Angleterre 28

Darras tome 25 p. 499


§ II.  Pacification religieuse de l'Angleterre (1103-1106).

 

   6. On se rappelle 1 que, l'an 1103, le primat de Cantorbéry saint Anselme avait dû accepter du roi Henri ! la mission de se rendre à Rome près du souverain pontife, pour y être témoin de l'accueil qui serait fait à la requête définitive du roi, des évêques et des seigneurs anglais, demandant tous l'autorisation de conserver l'usage des investitures. Une lettre de Henri adressée au pape fut confiée à Guillaume de Warlewast, qui avait ordre de la remettre au sei­gneur apostolique en présence du saint archevêque. Nous n'avons plus le texte de cette missive, mais la réponse de Pascal II a été conservée et nous permet d'en rétablir le sens général. Le roi se montrait plein de déférence pour le souverain pontife; il lui faisait part de la naissance d'un fils très-longtemps refusé à ses désirs, l'assurait qu'il élèverait cet héritier présomptif de sa cou­ronne dans les sentiments d'amour et de dévouement au saint-siége; enfin, il le suppliait de se relâcher de la rigueur des lois ca­noniques sur les investitures en faveur de la situation exception­nelle de l'Angleterre, pays de conquête récente, où la nouvelle domination était mal affermie, où les conspirations contre le pou­voir royal étaient toujours à craindre. Ces lettres, remises par Guillaume de Warlewast en audience solennelle, furent discutées le lendemain dans une conférence tenue par le pape en présence du sacré collège, devant l'archevêque de Cantorbéry et l'ambassa­deur royal. « Celui-ci les commenta, dit Éadmer, avec toute l'élo­quence dont il était capable. Il mit tout en œuvre pour que le roi son maître fût maintenu en possession du privilège des investitures, tel qu'en avaient joui ses deux prédécesseurs Guillaume le Conqué­rant son père et Guillaume le Roux son frère. Il exposa les besoins politiques de l'Angleterre, vanta la munificence de ses rois envers

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1. Cf. tom. XXIV de cette Histoire, p. 445.

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l'église Romaine, les faveurs particulières dont le siège apostolique s'était plu à les entourer, et fit sentir tout ce qu'un changement de relations entre les deux cours pourrait amener de regrettable pour ceux qui l'écoutaient. Ses paroles firent une vive impression sur les assistants. Quelques-uns d'entre eux s'écrièrent qu'il fallait admettre la requête de Henri, et faire céder toute autre considération devant le désir d'un si grand monarque. Cependant Anselme gardait le silence, attendant la décision du souverain pontife. Mais Pascal II ne voulait pas se prononcer avant d'avoir laissé chacun produire en liberté son avis. L'ambassadeur interprétant ce silence du pape et de l'archevêque dans un sens favorable à sa cause et espérant achever de convaincre le reste de l'auditoire, dit en terminant: «Quelle que puisse être la décision définitive je veux que tous ici sa­chent d'avance que le roi d'Angleterre mon maître, dût-il y perdre sa couronne, ne souffrira pas qu'en le dépouille de son droit d'investiture! » A ces mots, le seigneur apostolique prit la parole: « S'il en est ainsi, dit-il, en s'adressant à Guillaume de Warlewaff, à votre tour sachez, et je le déclare devant Dieu, que jamais, fût-ce pour sauver sa tête, le pape Pascal II ne permettra au roi Henri d'Angle­terre de s'arroger impunément la collation des églises1. » Cette décla­ration déconcerta l'ambassadeur ; elle fut accueillie par les acclama­tions des Romains. Le pape termina le jugement de cette affaire en maintenant l'interdiction absolue des investitures; mais afin d'adoucir ce que la sentence aurait de blessant pour l'amour-propre du mo­narque, il lui accorda certains usages et droits dont jadis avait joui le Conquérant son père; il suspendit en sa faveur l'effet des excommunications antérieurement prononcées par Urbain II; enfin il autorisa l'archevêque de Cantorbéry à absoudre après satisfaction préalable les ti­tulaires qui avaient dans l'intervalle reçu l'investiture de la main du roi.

 

   7. « Quand cette affaire qui faisait le principal objet de notre voyage ,reprend Éadmer, eut été ainsi terminée, Anselme; régla avec le pontife de nombreuses questions secondaires, intéressant

divers points de discipline locale, puis il prit congé de Pascal II et demanda sa bénédiction apostolique. « Que la bénédiction du

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1. Eadmer-, Hislor. Xovor., 1. III; Patr. lai., tom. CLIX, col. 331.

