indépendant. Ses fils en héritèrent, mais à la condition de le voir transformé en simple duché, vassal du palais de Neustrie. Or, en l'an 719, un petit-fils de Caribert, le duc Eudes possédait ce duché, fort agrandi depuis un siècle à la faveur des agitations politiques de la Gaule septentrionale. Sous le titre de duc, Eudes était un véritable souverain; il occupait toutes les provinces comprises depuis la Loire jusqu'aux Pyrénées. Ce fut à lui que Chilpéric II envoya une ambassade. Issu de la race royale des mérovingiens, Eudes avait intérêt à réagir contre le servage et l'abaissement infligés par les ducs austrasiens à la descendance de Clovis. Il était, lui aussi, l'un des héritiers légitimes du pouvoir indignement usurpé par un vassal. Les ambassadeurs de Chilpéric firent briller ces considérations aux regards du duc d'Aquitaine et le déterminèrent à entrer dans une ligue offensive et défensive avec leur maître. Eudes était généreux et brave : le Liber Pontificalis nous a déjà fait connaître sa foi vive et son dévouement au saint-siége. Peut-être joignait-il à ces qualités très-réelles la précipitation et la mobilité de caractère qui formaient les traits distinctifs de sa race. En quelques semaines, toutes ses milices d'Aquitains et de Wascons furent réunies. A leur tête, il franchit la Loire et vint à Paris rejoindre l'armée de Chilpéric. Les deux princes mérovingiens s'embrassèrent comme deux alliés, unis par le sang et par l'intérêt. On put croire un instant que les descendants de Clovis allaient ressusciter les prospérités et la gloire du fondateur de la monarchie franque. Leur formidable armement s'ébranla en bon ordre, et marcha sur les frontières d'Austrasie. Charles les avait devancés. Averti à temps, il accourait des rives du Weser avec ses vétérans couverts encore du sang des Saxons et des Germains.
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1 Cf. tom. XV de cette Histoire, pag. 455.
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Le choc eut lieu dans les plaines de Soissons, il fut terrible. Les soldats de l'Aquitaine et de la Gascogne, moins aguerris que les Neustriens, se sentirent incapables de résister aux hommes du Nord ; ils furent les premiers à lâcher pied. Le duc Eudes donna le signal de la fuite, qui se changea bientôt en une véritable déroute. Ragenfred, le maire du palais, disparut dans la mêlée : son roi Chilpéric II, emporté par le torrent des fuyards, poursuivi l'épée dans les reins par le vainqueur, ne s'arrêta qu'à Orléans où il retrouva son allié Eudes, livré comme lui au désespoir. Déjà le duc d'Austrasie, franchissant lui-même sans s'arrêter la ville de Paris et son territoire, poussait ses avant-gardes jusque sur les rives de la Loire. Eudes et Chilpéric reprenant leur course désordonnée arrivèrent enfin à Toulouse, où ils durent l'un et l'autre se croire en sûreté. Charles ne put en effet les suivre si loin. Les bandes guerrières de la Saxe et de la Frise venaient de reparaître aux bords du Rhin, sous la direction du vieux Radbod. La mort subite de ce dernier coïncida avec la brusque arrivée du duc d'Austrasie : Charles Martel était ainsi délivré d'un nouveau péril. En même temps, expirait dans quelque villa aujourd'hui inconnue le roi nominal Clotaire lV (719).
21. Charles ne prit pas la peine de lui donner un successeur, ou plutôt le successeur qu'il lui réservait dès lors était ce même Chilpéric, trois fois vaincu, réfugié à Toulouse sous la protection et la sauvegarde de son allié le duc d'Aquitaine. Un tel projet indiquait, de la part de Charles, une rare audace et une justesse de coup d'œil plus rare encore. Ses ambassadeurs vinrent trouver Eudes dans la capitale de l'Aquitaine : ils lui représentèrent que leur maître faisait preuve d'une clémence inouïe en renonçant aux avantages de sa victoire. Quelques marches en avant l'eussent mis en possession de toute la Gaule méridionale jusqu'aux Pyrénées. Charles voulait bien cependant pardonner à qui s'était fait gratuitement son ennemi ; il était prêt à signer la paix, pourvu que Chilpéric II fût remis entre ses mains. Eudes balança quelque temps entre la crainte et l'intérêt, l'espoir et la honte. Enfin il conclut le traité, et livra le malheureux Chilpéric au prince aus-
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trasien. Le vaincu d'Amblef, de Vincy et de Soissons fut solennellement présenté à Charles, qui le fit proclamer roi, et se déclara lui-même son maire du palais. Chilpéric survécut à peine quelques mois à cette humiliation. Il mourut, épuisé de chagrins et de fatigues, dans la villa royale d'Attiniacum (Attigny-sur-Aisne), à la fin de l'année 720, laissant un fils nommé Childéric, qui devait être le dernier des rois mérovingiens. Mais le duc d'Austrasie ne jugea point encore à propos de le couronner. II envoya prendre à Chelles le jeune Thierry IV, fils de Dagobert III, et procéda en grande pompe à la cérémonie de son intronisation solennelle (720). Toutes les formes traditionnelles, l'acclamation des soldats et des leudes, la promotion militaire sur le pavois, furent observées, comme s'il se fut agi de l'élection de Clovis I ou du grand Dagobert.