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53. Sans attendre jusque-là, le concile prononça l'anathème contre tous ceux qui avaient mis obstacle à la réunion de la diète germanique. C'était indirectement frapper Henri IV, bien que son nom ne fût point désigné. La même censure était portée contre tous ceux qui en Italie ou en Allemagne détenaient des biens ecclésiastiques à titre d'investiture royale. Les fauteurs du roi parjure étaient ainsi atteints par le point le plus sensible, celui de la cupidité et de l'intérêt personnel. Un autre décret flétrissait les « fausses pénitences, » allusion plus que transparente à l'indigne comédie jouée par Henri IV à Canosse3. La déposition de Wibert de Ravenne fut de nouveau pro-
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1 Voigt et d'après lui Rohrbacher n'ayant pas pénétré ce dessein de Grégoire VII lui supposent un secret penchant pour la personne de Henri IV et le désir ambitieux d'enchaîner la royauté tout en ménageant le roi. Le continuateur de M. Henrion ne manque pas de renchérir sur cette appréciation erronée et de déplorer les prétendues défaillances de Grégoire VII. Une étude plus approfondie des sources aurait prévenu ces divers écarts.
1.Cf. n° 34 de ce présent chapitre.
2.Concil. Rom. Vj Pair. Lat., tom. CXLVIH, col.. 799.
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malguée et notifiée par un rescrit pontifical à tous ses diocésains 1. Les lois contre les investitures furent confirmées dans toute leur rigueur, ainsi que les précédents décrets contre les clérogames et les simoniaques. Le trafic des prébendes, des ordinations, était de nouveau interdit sous peine de déposition pour les évêques qui s'en rendraient coupables. Le pape resserrait ainsi les liens de la discipline et habituait peu à peu les esprits à la salutaire réforme du corps ecclésiastique. Il ne reculait pas devant les mesures: qui pouvaient lui aliéner les puissants de la terre, quand il s'agissait de maintenir les règles canoniques et les lois de l'équité. Le comte de Provence Raymond de Saint-Gilles et Jordano prince de Capoué en firent l'expérience. Compagnon d'armes du Cid et l'un des héros de la future croisade, Raymond entraîné par la fougue des passions et de la jeunesse avait répudié sans motif sa femme légitime pour en épouser une autre. II fut nominativement excommunié par le concile romain. Son édifiante soumission ne tarda point à consoler le cœur de Grégoire VII qui avait pour ce héros une affection vraiment paternelle. Le crime de Jordano était d'une autre nature. Durant la dernière guerre qui avait désolé l'Apulie, l'évêque de Rosellana craignant le pillage de son église cathédrale en avait transporté le trésor à l'abbaye du Mont-Cassin sous la sauvegarde de saint Benoît. « Informé de cette circonstance, dit Léon d'Ostie, Jordano forma le projet de s'emparer du précieux dépôt. Ses hommes d'armes vinrent au monastère et pénétrant dans la sacristie exigèrent qu'on en fit la remise entre leurs mains. « Jamais, répondirent les frères, nous ne livrerons un dépôt confié à notre bienheureux patriarche Benoît. Vous êtes armés, nous sommes à votre merci, mais nous ne croyons pas qu'il y ait parmi vous un homme assez téméraire pour commettre ici un sacrilège.» Les soldats ne firent que rire de ces paroles; ils se jetèrent avec une rage démoniaque sur le trésor et le portèrent à leur maître1.»
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1. Greg. VII. Epist. X, Hb. VI, col'. 518.
2. LeoOstieus. Chronic. Cassin., lib. III, cap. xlvi; Patr. Latin., tom. CLXXIII col 7S1.
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Excommunié pour ce fait, Jordano fut bientôt frappé par la justice divine; il perdit la vue et mourut peu de temps après. Ces grands intérêts ne faisaient point oublier à Grégoire VII les détails plus pratiques de l'administration pastorale. Le sommaire des décrets édictés par lui dans ce concile nous révèle sa tendre sollicitude pour l'éducation et l'instruction des enfants du peuple. Le grand pape enjoint à tous les évêques de créer dans chaque église des institutions où l'on enseigne gratuitement les lettres, ut omnes episcopi artes litterarum in suis ecclesiis doceri faciant1. La teneur du décret n'est point parvenue jusqu'à nous, il n'en reste que le titre seul, mais il suffit pour attester l'importance que Grégoire VII, suivant en cela l'exemple de tous ses prédécesseurs, attachait à l'instruction populaire.