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Dieu tout-puissant, répondit Pascal, vous accompagne partout au gré de vos désirs. Mais il ne sera pas dit que vous quittiez le tom­beau des princes des apôtres sans avoir reçu d'eux un gage de leur protection et de leur amour. Voici un privilège délivré en leur nom et revêtu du sceau apostolique que nous vous conférons à vous et à vos successeurs à perpétuité. » En parlant ainsi, le pape lui re­mettait une bulle confirmant pour lui et pour tous ses successeurs légitimes le titre et les pleins pouvoirs de primat d'Angleterre « tels qu'ils avaient existé dès le temps de l'apôtre des Anglais saint Augustin1 . » II l'embrassa alors, nous accorda à nous-mêmes, com-pagnons du saint archevêque, le même honneur, nous recommanda à Dieu et nous renvoya en paix dans notre patrie2. » C'était en effet en Angleterre qu'Anselme et ses fidèles serviteurs croyaient re­tourner. Mais il en devait être autrement. « A notre départ de Rome, continue l'historiographe, Guillaume de Warlewast nous prévint qu'il ne se joindrait pas à nous pour le retour. Il avait, disait-il, fait vœu d'aller en pèlerinage à Saint-Nicolas de Bari. Mais en réalité il se proposait de séjourner encore quelque temps à Rome, dans l'espoir d'obtenir en l'absence d'Anselme ce qu'on avait refusé devant lui. Toutefois il échoua complélement dans ce dessein et le pape refusa de modifier sa sentence. L'ambassadeur rabattit alors de ses préten­tions, et pour n'avoir pas l'air de retourner près de son maître les mains vides, il pria le pape de lui remettre une réponse d'exhorta­tion paternelle adressée au roi. Voici celle qu'il obtint : «Pascal évêque, serviteur des serviteurs de Dieu à l'illustre et glorieux roi d'Angleterre Henri, salut et bénédiction apostolique. — Par le message que nous a remis de votre part le clerc Guillaume votre fidèle envoyé, nous avons appris les succès que la bonté divine vous a ménagés, le triomphe qu'elle vous donne sur tous vos ennemis, et la joie qu'elle vous a réservée en vous accordant à vous et à la reine votre noble et pieuse épouse un fils, espoir de votre couronne. La part que nous prenons à ces heureux événements nous fournit l'oc­casion de vous rappeler que Dieu attend de vous d'autant plus de

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1. Cf. Pascal. II, Epibt. c, Pair, lat., tom. CLX1II, col. 119. 2. Eadmer. llislor. Novor., loc. cit., col. 445.

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fidélité et de reconnaissance, qu'il vous comble davantage de ses bienfaits. Nous-même nous avons à cœur de faire éclater de plus en plus à votre égard nos sentiments de bienveillance paternelle; mais nous avons le regret de vous voir demander ce que, malgré tout notre désir de vous être agréable, nous ne pouvons absolument point accorder. Si en effet nous autorisions ou si nous tolérions seulement les investitures que veut faire votre excellence, le péril que nous encourrions personnellement, vous et moi, serait également formidable. Comparez ce que vous perdriez en continuant les in­vestitures, avec ce que vous gagneriez en y renonçant. Quant à nous, vous le savez, l'interdiction des investitures n'ajoute rien à notre autorité ni à nos droits sur les églises. Pour vous même, elle n'ôte rien à votre puissance légitime ni à vos droits de souverain, mais elle contribuera singulièrement à attirer sur votre personne et sur votre royaume la bénédiction du Seigneur. Je vous supplie donc de donner à votre Dieu ce témoignage que lui doit votre amour filial. Car enfin, s'il ne s'agissait de l'honneur de ce grand Dieu,  à quoi nous servirait-il de nous exposer à perdre vos bonnes grâces pour maintenir l'interdiction des investitures ecclésiastiques auxquelles humainement nous n'avons aucune espèce d'intérêt temporel? Et ne dites pas :  En ma qualité de souverain, j'ai droit aux investitu-res.— Non, les investitures ne sont ni de droit impérial ni de droit royal; elles sont le droit de Dieu. Sans cela est-ce que nous vous refu-serions ce qui vous appartiendrait en toute justice? Est-ce que nous vous ferions cette injure, à vous qui nous avez donné tant de preu­ves de votre munificence?— Réfléchissez, très-cher fils, à ce que la situation actuelle a pour vous d'honneur possible ou d'opprobre à encourir, selon le parti que vous allez prendre. Voici que le plus sage et le plus religieux des évêques anglais, l'illustre Anselme de Cantorbéry refuse de siéger à vos côtés et de résider dans votre royaume si vous persistez dans votre dessein. Songez à l'effet que produira cette nouvelle, quand elle viendra à se répandre parmi toutes les nations de l'Europe, qui jusqu'ici exaltaient votre nom et votre gloire? vos conseillers eux-mêmes, ceux qui en ce moment vous encouragent dans cette voie, seront les premiers à vous blâmer alors. Revenez-

