Les Barbares 2

Darras tome 12 p. 100 

 

          46. Parmi tant de révolutions sanglantes, d'invasions et de vicissitudes politiques, si l'Église comptait quelques triomphes, elle les avait achetés au prix d'irréparables désastres. Nous n'entendons point par là les pertes matérielles, la dilapidation des trésors sacrés, les violences et les massacres commis par les barbares. « C'est être assez riche que de ne pas manquer de pain, écrivait alors saint Jérôme à un moine de Marseille, Rusticus. C'est être trop puissant que de n'avoir point été réduit en servitude. Est-il un évêque plus riche que le bienheureux Exupère, de Toulouse, lequel, après avoir tout sacrifié pour nourrir les entrailles de Jésus-Christ, porte aujourd'hui le corps du Seigneur dans une corbeille d'osier, le sang précieux dans un vase de verre 3? » L'indigence, la persc-

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1 Sidon. Apollin., Carmen xn;  Pair, lat., tom. LV11I, col. 708. — 2. Id., ibid. 3 rf. Hieronym., Epist. cxxvi Pair, lat., tom. XXII, col. li 85.

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p101 CHAP.   I.   —  IIÛVOLUTIOSS  POLITIQUES  EN   OCCIDENT. 

 

cution, le martyre, ne sont pas des fléaux pour l'Église, mais des couronnes. Les véritables désastres de cette époque si agitée consistèrent dans la conduite de quelques prêtres ambitieux, qui se firent des calamités publiques un marchepied pour arriver aux dignités et aux honneurs. A ce point de vue, il nous faut insister sur un épisode jusqu'ici assez obscur dont les sièges d'Arles et des Aquensium (Aix) furent le théâtre. L'avènement au pouvoir de Constantin, ce tyran des Gaules, ainsi que le nommaient les partisans d'Honorius, avait été une réaction politique contre la cour de Ravenne. Or, on sait que les évêques catholiques étaient partout considérés comme les plus fermes appuis de la légitimité impériale. Constantin se préoccupa donc de mettre sur les principaux sièges des villes soumises à son éphémère puissance, des hommes qui lui devraient leur élévation et qui se croiraient dégagés de tout lien avec la dynastie Théodosienne. De pareilles visées politiques appartiennent à tous les temps et à tous les pays. Elles n'en sont pas moins une véritable illusion, dont l'expérience a constamment démontré l'inanité. Quoiqu'il en soit, les deux évêques d'Arles et d'Aix furent chassés, soit par une émeute populaire, soit par un attentat direct du nouveau pouvoir. Il s'agissait de les remplacer. Constantin avait à sa cour deux prêtres qui se rattachèrent des premiers à sa fortune. L'un se nommait Héros, l'autre Lazare. Tous deux étaient d'anciens disciples de saint Martin de Tours, et avaient été élevés à Marmoutiers. Héros devint évêque d'Arles, Lazare d'Aix. Dans quelles circonstances eut lieu leur élection, par quelle influence les suffrages du clergé et du peuple se réunirent-ils sur leur tête? Il est facile de le conjecturer, bien que les renseignements historiques à ce sujet soient fort contradictoires. Ainsi la chronique de saint Prosper d'Aquitaine, confirmée d'ailleurs par la tradition de l'Église d'Arles, canonise Héros. «  Ce fut un saint, digne de Martin de Tours, dont il avait été le disciple. Les calomnies accumulées contre lui, après la chute de Constantin, n'ont pu atteindre sa mémoire. Il était innocent de tous les crimes qu'on lui reprochait. Le peuple d'Arles, soulevé par le maître des milices romaines Constantius, chassa outrageusement ce bon et légitime pasteur, et

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p102   PONTIFICAT  DE  SAINT  INNOCENT I   (401-417).

 

le remplaça par une des créatures du nouveau pouvoir, le prêtre Patroclus. Mais cette intrusion souleva des difficultés sans nombre, et des protestations unanimes de la part des évêques de la province1. » Ainsi parle saint Prosper. Un autre contemporain, bien plus autorisé, le pape Zozime, successeur de saint Innocent I sur la chaire apostolique, tient un langage fort différent. « Il est de notoriété publique, dit-il, que l'élection d'Héros eut lieu contre toute espèce de règle canonique, qu'elle fut imposée de vive force à la majorité du clergé et des fidèles, malgré leurs protestations contre cet étranger, inconnu à Arles, lequel à la faveur du pouvoir civil briguait un évêché dans les Gaules. Il a depuis volontairement abdiqué ; il s'est repenti ; les fautes passées lui ont été remises ; mais il n'en a pas moins été destitué régulièrement de son titre épiscopal par l'autorité du Saint-Siège 2. » La chronique de saint Prosper ne parle point de l'évêque des Aquensium, Lazare, élu à Aix dans les mêmes conditions. Mais le pape Zozime est encore plus sévère à son égard. « C'est une vieille habitude pour Lazare, dit-il, de calomnier les innocents. Il s'est fait dans plusieurs conciles l'accusateur satanique de notre frère, le saint évêque de Tours, Briccio (saint Brice). Notamment au synode de Taurinum (Turin), présidé par Proculus de Marseille (398), il reçût publiquement de la bouche de ce dernier l'épithète de calomniateur. Plusieurs années après, à l'époque où un tyran s'était emparé des Gaules, il se rallia à l'usurpateur. Proculus eut la faiblesse de le sacrer évêque des Aquensium. Tout couvert du sang innocent répandu par sa main ou du moins par ses conseils, Lazare, en dépit du clergé et du peuple, monta sur le siège épiscopal de cette cité. Ce fantôme d'évêque dura autant que son fantôme d'empereur. A la mort de Constantin, il abdiqua spontanément, reconnaissant ainsi l'illégitimité de son titre 3. » La divergence complète entre le pape Zozime et la chronique de saint Prosper s'explique tout naturellement, à nos yeux, par la différence du point de vue politique. Les Gaules

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1 S. Prosper, Aquitan. chronic, pars secunda, Ilonorio IX et Theodosio V, Cap. xxxm (412); Pair, lat., lova. H, col. 590. — 2. S. Zozim., Epistol. ad Afrkan.; Patr. lai., loin. XX, col. 651. — 3Id., ibid., col. 656,057.

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p103 CHAP.   I.   —  REVOLUTIONS FOUT1QCES  EN  OCCIDENT.    

 

avaient acclamé Constantin ; l'Italie n'avait vu en lui qu'un usurpateur. Tout ce qui touchait de près ou de loin au règne de Constantin était sacré pour les Gaulois, et sacrilège pour les Italiens. D'un côté, on avait volontairement fermé les yeux sur des irrégularités, des violences même, qu'on jugeait nécessaires. De l'autre, on avait peut-être un peu trop tenu rigueur aux partisans d'un système abhorré. En l'absence de tout autre document sur l'épiscopat d'Héros et de Lazare, à Arles et à Aix, il est maintenant impossible de se prononcer en connaissance de cause. Mais ces révélations suffisent à nous donner l'idée de la perturbation profonde causée dans les diverses églises des Gaules par les brusques changements d'empereurs, de rois barbares, de consuls et de patrices, qui se succédaient alors. A un moment donné, Héros, croyant garantir la tête de Constantin, avait ordonné prêtre cet empereur déchu. Cet acte faisait plus d'honneur à sa fidélité politique qu'a son esprit épiscopal. Le pape Zozime n'articule cependant pas contre lui ce grief fort réel. Sans doute, c'était le moindre des torts qu'on pût lui reprocher. Heureusement, Héros et son ami Lazare, après leur abdication plus ou moins volontaire, se réhabilitèrent complètement devant l'histoire par leur attitude énergique dans les querelles du pélagianisme.

 

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