54. Le concile termina, ses travaux par un sérieux examen des erreurs de Bérenger. L'hérésiarque était alors octogénaire. Depuis l'avènement de Grégoire VII au souverain pontificat, il avait obtenu la permission de garder le titre canonial qui lui avait été conféré par l'évêque Eusèbe-Bruno d'Angers, mais à la condition expresse de s'abstenir de toute propagande et de garder un silence absolu sur les matières théologiques. Cet engagement ne fut pas tenu. Le vieux sectaire reprit son genre habituel de polémique; ses controverses passionnées excitèrent de nouveaux troubles ; le comte Foulques d'Anjou, désireux d'en finir avec ce chanoine obstiné le chassa de sa capitale et le fit citer à un concile de la province. Contraint de quitter Angers, l'hérésiarque refusa de comparaître au synode provincial. Il écrivit directement à Grégoire VII pour en appeler au jugement du saint-siège et récuser celui des évêques, français, « tous suspects, disait-il, sinon sous le rapport de la foi au /moins du côté des mœurs. » Par l'intermédiaire de l'abbé de Cluny et du légat apostolique Hugues de Die, le pape manda à Bérenger de venir à Rome. L'hérésiarque obéit, et voici comme il raconte lui-même dans un récit arrangé pour les besoins de la cause l'incident de sa comparution au concile. « Les évêques s’étant réunis
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1 Concil. Roman, v. Pair. Lat„ tom. CXLVIII, col. 800-802.
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vers la Toussaint, je remis à l'assemblée une profession de foi signée de ma main et conçue en ces termes : « Moi Bérenger de Tours je reconnais que le pain de l'autel après la consécration est le vrai corps du Christ, qui est né de la vierge Marie, a souffert sur la croix et siège aujourd'hui à la droite du Père ; je reconnais de même que le vin de l'autel après la consécration est le véritable sang qui a coulé du côté ouvert du Christ sous la lance du soldat. Cette déclaration que je prononce de bouche j'y adhère et la crois du plus profond de mon cœur. Qu'ainsi Dieu me soit en aide et ces saints évangiles. «Après une profession de foi si nette et si explicite, ajoute Bérenger, le pape s'écria lui-même que cela devait suffire pour me disculper. Il cita en ma faveur les paroles de saint Augustin : « Ce que vous voyez sur l'autel, ce qui frappe vos yeux c'est le pain et le vin; mais la foi nous découvre que le pain est le corps et le vin le sang du Christ1. » Le peuple avait donc tort, disait-il, de me poursuivre comme hérétique, puisque je restais dans les termes mêmes des Ecritures. Il ajoutait qu'autrefois en sa présence Pierre Damien, un génie de premier ordre, un saint, un docteur, un cardinal, avait signalé des inexactitudes et des exagérations dans les ouvrages de Lanfranc. Entre le fils de la sainte église romaine Pierre Damien dont la devise avait toujours été la parole évangé-lique Scrutamini Scripturas2, et l'érudition mal limée de Lanfranc le saint pontife n'hésitait pas ; il préférait l'autorité de Pierre Damien. Par ce discours le grand pape près duquel j'avais déjà vécu près d'une année espérait calmer la fureur de mes ennemis, véritable meute pleine de boue et de fange, suivant une autre expression de saint Augustin. Il avait dans ce but fait réunir tous les textes des pères, saint Jérôme, saint Ambroise, saint Augustin et les autres qui affirment que le sacrement eucharistique est incon-
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1. Quod videtis in aliari partis est et vinum, quod ctiam ocult vestri volts rein tiant; quod autem fides instruenda postulat, punis est corpus Christi vinurr sanguis. (S. August. De sacrifie. Missx. l'atr. Laf., tom. CXLVIII, col. S0,,.