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donc, très-cher fils, aux vraies inspirations de votre cœur; nous vous en supplions, par l'amour que vous portez au Dieu tout-puissant et à Jésus-Christ son Fils unique; rappelez au plus tôt votre pasteur et votre père, le glorieux Anselme. Renoncez aux investitures, vous trouverez près du siége apostolique protection contre tous vos enne­mis de la terre et prières ferventes auprès du Roi du ciel. Sur vous et sur la glorieuse reine votre épouse nous appellerons, par les méri­tes des apôtres et l'intercession des saints, toutes les bénédictions et les grâces. L'Église romaine deviendra comme une seconde mère pour le fils que Dieu vous a donné 1 et dont le nom de Guillaume rappellera l'illustration du grand Conquérant son aïeul. Elle saura le défendre, ainsi que vous, contre quiconque oserait entreprendre sur les droits de votre couronne 2. »

 

8. Cette lettre, datée du palais de Latran le 9 des kalendes de décembre (23 novembre 1103),« prouvait, de l'aveu de M. de Rémusat lui-même, « non moins d'art que de talent. » — « Elle était, suivant l'expression du moderne historien, remplie de choses bien dites en l'honneur du roi, de son rang, de sa femme, de son royaume, et sans faiblir sur le point délicat, sur un droit qui n'était « ni impérial ni royal mais divin, » promettait à Henri des indulgences spéciales, une protection constante, une paternelle amitié3.» — «Mu­ni de ce gage de la bonté du pape, reprend Éadmer, Guillaume de Warlewast s'empressa de quitter Rome et de reprendre en toute hâte la route d'Angleterre. Déjà nous venions de franchir les Apennins, avec une escorte fournie à notre bienheureux père par la glorieuse com­tesse Mathilde 4, lorsqu'en arrivant à Plaisance, nous trouvâmes

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1    Ce fils, dont la lettre pontificale indique la naissance au commencement de l'année 1103, reçut le nom de Guillaume et fut surnommé Adelin. A l'âge de quinze ans, son père l'associa au trône, et lui fit prêter par tous les sei­gneurs d'Angleterre serment de foi et hommage. Il périt en 1129 dans le nau­frage de la Blanche-Nef, en des circonstances que nous ferons connaître plus loin.

2   Pascal. II, Epist., ci, Pair, lai., tom. CLX1U, col. 120.

3    M. de Réniusat, Anselme de Cantorbéry, p. 332.

4    Voir la lettre d'action de grâces adressée à ce sujet par saint Anselme à la grande comtesse Mathilde. (Anselm., Epist. xxrvn, lib. IV; Pair, lut., tom.
CL1X, col. 221.

