Louis XV 2

Darras tome 38 p. 624

 

   30. C'est pendant son séjour à Remusberg que Frédéric entra en correspondance avec Voltaire. Le prince royal se levait de bon matin et travaillait dans la matinée à son apprentissage de roi ; dans la soirée, il se complaisait au culte des muses et voulut, à propos de la Henriade, entrer en relation avec Voltaire. Voltaire était à Cirey, avec cette Uranie pédante et galante, dont la vie se résume en vingt-cinq ans d'adultère, toléré par le mari. L'Apollon prussien pose en nourrisson du Jupiter français et veut apprendre de lui à manier la foudre contre les ministres hideux du fanatisme et de la superstition. Frédéric avait moins de talent que Voltaire ; mais il avait plus de sang-froid, plus d'astuce, plus d'habileté, et surtout il pouvait mettre la force au service de ses idées. Pour Vol­taire, c'était un attrait de plus ; consciemment ou non, il se fit lâchement le valet de Frédéric contre l'Empire, et, par contre coup, contre la France. Sans doute, le prince royal reconnaissait que les princes du Nord avait de grandes obligations à Luther et à Calvin, mais il voulait pousser plus avant les négations au profit de son ambition. L'expérience qu'il avait faite du piétisme évangélique, emprisonné dans les formulaires dogmatiques et les rituels légaux des églises territoriales, l'avait convaincu de son impuissance à lutter contre l'Église catholique, libre dans son gouvernement, toujours et partout identique dans ses croyances. Persuadé, sinon de la fausseté, du moins de l'incertitude de toutes les confessions chrétiennes, il se préoccupait des questions doctrinales, moins pour éclairer sa conscience ou justifier ses mauvaises mœurs, que pour recueillir les avantages d'une politique athée. Frédéric spéculait sur la puissance d'explosion du déisme voltairien ; il attendait des progrès de l'incrédulité encyclopédique, des bouleversements qui lui permettraient de voler quelques principautés et d'écarter par là les voix qui lui barraient le chemin de l'empire. Ce que ses ancê­tres avaient fait par l'hérésie, iî voulait le faire par l'impiété. Les

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incendiaires des nations chrétiennes devaient être les artisans de sa fortune. Voltaire n'était pas assez hardi, ni assez prompt au gré de ce misérable ; il lui reproche ses ménagements pour l’ Homme-Dieu Anti-Machiavel , Voltaire répond qu'il attend sa délivrance de la reprise de la Champagne et du château de Cirey par les armes prussiennes, au nom de l'Allemagne a qui la province appartenait jadis. Frédé­ric compose l’pour en faire une machine de guerre contre les principautés ecclésiastiques de l'Allemagne ; c'est Voltaire qui le publie. Voltaire, gourmandé pour sa prudence, dépasse bien­tôt la mesure, Frédéric lui révèle les avantages de l'hypocrisie ; c'est par la mine et la sape qu'il faut démolir ce qu'on ne peut prendre d'assaut. La guerre de la succession de Pologne s'était ter­minée à l'avantage de la France, malgré la cacade devant Dantzick, Frédéric poussa Voltaire à écrire contre la France ; Voltaire n'y manqua pas ; il conspira contre sa patrie au profit de la Prusse. Cependant le père de Frédéric tombe malade, il meurt trop lente­ment au gré de son fils ; il meurt pourtant en 1740.

 