2.« Scrutez les Ecritures. » Juan, v, 39.) On sait quel abus le protestantantisme a fait aussi de cette parole évangélique, dont l’hérésiarque Bérenger prétendait couvrir ses erreurs.
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vertible. Tous ces textes furent mis sous les jeux de l'assemblée. Les évêques de Porto, de Sutri, de Terracine, les cardinaux Atto de Milan1 et Deusdedit abbé de Todi, le chancelier Pierre, le frère Fulco, Français d'origine, cœur plein d'humilité et de bienveillance, Thietbald clerc du seigneur Dape et le plus lettré de tous les chanoines de Saint-Pierre, le frère Bona-Dies et beaucoup d'autres dont le nom et les titres m'échappent, avaient embrassé mon parti. Mais la tourbe empestée de mes ennemis, ces pervertisseurs de l'Écriture, pressèrent tellement le pape que la discussion et la sentence définitive furent renvoyées au prochain concile qui se devait tenir au carême de l'année suivante (1079). Il me fallut ainsi prolonger mon séjour à Rome2» Le rôle avantageux que s'attribue ici Bérenger et l'approbation de Grégoire VII dont il cherche à se couvrir sont autant d'impostures. Loin d'être nette et précise la profession de foi remise par lui au concile était une dissimulation cauteleuse de la vérité; elle affirmait catégoriquement le système hérétique de l'impanation et rejetait le dogme de la transsubstantiation eucharistique. Ce fut donc très-sagement que l'examen approfondi de la cause fut renvoyé au prochain concile ; afin que dans l'intervalle les quelques adhérents dont Bérenger donne une liste plus ou moins exacte, mais qui en tout cas ne formaient sur un nombre de cinquante évêques qu'une imperceptible minorité eussent le temps d'étudier plus sérieusement la question.
§ X. Nouveaux attentats de Henri IV.
55. Les députés de Henri firent la plus extrême diligence pour aller rendre compte à leur maître des mesures prises à son égard
par le concile. Egilbert surtout se montrait pressé d'arriver en
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1. Nous apprenons par cette mention de Bérenger que l'archevêque exilé de Milan avait été élevé au cardinalat et qu'il en remplissait les fonctions à Rome, pendant que son siège était détenu par l'usurpateur simoniaque Thédald.
2. Bérenger. Epist. Pair. Lat., tom. CXLVIII, col. 809.
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Germanie. « Il apprit en chemin, disent les Annales de Trêves, que le roi Henri s'était rendu en cette ville après les fêtes de Noël pour donner un successeur à l'archevêque Udo, et il se flattait s'il arrivait à temps d'obtenir en récompense de son zèle pour le service et les intérêts du césar allemand cette riche investiture. Les circonstances servirent son ambition. En arrivant à Trêves Henri avait enjoint au clergé de procéder à l'élection et de lui présenter le candidat qui réunirait le plus grand nombre de suffrages. On lui présenta successivement chacun des dignitaires de cette église, mais il les refusa l'un après l'autre sous prétexte qu'ils lui étaient personnellement désagréables. La réalité était qu'aucun d'eux n'avait consenti à lui payer la taxe qu'il exigeait pour l'investiture. Trois jours s'écoulèrent de la sorte en scrutins sans cesse renouvelés et perpétuellement inutiles. Le quatrième, pendant que les opérations recommençaient dans la cathédrale en présence du roi et au milieu d'une foule immense, un personnage vêtu en courtier pénétra dans l'assemblée et s'entretint longtemps avec Henri. C'était Egilbert, cet écolâtre excommunié, qui arrivait du concile et rendait compte de la mission officielle dont il avait été chargé. Quand son audience eut pris fin, le roi s'adressa à la foule en disant: « Voici le pasteur que Dieu vous envoie. Depuis trois jours nous ne pouvons nous entendre sur le choix d'un évêque, celui-ci réunira, j'espère, tous les suffrages. » Or de tous les évêques venus pour assister à l'élection un seul, Thierry de Verdun, donna son assentiment. Le clergé et la population de Trêves en majorité protestèrent contre une pareille intrusion, mais le roi n'y eut aucun égard et le VIII des ides de janvier (6 janvier 1079) il investit solennellement Egilbert par la crosse et l'anneau. Vainement les deux évêques Hérimann de Metz et Pibo de Toul, joignant leurs instances à celles du clergé et du peuple, firent valoir les droits des candidats régulièrement élus ; il leur fut impossible de fléchir le roi. Le clergé et le peuple s'adressant alors aux évêques et déclarant qu'un acte de violence ne constituait aucun droit canonique leur fit défense, avec menace d'en appeler au siège apostolique, de procéder au sacre de l'intrus. Les évêques se retirèrent donc et
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Egilbert demeura trois ans sans pouvoir obtenir la consécration épiscopale 1. » Il fallait un antipape pour valider l'élection d'un tel intrus. L'antipape viendra à son heure, et le métropolitain simoniaque de Trêves recevra une onction sacrilège.