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Guillaume de Warlewast arrivé avant nous. Grande fut notre surprise de la promptitude avec laquelle il avait accompli son prétendu pèlerinage au tombeau de saint Nicolas. Sans se mettre en peine de nous expliquer ce mystère, il continua avec nous le voyage à travers l'Italie septentrionale et la chaîne des Alpes, que nous franchîmes sains et saufs, et nous accompagna jusqu'à Lyon, où Anselme s'arrêta pour célébrer la fête de Noël (25 décembre 1103). Guillaume, pressé d'arriver à Londres, annonça l'intention de poursuivre sa route sans délai. En prenant congé d'Anselme et au moment de se séparer de lui, il lui fit cette décla­ration inattendue : « J'avais espéré que notre affaire aurait à Rome une solution toute différente. C'est pourquoi j'ai différé jusqu'ici de vous faire connaître les derniers ordres que le roi mon maître m'a chargé de vous transmettre. Maintenant que je me dispose à le rejoindre, je ne puis garder plus longtemps le silence. Voici ce que le roi Henri vous déclare par ma bouche : « Si vous revenez avec la résolution d'être vis-à-vis de mon autorité royale ce que vos prédécesseurs furent pour les miens, j'accueillerai de grand cœur votre retour en Angleterre et je vous embrasserai avec une ten­dresse filiale. » — L'ambassadeur s'arrêta à ces mots, et n'ajouta pas une parole. « Vous n'avez rien de plus à me dire ? » de­manda Anselme. — « Je parle à un homme de génie, repartit Guillaume. Il ne lui en faut pas davantage pour comprendre. » — « J'ai en effet entendu, et j'ai compris, » répondit Anselme. » L'ambassadeuur s'éloigna aussitôt. Ses dernières paroles ve­naient de nous fermer les portes de l'Angleterre. Pour mieux s'en assurer, notre bienheureux père fit partir aussitôt un de ses compagnons, chargé pour le roi du message suivant : « A son révéré seigneur Henri, roi des Anglais, Anselme archevê­que de Cantorbéry, fidélité à son service et constantes prières pour sa prospérité. — Vous devez savoir déjà par Guillaume de Warle­wast tout ce qui s'est passé à Rome. Le seigneur pape a refusé de modifier les décrets de ses prédécesseurs. Il m'a enjoint personnellement à moi-même de n'admettre à la communion de l'Église les ti­tulaires qui ont reçu de votre main l'investiture, qu'autant qu'ils fe-

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raient au préalable confession de leur faute et se seraient soumis à la pénitence canonique. Les évêques qui les auront sacrés seront déférés au jugement du siége apostolique. Telle fut la sentence du souverain pontife. Guillaume de Warlewast l’a entendue, il pourra, s'il le veut, vous l'attester. Cependant en prenant congé de moi, il me défendit en votre nom de remettre le pied en Angleterre, si je n'étais résolu à tenir vis-à-vis de vous la même conduite que mon prédéces­seur Lanfranc tint jadis à l'égard de Guillaume le Conquérant, votre père. Or, depuis l'époque du vénérable Lanfranc les investitures ont été absolument interdites par les décrets des papes. Il m'est donc impossible de les tolérer comme on le faisait alors. Mandez moi, je vous prie, si, en dehors de ce point sur lequel je ne suis pas libre de céder, vous accepterez encore mon ministère et si vous me permetlrez de rentrer dans votre royaume4. »

 

9. La réponse de Henri ne se fit pas attendre. « Elle nous fut apportée, reprend l'historiographe, par un des moines de Cantorbéry nommé Everard, dans une lettre où le roi s'exprimait ainsi : « J'avais en effet chargé Guillaume de Warlewast de vous dire de ma part qu'il ne vous serait plus permis de rentrer en Angleterre, si vous ne promettiez auparavant de vous conformer à toutes les coutumes nationales, telles qu'elles furent observées sous le règne de mon père et celui de Guillaume le Houx mon frère. Je n'ai pas changé de sentiments2. » — Après une déclaration si catégorique, An­selme ne pouvait plus se méprendre sur le sort qui lui était réservé. » C'était un second exil. Il s'y résigna. L'archevêque Hugues de Lyon, revenu récemment de son voyage de Terre Sainte 3, lui donna pour la seconde fois l'hospitalité la plus fraternelle dans son palais. Toutes les populations environnantes accouraient pour revoir Anselme, dont le génie faisait l'admiration universelle, dont la sainteté éclatait par des miracles. Eadmer raconte la guérison su­bite d'un aveugle qui se présenta aux portes de la cathédrale de Lyon, pendant que le saint, ayant terminé la célébration de la messe, se

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1    Eadmer., flistor. Novorum., 1. III; Pair, lai., tom. CLIX, col. 447.