   31. A peine roi, Frédéric éloigne sa mère du gouvernement, confine sa femme au château de Schcenhausen, donne à ses frères de modestes apanages, tient ses frères sous une rude tutelle et néglige comme roi de payer les dettes du prince royal. Aussitôt il s'aperçoit des vices de la configuration géographique du royaume, il gémit de la médiocrité de ses revenus, constate la nécessité de s'ap­puyer sur la France et sur l'Angleterre et arrête sur la Silésie un regard de convoitise. Pour soulager les finances de ses états, il aug­mente son armée de vingt mille hommes. Quand il se vit à la tête de cent mille arguments, qui prouvent que la raison du plus fort
est toujours la meilleure, il se jeta sur la Silésie, sans déclaration de guerre, comme un loup sur sa proie. Charles VI était mort ; la jeune Marie-Thérèse paraissait incapable de se défendre ; sans res­pect pour le droit, contre la gratitude qu'il devait à Charles VI, son parrain, son sauveur et son banquier, il commença à dépecer l'empire héréditaire des Habsbourg. Les provinces de Marie-Thérèse furent prises au pas de course ; la ruine de la reine paraissait iné­vitable; seule, elle ne désespéra point de la justice. Vienne était
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menacée d'un siège, elle en sortit et se rendit au milieu des Hon­grois, tenant au bras son fils, un enfant de six mois. Les seigneurs hongrois, touchés des malheurs de la jeune reine, furent entraînés par les paroles qu'elle leur adressa et jurèrent avec enthousiasme de mourir pour sa défense. Quand elle eût ainsi réveillé le zèle de ses peuples, elle chercha des alliés et des secours. La partie était trop inégale ; elle fut d'abord vaincue à Mohvitz en 1741 ; Frédéric prit la Silésie, attaqua la Moravie ; l'électeur de Bavière, devenu l'empereur Charles VII, marchait sur Vienne. Marie-Thérèse heu­reusement avait communiqué son ardeur à ses soldats. Son armée fit capituler un corps franco-bavarois et prit Munich en 1742. Le roi de Sardaigne quittait la coalition de la Bavière et de la France. La France, qui n'était entrée dans cette guerre que comme auxi­liaire, en eût bientôt toutes les disgrâces. La guerre, allumée en Allemagne, s'étendit aux Pays-Bas et à l'Italie ; elle pénétra jusque dans les deux Indes, et, avec des fortunes diverses, dura huit ans. La paix se fit en 1748 à Aix-la-Chapelle. La France restituait les Pays-Bas à la maison d'Autriche ; Berg-op-Zoom et Maëstricht aux Hollandais ; la Savoie et le comté de Nice au roi de Sardaigne. En retour de ces restitutions, Louis XV fit céder, à l'infant don Phi­lippe son gendre, les duchés de Parme, de Plaisance et de Guastalla. Le duc de Modène et la république de Gênes furent réintégrés dans leurs possessions. La succession au trône d'Angleterrre fut garantie à la maison de Hanovre et celle de l'Autriche à Marie-Thérèse. Le roi de Prusse, dont l'ambition porte aux yeux de l'his­toire la responsabilité d'une si longue effusion de sang, fut confirmé dans la possession de la Silésie et du comté de Glatz ; le roi de Sardaigne, dans celle d'une partie du Milanais. Ainsi l'Europe se trouvait remise à peu près dans l'état où elle était auparavant, l'Autriche, qu'on avait voulu anéantir, avait gardé la couronne impériale, et, sauf la perte de la Silésie, avait plutôt vu augmen­ter que diminuer sa puissance,

  

   32. En attendant la guerre de sept ans, nous revenons en France pour y suivre les progrès de la corruption. En 1737, Louis XV, déjà dix fois père, n'était pas devenu un homme et ne devait jamais