56. Une investiture non moins scandaleuse conférait à un autre simoniaque nommé Sigwin le siège épiscopal de Cologne vacant par la mort récente du titulaire Hidulf. « Ce dernier, dit Bertholde de Constance, avait été plus d'une fois frappé des anathèmes du saint-siége, comme hérétique, voleur et brigand, utpote hœreticus, fur et latro. Il avait émigré de ce monde à l'automne précédent, condamné en cette vie et damné dans l'autre. Son successeur s'introduisait également par effraction dans le bercail et héritait de son excommunication2.» Henri ne songeait donc nullement à entrer dans les vues du pontife ni à se conformer aux décisions prises par le concile romain. Il passa tout l'hiver dans les provinces rhénanes, recrutant le plus grand nombre possible d'adhérents et cherchant le moyen de prévenir ou de rendre inutiles les mesures de rigueur dont il était menacé. Les circonstances lui étaient favorables. Rodolphe venait de tomber malade et resta plusieurs mois entre la vie et la mort. Inquiets de l'avenir, quelques chefs saxons prêtèrent l'oreille aux propositions de Henri. Ce dernier n'en était jamais avare. Mais la guérison inespérée de Rodolphe mit fin à ces négociations suspectes, et le roi de Saxe dès les premiers jours du mois de février 1079 se disposait à rentrer en campagne. A son tour Henri n'était pas prêt. « Il eut recours, dit Berthold, à ses ruses accoutumées. Par son ordre mais sans les autoriser à se couvrir de son nom, quelques seigneurs germains se rendirent en Saxe pour y entamer comme de leur propre mouvement des ouvertures pacifiques. Trop de luttes sanglantes, de dévastations et de ruines se sont accumulées en ces derniers temps, devaient-ils dire; nous voulons enfin y mettre un terme. Tous et notre roi Henri lui-même, nous sommes résolus à accepter la sentence du seigneur pape quelle qu'elle
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1. Gesta Treveror. Pair. Lat., tom. CLIV, col. 1196.
2. Berthold. Constant. Annal. Patr. Lat., tom. CXLVII, col. 421 et 42Ï.
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soit, et nous vous proposons comme garantie de nos engagements tels otages qu'il vous plaira de choisir. Les Saxons accueillirent volontiers ce message, ils engagèrent Rodolphe à cesser ses préparatifs de guerre et à consentir à une diète internationale dont l'époque et le lieu furent fixés pour le commencement du carême à Fritzlar. En attendant, une trêve fut signée et les guerriers saxons retournèrent dans leurs demeures 1. » Le stratagème de Henri avait réussi au-delà de ses espérances. Non-seulement il gagnait du temps pour activer l'organisation de ses forces militaires, mais il trouvait dans la diète de Fritzlar un prétexte plausible pour justifier son absence au concile romain qui allait s'ouvrir à la même époque, et auquel ses légats avaient juré en son nom qu'on le verrait comparaître en personne.