2   Ici. Mil.. \. IV, col. 448.

3    Cf. chap. I, n° 40, de ce présent volume.

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tenait en prières dans l’oratorium. « Je suis aveugle! » criait-il, en cherchant à se diriger à l'aide de son bâton à travers la foule. « Par charité, qu'on veuille bien me conduire près de l'homme de Dieu.» Le moine de Cantorbéry, Alexandre, notre conpagnon de voyage, ajoute Eadmer, prit ce malheureux par la main, l'amena à la porte de l’oralarium et dit à Anselme : « Seigneur père, il y a là un pau­vre aveugle qui vous supplie de vouloir bien tracer le signe de la croix sur ses yeux. » — « Qu'il vienne,» répondit Anselmeanvec un angélique sourire. — L'infirme fut conduit à ses pieds et lui fit son humble prière. Traçant alors avec le pouce de la main droite trois si­gnes de croix sur chacun des yeux de l'aveugle, l'homme de Dieu fit cette prière : «Que la vertu de la croix du Christ illumine vos yeux; qu'elle en chasse toute infirmité et les rende à une guérison par­faite. » Puis il les aspergea avec de l'eau bénite, et congédiant cet homme, il lui dit: «Allez en paix.» Le moine Alexandre vint relever l'infirme et lui dit à voix basse: « Si vous n'êtes pas encore guéri, revenez demain matin : l'homme de Dieu vous bénira encore et vous serez plus heureux. » — « Non, non! mon bon seigneur, s'écria le mendiant. Ce ne sera plus pour le même motif que je reviendrai demain. Par la grâce de Dieu et de son fi­dèle serviteur, j'ai complètement recouvré la vue. » — Je ne me trouvais point à côté de notre bienheureux père quand eut lieu ce miracle, dit Eadmer, et je n'en fus pas personnellement témoin. Mais Alexandre me le raconta le jour même et j'en écrivis le récit tel que je l'entendis de sa bouche 4. »

 

   10. Anselme demeura à Lyon, depuis le 25 décembre 1103, jusqu au mois de mars 1105. Henri avait fait saisir tous les revenus de l'archevêché  de Cantorbéry  au profit du trésor royal. « Il eut soin,  dit Eadmer,  de conserver les collecteurs nommés par Anselme, non point par un sentiment d’égard mais afin de laisser ignorer aux  tenanciers la  spoliation dont leur archevêque était victime et d'éprouver moins de résistance dans la perception des fermages 2. » En laissant ainsi planer dans

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1. Eadmer., S.Amelm. Canluar. Vita, 1. II, n° 62; Pair, lat., tom. CLVIII, col. m. 2 Eadmer., Oislor. Novor.; Pair, lat., tom. CLIX, col. 447.

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les esprits l'incertitude sur ses dispositions réelles à l'égard du saint archevêque, le roi faisait œuvre de perfidie politique non moins que d'hahileté fiscale. Il faisait répandre partout le bruit que l'absence du primat, toute volontaire de la part de celui-ci, ne lui était à lui-même aucunement imputable. Par ses ordres, la reine Mathilde écrivait au pape Pascal II des lettres éplorées, le suppliant d'user de son autorité pour renvoyer Anselme en An­gleterre. « Anselme disait-elle,vest le disciple de l'Esprit-Saint; il est notre grand archevêque, le conseil, le consolateur et le père de tout un peuple1.» Elle s'adressait à l'illustre exilé lui-même: «Venez, sei­gneur, venez, père très-saint, lui écrivait-elle; mettez un terme aux gémissements de votre peuple: tous nos vœux vous appellent. — Une loi canonique, dites-vous, ne me le permet point, et je ne puis trans­gresser les décrets de la sainte Église. —Mais, ô père, vous répondrai-je, est-ce que le docteur des nations, le grand apôtre Paul, bien qu'il eût répudié la loi mosaïque, ne consentit point pour éviter le scan­dale à offrir des victimes au temple de Jérusalem? Est-ce que, pour le même motif, il ne soumit point son disciple Timothée à la cir­concision? Fléchissez donc votre sévérité. Trouvez une voie où, ni vous, le pasteur qui dirigez le troupeau, ne rencontriez d'achop­pement, ni les droits de la majesté royale de diminution. Vous êtes ma joie, mon espoir, mon refuge; loin de vous, mon âme est comme une terre sans eau. Si mes pleurs, si les vœux publics ne peuvent toucher votre âme, oubliant que je suis reine, déposant les in­signes de ma dignité, j'irai à vous en suppliante. Je me prosternerai au seuil de votre demeure, je baiserai la trace de vos pas; et si Giézi vient au-devant de votre servante, il ne la fera pas relever jusqu'à ce qu'elle ait obtenu d'Elisée la grâce qu'elle sollicite 2. » Moins instruits que ne le pouvait être la reine Mathilde des véritables causes qui rete­naient Anselme loin de son église primatiale, ses moines de Can-torbéry lui reprochaient de se rendre, en prolongeant son absence, responsable de tous les malheurs qui accablaient l'église d'Angle-

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1    Pascal II, Diversorum epUlolx ad papam, epist. xxiv; Patr. lai., t. GLXIII,
toi. 467.