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devenir un roi. Ce ne fut que par degrés qu'il s'enfonça dans l'a­bîme. De sa personne, il était beau ; il suffisait que les femmes le vissent pour en raffoler, sa vie était agitée et frivole, il prêtait quelquefois l'oreille aux affaires et ses yeux à la lecture, mais sans suite. Avec une vie toute de mollesse et de plaisirs, l'éloignement des affaires, le vide d'une existence absorbée par la chasse et la table, comment Louis XV n'eût-il pas succombé ? Le poison entra peu à peu dans ce cœur inoccupé. Les ambitieux voulaient l'exploi­ter par les femmes ; il se laissa prendre. Une dame de Mailly, une demoiselle de Charolais, une demoiselle de Nesle et une duchesse de Châteauroux, quatre sœurs se disputèrent le cœur du roi et furent successivement maîtresses en titre. Le duc de Luynes rap­porte une anecdote qui montre que le roi ne s'aveuglait pas sur celles qui l'aimait et leur disait même à l'occasion de dures vérités; sans doute, il savait stigmatiser leur abjection, mais ce qui l'accuse davantage lui-même, c'est qu'il était l'esclave de ces femmes mé­prisées. Par un étrange renversement, le prince unissait à la licence des mœurs, des pratiques de religion ; ce débauché redoutait les feux de l'enfer en s'y créant des titres. Dieu le visitait, au milieu de ses orgies, en frappant de mort ses complices, le roi se recommanda aux premières épreuves,  quelques retenues ; puis il négligea tout retour à la religion, et, enfin bannit toute pudeur. En 1745, on le vit faire asseoir à sa table la fille d'un maltotier et laisser tomber la couronne de Saint-Louis aux pieds d'Antoinette Poisson, par la grâce du roi, marquise de Pompadour. Ces nouvelles amours furent pourtant interrompues par les exercices du métier de roi. Louis XV qui devait être enfant toute sa vie, eut, pendant la guerre de la succession d'Autriche, quelques veilléités d'énergie. Un instant, il s'occupa de la correspondance diplomatique, la mena même en partie double, suivant les affaires avec ses ministres, et jouant sous main, avec des diplomates à lui, un jeu secret et personnel. La fascination exercée par la Pompadour fut aussi courte qu'écla­tante ; mais, quand elle cessa d'être maîtresse,  elle devint pour­voyeuse, et grâce à l'ascendant qu'elle avait acquis sur le roi, passa ministre en jupon, Cotillon II, disait Frédéric. Cependant les filles

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du roi avaient grandi; ces jeunes princesses parurent à la cour avec la fraîcheur de la jeunesse et la grâce de l'innocence ; elles firent reculer le libertin et reconquirent leur père. Pendant quel­ques années, l'une après l'autre, elles prirent sur le roi un ascen­dant heureux, mais non décisif. Les filles de Louis XV suivaient leur père dans ses parties de chasse; on dinait en famille, on espé­rait. La mort mit la faux dans cet essaim ; l'infante, le dauphin, la dauphine moururent ; madame Victoire entra chez les Carméli­tes. Malgré les avertissements du ciel, malgré les influences de la famille, malgré une sainte conspiration en faveur de la religion et du devoir, à partir de 1753, les mauvais penchants du roi, favori­sés par les complaisances de la Pompadour, l'entraînèrent dans une licence de mœurs de plus en plus effrénée. Qu'il nous suffise d'indiquer en passant les étapes de ces ignominies, une Murphy, un Romans, à la fin ce parc aux cerfs, ces jeunes victimes choisies pour le sacrifice, et pourvues d'une dot pour compenser leur souil­lure. Nous ne sommes pas l'historien des turpitudes, nous passons. Il n'y a plus de roi en France, il n'y a plus qu'un être infâme et lâche, moitié homme, moitié bête, qui se vautre à côté du trône.

 

   33. Après la paix d'Aix-la-Chapelle, le roi philosophe, qui se savait le plus coupable agresseur et le plus perfide allié, se sentait menacé par l'impératrice-reine, à laquelle   il  avait extorqué la Silésie, et délaissé par la France dégoûtée de ses trahisons. C'est pourquoi il s'appliqua sans relâche à grossir son revenu, à ramas­ser un trésor de guerre, à exercer ses troupes par de grandes manœuvres chaque année, dans des camps établis sur les frontiè­res les plus exposées à une attaque. En souvenir des résistances qu'il avait rencontrées chez les populations catholiques de la Silé­sie et dans l'espoir d'affaiblir cet obstacle, il avait annexé, aux casernes de Postdam , des ateliers d'imprimerie et un bureau de presse. Pour ruiner les croyances et discréditer les corps ecclésias­tiques, la lie des libres-penseurs de France venait y exhaler, sous sa direction, d'audacieux blasphèmes. Par là, Frédéric ne fait que suivre les traditions de ses aïeux et en renforcer les poisons. Les Hohenzollern avaient embrassé le calvinisme, par désir de se rap-