57. Quant à la diète de Fritzlar, elle n'aboutit qu'à une odieuse mystification. « Au jour fixé, dit Berthold, les princes saxons se présentèrent en grand nombre. Mais il ne vint du côté de Henri que quelques seigneurs dont l’attitude pleine d'arrogance fit bientôt comprendre aux premiers le piège tendu à leur crédulité. Loin de traiter sur un pied d'égalité réciproque, les partisans de Henri déclarèrent qu'ils étaient venus uniquement pour recevoir l'acte de soumission à leur maître des députés de la Saxe et servir d'intermédiaire pour le faire agréer par celui-ci aux conditions les moins rigoureuses. Vainement les Saxons, dissimulant cette nouvelle injure, déclarèrent qu'ils étaient prêts à faire tous les sacrifices pour le maintien de la paix et réclamèrent que l'autre parti se montrât comme eux disposé à accepter la sentence que porterait le siège apostolique. Les seigneurs germains répondirent que ni eux ni leur maître ne se souciaient de ce que pouvait dire le pape et ne reconnaissaient d'autre loi que celle de leur épée. Après cette ironique provocation, les Saxons ulcérés rompirent la conférence, et quelques jours après le duc Welf de Bavière avec une vaillante armée fondait sur le territoire de la Rhétie, emportait d'assaut la ville de Coire et y faisait reconnaître l'auto-
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1. Berthold. Constant. Annal., col. 4Î5.
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rite du roi Rodolphe. Poursuivant ses succès, il envahit les provinces actuelles du Tyrol et des Grisons, fit prisonnier le fils du gouverneur Otto, s'empara de la ville de Cluse, l'une des clefs des Alpes, et ramena dans les provinces rhénanes ses troupes chargées de butin et de gloire 1. »
58. Cette revanche des Saxons palliait leur défaillance momentanée et la rachetait au point de vue de l'honneur militaire. Mais au point de vue plus élevé où se plaçait le génie de Grégoire VII, il y avait dans tous ces incidents la justification la plus complète de la conduite à la fois ferme et patiente dont le grand pape ne consentit pas un instant à se départir. Même aux yeux des contemporains cette longanimité passait pour une inexplicable faiblesse. L'annaliste saxon Bruno de Magdebourg n'épargne pas la critique, il l'exagère comme à plaisir, avec la bonne foi d'une conscience fort patriotique mais très-imparfaitement renseignée. « En ce temps, dit-il, pour quel motif ? je l'ignore, le seigneur apostolique se relâcha grandement de sa vigueur première. Au lieu de maintenir irrévocablement la déposition de Henri et l'élection de Rodolphe, il réservait à un jugement ultérieur la sentence définitive1. » Puis l'annaliste saxon rappelait le chant du coq qui avait, au temps de la passion, réveillé la foi endormie de Pierre. Il faisait des vœux pour qu'une voix non moins puissante allât du fond de la Saxe retentir aux oreilles de Grégoire VII et interrompre son prétendu sommeil. Il est vrai que Bruno de Magdebourg ne dit pas un mot de l'ignominieuse lâcheté avec laquelle un certain nombre de seigneurs saxons, au premier bruit de la maladie de Rodolphe, s'empressèrent de s'aboucher avec Henri. Il se dispense également de parler des négociations préliminaires qui aboutirent à la diète de Fritzlar, et de cette dicte même il ne fait pas la moindre mention. Ce n'est pas que nous prétendions lui en faire un crime. Bruno de Magdebourg, pieux moine écrivant dans son abbaye, au jour le jour, les faits dont il pouvait avoir connaissance, ne saurait en aucune sorte être
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1 Berthold . Constant. Annal, col. 426.