2    S. Anselm. Canluar. Episiol. m, xcm; Pair, lat., lom. CLIX, col. 132.

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terre. On lui citait saint Ambroise résistant en face à l'em­pereur Théodose. « Père saint, lui disait-on, eussiez-vous dû être jeté dans un cachot, exposé aux plus cruels tourments, à la mort même, votre devoir était de rester à votre poste. Or, vous n'aviez rien à craindre de pareil; on ne vous a point expulsé de votre siège, on ne vous a point banni d'Angleterre. Pour une seule parole de Guillaume de Warlewast, le pasteur devait-il renoncer à revoir son troupeau, et laisser ses brebis sans défense à la rage des loups ravisseurs? 1. » Anselme répondait à ces récriminations avec une douce modestie. « Que vous et mes amis, écrivait-il à Ernulf prieur de Cantorbéry, vous gémissiez de mon absence, c'est la preuve de votre affection filiale; mais qu'on puisse supposer que c'est un pur caprice de ma part qui me retient dans cet exil, je ne puis le concevoir. Non, je n'abandonne point volontaire­ment mon ministère pastoral, mais là où je devrais l'exercer le séjour pour moi est absolument impossible. Vous savez en effet que, d'après les ordres formels du seigneur apostolique, je ne puis, sans encourir moi-même les censures de l'Église, communiquer avec les évêques qui ont reçu l'investiture. Or la personne du roi a été par grâce spéciale exemptée provisoirement des effets de l'excommunication. Je devrais donc communiquer avec lui, et dès lors je ne pourrais éviter la communion des titulaires illé­gitimes, puisque lui-même continue de communiquer avec eux. Quelle pourrait être mon attitude, lorsqu'aux fêtes solennelles j'ar­riverais pour couronner le roi2 et célébrer la messe? Je trouverais tous ces évêques excommuniés à côté de moi. Je n'aurais certes pas le pouvoir de les chasser, je n'oserais prier avec eux, et d'autre part je ne saurais refuser au roi le service accoutumé de ma charge, puisque le pape le lui accorde et me prescrit de le lui rendre quand je suis présent. On dira peut-être qu'en ce cas il serait plus simple pour moi de ne point paraître à la cour, d'éviter ainsi toute difficulté et de me con-

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1. Eadm., Ilistor. Xovor., 1. IV; Pair, lai., tom. CLIX, col. 449.

2 Nous avons eu, à diverses reprises, l'occasion d'expliquer en quoi consistait cette cérémonie du couronnement royal, qui se renouvelait à toutes les grandes fêtes de l'année. Le primat entouré des évêques posait la couronne sur la tête du monarque, et le conduisait processionnellement à la basilique.

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sacrer exclusivement aux autres devoirs de mon ministère. Mais alors le roi se plaindra, et avec lui tous ses évêques et tous ses ba­rons, de ce qu'en refusant de le couronner j'enlève à sa dignité un honneur que, selon l'usage, lui doit le primat de son royaume. Dès lors, il transportera à une autre église la prérogative de la métro­pole de Cantorbéry; il se fera couronner par un archevêque de son choix, et une fois ce précédent posé, moi vivant et résidant en Angle­terre, jamais la primatiale de Cantorbéry ne recouvrera un privilège qui lui appartient de droit. Certes, je ne crains ni la spoliation, ni les tourments, ni la mort. S'il ne devait y avoir d'autre victime que moi, je serais trop heureux de souffrir pour la défense de la vérité. Mais précisément, je serais le seul que tous les coups épargneraient: ils tomberaient uniquemen sur notre église et sur les hommes qui lui appartiennent, et la multitude de mes fidèles, écrasée sous un poids de violences et d'oppression intolérable m'imputerait ses misères en me maudissant. Il vaut donc mieux souffrir un moindre mal, celui de mon absence, que de déchaîner d'effroyables tempêtes par un retour intempestif1. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon