Darras tome 16 p. 182
§ IV. Églises de la Grande-Bretagne.
30. La Grande-Bretagne n'offrait pas un spectacle moins consolant pour le cœur du souverain pontife Vitalien. L'épiscopat
y comptait aussi des saints illustres, qui travaillaient à déraciner le schisme des quartodecimans et à resserrer de plus en plus les liens de cette église lointaine avec le centre de la catholicité.
-------------------
1. Cf. Boit, et Martyr. Gallic. Saint Cyran ou Sigirran, 4 décembre; saint Gobain, 20 juin; saint Rambert, 15 juillet; saint Trudo, 23 novembre ; saint Evroul, 29 décembre; Judicaël (saint Giguel), 16 décembre; saint Josse, 14 décembre.
===========================================
p183 CHAP. III. — ÉGLISES DE LA GRANDE-BRETAGNE.
Parmi eux se distingua surtout saint Wilfrid, évoque d'York, le protecteur fidèle du jeune prince austrasien Dagobert H. Wilfrid, né dans le Northumberland vers l'an 634, fut élevé au monastère de Lindisfarn. Plus tard il se lia d'une étroite amitié avec Benoit Biscop, originaire de Kent, d'abord officier du roi northumbre Oswi, puis moine à Lérins. Ensemble ils parcoururent les Gaules et l'Italie, et passèrent plusieurs années à Rome pour y étudier les sciences sacrées. Dans le cours de sa vie, Benoit Biscop revint jusqu'à cinq fois dans la ville éternelle, rapportant à chaque voyage une collection de livres théologiques 1 et d'ouvrages des pères. L'année qui précéda sa promotion au siège épiscopal d'York (664), Wilfrid obtint du roi Oswi la convocation d'un synode pour terminer enfin la controverse séculaire de la célébration de la pâque. Ce concile, ou plutôt cette conférence, car tel est le nom que l'histoire lui a consacré, se tint au monastère de Stréneshal dont sainte Hilde2 était abbesse. Trois évêques s'y trouvèrent : Colman, Cedde et Agilbert. Colman avait amené ses clercs irlandais. Cedde, ordonné lui-même en Irlande, tenait leur parti, ainsi que sainte Hilde et sa communauté. Agilbert, évêque des Saxons occidentaux, était né dans les Gaules et occupa quelque temps le siège épiscopal de Paris. Il suivait l'usage romain pour la célébration de la pâque. Wilfrid, les prêtres Agathon et Romain, le diacre Jacques l'accompagnèrent à Stréneshal. Le roi Oswi, ayant à ses côtés le prince Alfrid son fils, ouvrit la conférence. « Serviteurs du même Dieu, dit-il, héritiers du même royaume céleste, nous devons tous suivre la même règle de discipline. Il est donc uniquement question, entre nous, d'examiner quelle est la tradition véritable pour nous y conformer. — L'usage que nous observons, dit Colman, nous l'avons reçu de nos pères. Saint Jean l'Évangéliste, le disciple bien-aimé du Sauveur, le transmit aux nombreuses églises qu'il gouvernait. » Invité par
-------------------------
1 On croit que, parmi les divers écrits des pères importés de Rome dans la Grande-Bretagne, par Benoit Biscop, se trouvaient les opuscules théologiques de Boèce. Cf. tom. XIV de cette Histoire, pag. 285.
2 La fête de sainte Hilde se célèbre le 17 novembre.
==========================================
p184 PONTIFICAT DE SAINT VITALIEN (657-672).
Agilbert et par le roi lui-même à prendre la parole, saint Wilfrid dit alors : « Pour nous, nous célébrons la pâque le même jour qu'à Rome, où les apôtres saint Pierre et saint Paul ont vécu, ont enseigné, ont souffert le martyre et sont enterrés. Il en est de même dans les Gaules. Nous savons que l'Asie, l'Afrique, l'Egypte, la Grèce et toutes les nations catholiques en usent ainsi. Il n'y a que les Pictes et les Bretons, dans deux des îles les plus reculées de l'Océan, qui maintiennent obstinément une coutume différente. Saint Jean l'Évangéliste crut devoir conserver la solemnité pascale au jour fixé par la loi mosaïque, parce que de son temps l'Église judaïsait encore en plusieurs points. Mais de nos jours, quand la lumière de l'Évangile a éclaté par tout le monde, il n'y a plus aucune nécessité de s'astreindre aux observances juives. Notre-Seigneur Jésus-Christ étant ressuscité un dimanche, saint Pierre ordonna de célébrer la pâque chrétienne le premier dimanche après le quatorzième jour de la lune de mars. Le concile de Nicée renouvela l'ordonnance de saint Pierre, et la rendit obligatoire pour toute l'Église. Les successeurs de saint Jean l'Évangéliste s'y sont soumis. Vous vous appuyez sur l'autorité de Colomban, lequel suivait votre usage. Certes, Colomban était un véritable serviteur de Dieu, mais je crois qu'il se fût conformé lui-même aux règles et aux décrets du siège apostolique sur cette matière, s'il les avait connus. Quelque saints qu'aient été vos pères, sont-ils préférables à l'Église universelle ? Quelque grand que fût saint Colomban, son autorité peut-elle être mise en balance avec celle du prince des apôtres, à qui le Seigneur a dit : « Tu es Pierre et sur cette pierre je bâtirai mon Église, et les portes de l'enfer ne prévaudront point contre elle, et je te donnerai les clefs du royaume des cieux? » A ces mots le roi s'adressant à l'évêque Colman : « Est-il vrai, lui de-manda-t-il, que Jésus-Christ ait parlé ainsi à Pierre? — Oui, seigneur. — Pouvez-vous montrer que saint Colomban ait reçu une pareille puissance? — Non, seigneur. — Ainsi vous convenez de part et d'autre que Jésus-Christ a donné principalement à saint Pierre et à ses successeurs les clefs du royaume des cieux ? — Oui, nous en convenons. — Eh bien, reprit le roi, je ne veux
===========================================
p185 CHAP. III. — EGLISES DE LA GRANDE-BRETAGNE
point me mettre en opposition avec le portier du ciel, de peur qu'en arrivant à la porte de son royaume je ne trouve personne pour me l'ouvrir, si celui qui en tient les clefs m'est contraire 1. » Telle fut la décision pleine de sagesse que le simple bon sens du roi demi barbare lui suggéra. La coutume de Rome, au sujet de la célébration de la Pâque, prévalut dès lors dans la Grande-Bretagne (664). Si les souverains plus civilisés de l'Angleterre moderne, de l'Allemagne et de la Russie avaient imité la prudence d'Osvri, que de maux ils eussent épargnés à l'Église et au monde !
31. Pour confirmer par des liens encore plus étroits l'union de la Grande-Bretagne avec le saint-siége, Oswi envoya l'année suivante Vigard, évêque élu de Cantorbéry, au pape saint Vitalien, afin qu'il reçût de la main du souverain pontife la consécration épiscopale. Mais Vigard, à son arrivée à Rome, mourut de la peste. Le pape écrivit à ce sujet une lettre remarquable au roi de Northumberland. «À notre seigneur et très-excellent fils Oswi, roi des Saxons, Vitalien évêque, serviteur des serviteurs de Dieu. Les lettres de votre excellence nous ont appris comment, par la grâce de Dieu, elle a été amenée à embrasser la vraie foi des apôtres, pour conquérir le royaume du ciel, après avoir longtemps et glorieusement régné sur sa nation. Nation bénie ! puisqu'elle a mérité d'avoir un roi aussi sage, qui met sa gloire à convertir ses sujets au vrai Dieu. Le prêtre que vous nous adressiez étant mort, nous cherchons un homme docte et pieux, un pontife orné de toutes les vertus, pour l'envoyer à votre patrie, afin qu'il joigne ses efforts aux vôtres pour déraciner du champ du Père de famille l'ivraie de l'homme ennemi. Membre de l'Église catholique, votre celsitude doit suivre en tout et toujours la règle du prince des apôtres, non-seulement pour la célébration de la pâque, mais encore pour tous les points de discipline ecclésiastique. Nous avons reçu, comme un gage d'éternel souvenir, les présents de votre celsitude pour le prince des apôtres. Nous envoyons de notre côté
----------------------------
1 Bed., Eist.eccl., lib. III, cap. xxv; Pair, lai., tom. XCV, col. 158-163.
============================================
p186 PONTIFICAT DE SAINT VITALIEN (057-672).
à la reine votre épouse, notre fille spirituelle, une croix contenant une clef faite avec les chaînes de saint Pierre et de saint Paul. Puisse votre celsitude consacrer bientôt toute son île au service du Christ notre Dieu 1. »
- L'homme que la Providence réservait pour le siège de Cantorbéry était saint Théodore, originaire de Tarse en Cilicie, d'abord philosophe à Athènes et ensuite moine. Profondément versé dans l'étude des lettres divines et humaines, de mœurs pures, d'un âge vénérable 2, Théodore faisait l'admiration de Rome où il était venu se fixer dans sa vieillesse. Saint Vitalien l'ordonna archevêque de Cantorbéry et l'envoya prendre possession de ce siège, en lui adjoignant pour collaborateurs saint Adrien abbé du monastère de Niridan, et saint Benoit Biscop (608). Retenus quelque temps en France par un abus de pouvoir du maire du palais, Ébroïn, ils n'arrivèrent que l'année suivante en Angleterre. Le premier soin de Théodore fut d'établir saint Wilfrid sur le siège de Saint-Pierre de Cantorbéry (670). Saint Benoit Biscop fonda les deux abbayes célèbres de Viremouth (074) et de Jarou (675). Il fit venir des Gaules des ouvriers pour bâtir son église en pierre, et la voûter à la romaine. Jusque-là, les édifices de la Grande-Bretagne étaient construits en bois et couverts de planches. On n'y connaissait pas encore l'usage du verre. Ce furent donc aussi des ouvriers gallo-romains auxquels Benoit Biscop s'adressa pour mettre des vitres aux fenêtres de l'église et aux autres bâtiments du monastère. C'est ainsi que ces trois saints, apôtres de la foi divine et de la civilisation humaine, popularisaient l'une et l'autre parmi la nation anglaise.
- Dès l'année 673, saint Théodore avait convoqué un concile général de toute l'Angleterre, à Héréford. On y dressa dix canons. Ils contenaient en substance : «Nous célébrerons tous la pâque le dimanche après le quatorzième jour de la lune de mars. — Les évêques n'entreprendront point sur les diocèses l'un de l'autre. — On tiendra un concile tous les ans, le 1er août. — Les clercs ne
----------------------------
1 Bed., Hist. eccl., lib. III, cap. xxix ; Pair, lat., tom. cit., col. 168-170. —
2. II avait soixante-huit ans.
===========================================
p187 CHAP. III. — ÉGLISES DE LA GRANDE-BRETAGNE.
seront point gyrovagues ; on ne les recevra nulle part sans des lettres de recommandation de leur évêque. — Aucun évêque ni clercs étrangers ne pourront exercer de fonctions ecclésiastiques sans la permission de l'ordinaire. — Les moines ne passeront pas d'un diocèse à l'autre sans autorisation de leur abbé. — Il n'est permis de quitter sa femme que pour cause d'adultère, et, dans ce cas même, il n'est jamais permis aux chrétiens d'en épouser une autre1. » Les peines canoniques de déposition et d'excommunication furent prononcées contre les contrevenants. Saint Théodore et saint Adrien fondèrent ensuite de concert la fameuse école de Cantorbéry. Ils donnaient eux-mêmes à la jeunesse nombreuse que leur réputation de savoir y attirait des leçons d'Écriture sainte, d'astronomie, de poésie latine et grecque, de philosophie, de chant et de comput ecclésiastiques. Le vœu de Vitalien était accompli : saint Théodore réalisait toutes les espérances que sa vertu et sa science avaient fait concevoir.
- Le pape mourut l'an 672 (27 janvier). Il avait rétabli, dans un concile célébré à Rome ( 667 ), Jean évêque de Lappa en Crète, injustement déposé par Paul de Salamine son métropolitain. La procédure et la sentence du concile de Crète furent cassées dans celui de Rome 2. Par son érudition, Vitalien pouvait être comparé aux plus savants pontifes : il ne fut inférieur à aucun dans son zèle pour propager la vraie foi et dans son courage pour la défendre. Sous son pontificat, les Lombards inaugurèrent la nouvelle législation promulguée par leur roi Rotharis. Ces peuples n'avaient point eu jusque-là de lois écrites. Les lois lombardes, ainsi que généralement toutes celles des barbares, ne sont en grande partie qu'un tarif de compensations ou de pénalités pour la diversité des blessures, coups et offenses. On y reconnaît un peuple qui marche toujours l'épée au côté. L'article CLXXVI offre une particularité remarquable. Il porte qu'un lépreux, une fois expulsé de la ville et de sa maison pour demeurer à part, ne peut plus aliéner son bien ni en faire donation à personne. Du
-----------------------
1 Labbe, Concil., tom. VI, col. 539. — 2. ld., léi'rf., col. 522.
============================================
p188 PONTIFICAT DE SAINT VITALIEN (657-672).
jour où il a été séquestré, il doit être considéré comme mort civilement. Toutefois il sera pourvu à sa subsistance sur les biens qu'il a laissés. II fallait que les lépreux fussent bien communs parmi les Lombards, pour qu'on songeât à prendre contre eux des mesures aussi sévères. Mais la mort civile édictée en pareil cas dépassait toute mesure. L'injustice d'une pareille loi ne se rencontre ni chez les Goths ni chez les Francs ni chez les Anglo-Saxons. Elle n'aurait jamais prévalu en Lombardie, si les évêques catholiques avaient eu la moindre influence sur la législation de ce pays resté officiellement en proie à l'arianisme. La charité du pape saint Vitalien avait trouvé une occasion de se déployer dans les ravages que les Sarrasins firent en Sicile, où ils détruisirent une partie de la ville de Syracuse (669). L'année précédente, ils avaient fait une incursion en Afrique, emmenant plus de quatre-vingt mille prisonniers, qui furent vendus ou réduits en esclavage. Ces chrétientés désolées adressaient le cri de leur détresse au pied de la chaire de saint Pierre. Elles y rencontraient toujours assistance et protection. Nous avons vu le pape saint Martin accusé de trahison par la cour de Constantinople, précisément parce qu'il employait les trésors de l'église romaine au rachat des malheureux captifs. Saint Vitalien se montra le digne successeur de cet héroïque pontife, martyr de la charité et de la foi chrétienne.