2. Bruno Magdeburg. Bell. Saxon., col. 559.
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coupable pour n'avoir pas enregistré ceux qu'il ignorait et dont on ne jugeait point à propos de l'instruire. Les seuls coupables ici sont les récents historiens de Grégoire VII, lesquels ayant entre les mains tous les documents qui manquaient au chroniqueur saxon, n'ont pas même pris la peine de les étudier et se sont contentés de reproduire des récriminations innocentes dans la bouche de Bruno mais coupables dans la leur. Quand les Saxons eux-mêmes se montraient disposés suivant les circonstances à faire si bon marché du roi qui était le leur, qu'ils avaient librement et spontanément élu, sans tenir compte ni des lettres de Grégoire VII, ni des observations des légats apostoliques, ni même des supplications du royal élu; le grand pape pouvait-il adopter une autre ligne de conduite que celle qu'il s'était tracée? Quand il disait que « tous les Latins presque sans exception » avaient embrassé la cause de Henri IV, non-seulement il ne surfaisait pas la situation mais il en atténuait la gravité, puisque même chez les Saxons le roi Rodolphe n'était accepté que sous bénéfice d'inventaire. Un peu moins de fourberie et un peu plus d'habileté véritable à la diète de Fritzlar de la part de Henri IV, et la Saxe tout entière eût abandonné son roi Rodolphe, le pape et les légats apostoliques, l'autorité du saint siège et celle des conciles romains.
XI. Concile romain de l'an 1279.
59. Ces brusques revirements, ces faiblesses honteuses, ces trahisons ignobles ne prouvaient que trop la décadence morale et l'abaissement des caractères, conséquence inévitable des principes simoniaques et des désordres de la clérogamie. « Le sel de la terre s'était affadi » et la corruption gagnait tout le corps social. Le rôle de Grégoire VII résistant seul et opposant aux flots des passions déchaînées l'infranchissable barrière de la loi divine est un des plus grands dont l'histoire ait gardé le souvenir. Les conciles qu'il présidait avec un calme et une majesté incomparables
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étaient devenus les centres de régénération où, suivant l'expression même des actes, « le genre humain trouvait à la fois le salut des âmes et des corps1.» Celui qu'il ouvrit le 11 février 1079 dans la basilique du Sauveur au Latran fut un des plus nombreux tenus sous son pontificat. Cent cinquante archevêques ou évêques venus des diverses provinces du monde catholique, une foule d'abbés, de religieux, de prêtres, de clercs et de laïques remplissaient la vaste enceinte1. L'opinon publique entrait visiblement dans la direction que le grand pape s'efforçait depuis trois ans de lui imprimer. Les esprits s'habituaient de plus en plus à la pensée que le pontife romain pourrait seul donner une solution pacifique aux luttes sanglantes de la Germanie. Parmi les illustres personnages présents au synode l'attention se fixait sur les deux légats apostoliques revenus récemment d'Allemagne, l'un après une incarcération de dix-huit mois, l'autre après les péripéties d'un voyage aventureux à travers les périls et les pièges tendus sur le chemin par les espions et les sentinelles de Henri IV. Saint Altmann de Passaw et l'évêque de Metz Hérimann les avaient accompagnés. Témoins et victimes de la tyrannie du jeune roi, ils allaient enfin pouvoir élever contre lui une voix sincère et libre. Au nombre des cardinaux présents se trouvaient saint Pierre Igné évêque d'Albano, Atto de Milan et Hugues de Die légat apostolique en France. L'épiscopat italien, outre saint Anselme de Lacques, Landulf de Pise et Raynier de Florence, comptait parmi ses représentants le nouveau patriarche d'Aquilée Henri, dont la promotion due à l'influence du roi d'Allemagne était fort contestée. La démarche de ce dignitaire équivoque n'en était que plus significative ; elle prouvait de sa part une inquiétude et une défiance de bon augure ; il ne se croyait plus suffisamment appuyé par le pouvoir chancelant de Henri IV et il venait faire régulariser sa position par l'autorité de Grégoire VII.
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1 Adsalutem quoque tom corpùrum quam animarum. (Concil. roman. VI. 1079. Patr. Lat., tom. CXLVIII, col. 811.) ' Cf. Anonym. De Benngarii damnatione; Pair. Lat., tom. CXLVIII, col. H57.