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procher des Hollandais, des huguenots en France, de devenir le centre de coalition de tous les protestants sous le symbole unique de la haine de Rome. En outre des trois évêchés qu'avaient absor­bés ses prédécesseurs, le Grand Electeur, qu'on peut appeler le grand sécularisateur, s'en était fait adjuger quatre aux traités de Westphalie. Du grand électeur au père de Frédéric II, tous les princes de Brandebourg, surtout depuis le retour de la maison de Saxe à la foi catholique et l'extinction de la tige réformée des Pala­tins, s'étaient considérés comme les patrons universels des sectaires de l'Allemagne et des autres contrées de l'Europe, quelles que fussent leurs dissidences dogmatiques. A ce titre, ils ouvrirent chez eux un asile aux persécutés et aux réfugiés de France, de Suisse, de Savoie, de Salzbourg. De plus, ils intervinrent en faveur de leurs frères de Pologne et de Hongrie, dont la clientèle, cultivée avec soin, leur servait d'arme de guerre au cœur de l'Autriche et de coin de dissolution au sein de la Pologne. Leur conivence diplo­matique et leur concours armé aidèrent puissamment Guillaume d'Orange à expulser les Stuarts, à extirper le catholicisme de l'An­gleterre, à nouer la formidable ligue d'Augsbourg, à séparer de plus en plus la France de l'Autriche et à assurer la prépondérance des États protestants aux traités de Ryswick, d'Utrecht et de Rastadt. Leur ardeur affectée de se poser en ennemis du Saint-Siège Apostolique cimenta leur entente avec le czar Pierre et ses succes­seurs, entente qui leur permit de se rendre indépendants de la Pologne et de la Suède, dans le duché de Prusse, de transformer ce duché en royaume, de préparer le partage de la Pologne.

 

L'influence internationale obtenue par l'exploitation de la révo­lution protestante et l'autocratie absolue du gouvernement intérieur sur la police illimitée des cultes doublait le prestige et la force de l'armée prussienne. Aussi, en adoptant, pour mieux atteindre son but d'agrandissement domestique, la cocarde de philosophe incré­dule, de généralissime de la libre pensée, se garda-t-il bien de se dessaisir de la bannière évangélique, héritage de ses ancêtres. Apostat et surintendant souverain des croyances protestantes, il ralliait les cohortes dispersées de la grande apostasie du XVIe siècle-

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    Ce double drapeau de négation luthérienne et voltairienne, il l'agita sans relâche dans toutes ces guerres contre l'Autriche et la France, surtout après l'invasion de la Silésie. 

 

   31. Pendant que Frédéric organisait son armée et poussait à l'assaut les impies français, Marie-Thérèse ne s'endormait pas. Cette femme est la figure la plus accomplie de la dynastie de Habs­bourg, la souveraine la plus irréprochable dans sa vie privée, la mieux douée de qualités royales. Une cruelle expérience l'avait contrainte d'approfondir la perversité et l'insatiable ambition de son dangereux voisin. Ses protestations d'amitié, venues de Berlin, la trouvèrent insensible. Dans l'ancien vassal de sa famille, affran­chi naguère par usurpation, elle vit un ennemi ulcéré du mal qu'il avait déjà fait, plus encore de celui qu'il n'avait pas réussi à faire, tourmenté, non du remords d'avoir payé la dette de reconnaissance envers l'empereur, par trois attaques sans déclaration de guerre contre sa fille, mais du dépit d'avoir échoué aux trois quarts dans ses projets d'annexion et complètement dans ses visées à la cou­ronne impériale. Femme forte et pratique, elle se mit donc à l'œu­vre pour repousser les attaques, déjouer les intrigues et paralyser ses alliances. Par ses soins, les finances de ses divers états furent réorganisées, et tandis que son époux s'instituait le banquier de la cour de Vienne, Marie-Thérèse administrait elle-même une vaste agglomération de nationalités, comme l'était l'Autriche. La guerre de la succession d'Autriche avait fourni, à la courageuse et clair­voyante fille de la maison Apostolique l'occasion de constater le rôle considérable qu'avaient joué les affinités protestantes et la haine de l'Église. Marie-Thérèse était désormais convaincue que, sous prétexte de combattre la prépondérance des Habsbourg, par les Bourbons et l'agrandissement des Bourbons par les Habsbourg les sectaires protestants voulaient paralyser les deux puissan­ces catholiques et achever la révolution du XVIe siècle, en l'introdui­sant dans des contrées d'où elle avait été exclue, en appliquant ses principes à la destruction de la hiérarchie catholique, à la sécula­risation des principautés ecclésiastiques, membres pondérateurs de l'empire allemand.  Marie-Thérèse, pénétrée de l'imminence du

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péril pour les trônes légitimes, fît des ouvertures aux ministres de Louis XV, en vue d'arriver à un accommodement durable entre les deux boulevards de l'Église, à une réconciliation sincère entre les deux plus illustres maisons. Le comte de Kaunitz fut envoyé à Paris pour rapprocher Vienne de Versailles. L'idée était trop juste pour ne pas rencontrer d'obstacles. Mais alors Frédéric de Prusse négociait une alliance avec l'Angleterre. Le traité de Londres entre la Grande-Bre­tagne et la Prusse amena le traité de Paris entre Versailles et Vien­ne. L'entrée de Frédéric en Saxe, à la tête de 70,000 hommes, sans motif, ni déclaration de guerre ; l'investissement perfide du camp de Pirna, la capitulation forcée de l'armée saxonne, prise dans un guet-apens, en pleine paix ; l'enrôlement violent dans les régiments prus­siens, des officiers et des soldats prisonniers, ravivèrent les souvenirs irritants d'une triple félonie et soulevèrent l'indignation générale. La guerre de Sept ans allait commencer. (1)

 

   35. En se joignant aux ennemis de la France pendant la guerre de la succession d'Autriche, l'Angleterre avait voulu maintenir l'équilibre européen et ruiner les colonies françaises. Lord Chatam, son premier ministre, s'était rendu populaire par sa haine contre les Français. Quand il sut que le cabinet de Versailles avait décidé la construction de cent-onze vaisseaux de ligne, cinquante-quatre frégates et un nombre proportionnel de petits bâtiments, il craignit pour la supériorité maritime de l'Angleterre et ne chercha plus qu'un prétexte pour rompre avec la France. L'île de Tabago, l'article 9 du traité d'Aix-la-Chapelle et la souveraineté des rives de l'Ohio lui fournirent l'occasion désirée. En 1755, les Anglais rom­pirent les négociations ; sans déclaration de guerre, l'amiral Boscawen prit, à la hauteur de Terre-Neuve, deux vaisseaux français ; et des corsaires nous enlevèrent trois vaisseaux marchands. Le duc de Richelieu châtia cette déloyale insolence en prenant Minorque et en battant la flotte de l'amiral Bing. La Suède, la Russie et le corps germanique accédèrent à l'alliance entre Louis XV et Marie-Thérèse. La France envoya trois armées en Allemagne, l'une en Westphalie sous le maréchal d'Estrées ; l'autre, vers le Haut-Rhin, sous le

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(1) Victor Bénard, Frédéric et Voltaire, p. 530.

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maréchal de Richelieu, et la troisième vers le Main, sous le prince de Soubise. De la Saxe, le roi de Prusse passe en Bohême ; il rem­porte une victoire qui lui coûte 18,000 hommes. Le siège de Prague l'arrête ; il est complètement défait par le maréchal Daun à Kœllin en 1757 ; peu après, un de ses lieutenants est défait par le général russe Apraxin. Frédéric est obligé d'évacuer la Bohême et la Silésie ; les Russes occupent Kœnigsberg ; les Français, Magdebourg. Sur la dénonciation des cabinets de Stockholm et de Versailles, garants des traités de Westphalie, la diète impériale de Ratisbonne le décrète au ban de l'empire, comme violateur relaps de la paix germanique. « Il faudra, écrit Voltaire, que mon disciple meure à la romaine ou se console à la grec : qu'il se tue ou qu'il soit philo­sophe. » La réflexion fit cependant considérer que la perte du patron couronné du philosophisme, compromettait la cause des impies. Des ouvertures à Versailles furent mal accueillies. Le roi de Prusse était serré de plus en plus par les Autrichiens et les Russes qui commençaient à le cerner dans le Brandebourg même. En déses­poir de cause, Frédéric entreprit de griser avec des louanges et de corrompre à prix d'or le maréchal de Richelieu. Le duc de Riche­lieu convint avec le duc de Brunswick d'une trêve désavouée à Versailles, mais gardée par le général indocile, trêve en vertu de laquelle, les Français, au lieu d'avancer selon leurs instruc­tions sur Magdebourg, dégarni de Prussiens, évacuèrent Alberstadt. Cette retraite volontaire permit au roi de Prusse, réduit à l'extré­mité, de concentrer secrètement les débris de son armée dans un fort avantageux de la Thuringe. Frédéric profita de cette crimi­nelle complaisance du duc de Richelieu pour battre Soubise à Rosbach. Sans excuser Soubise qui se laissa surprendre, ni son armée qui perdit la tête, l'honneur, les armes et jusqu'à ses baga­ges, il faut dire que les contingents germaniques, associés aux milices françaises, étaient pour elles moins un appui qu'un embar­ras. Les pasteurs avaient crié que le triomphe des Habsbourg ramè­nerait les sanglantes représailles de la Saint-Barthélémy, les édits d'exécution à la Ferdinand II, les ravages à la Vallenstein, les dragonnades à la Louis XIV. Il n'en fallut pas plus pour dislo-

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quer les bandes allemandes. Les régiments français, mieux consti­tués, ruinaient totalement les pays qu'ils venaient défendre. C'est en se posant pour défenseur de la foi et des intérêts que Frédéric put reprendre avantage à Rosbach et à Leuthen.

 

36. La guerre de Sept ans est un chassé-croisé de batailles gagnées et perdues sur terre et sur mer, dans trois parties du monde. L'histoire n'en mentionne pas d'aussi meurtrière, ni d'aussi stérile en résultats avantageux aux belligérants. Les combats sont entre­coupés de négociations, tantôt ouvertes, tantôt clandestines, de polémiques politico-religieuses, qu'il est difficile de suivre dans leurs sinuosités onduleuses, plus souvent occultes que manifestes. Nous n'essayerons pas de traverser, avec un fil logique, ce labyri-ihe de conflits de plumes et de chocs d'épées. On se bat en Améri­que, on se bat aux Indes, on se bat en Allemagne. L'Angleterre poursuit les victoires maritimes et les conquêtes coloniales ; pen­dant que les autres peuples soutiennent le grand combat des doc­trines, cette nation de Verres saccage le monde et met la main sur le bien d'autrui. Avec le fruit de ses rapines, elle envoie de l'argent à Frédéric, comme au héros du protestantisme. Frédéric n'en était pas plus à l'aise. En juillet 1739, les Russes le battirent à Wédel et à Zullichau, prirent Francfort sur l'Oder et menacèrent Berlin. Le roi de Prusse vint présenter la bataille à Kunersdorf ; ce fut, pour lui, un second Kœllin ; il laissa dix-huit mille hommes sur le champ de bataille et perdit presque toute son artillerie. Le chemin de Ber­lin était de nouveau ouvert ; il dépendait des Russes d'y aller piller. Le roi de Prusse fit évacuer en toute hâte la cour et les archives sur Stettin ; lui-même voulut encore se suicider :

Quand on a tout perdu, quand on n'a plus d'espoir,

La vie est un opprobre et la mort un devoir.

 

   Malgré les instances réitérées des Autrichiens, qui les pressaient d'achever l'ennemi commun, le général russe s'abstint ; les instruc­tions secrètes de la cour de Russie et un mulet chargé d'or sauvè­rent encore une fois Frédéric. Le roi de Prusse commença à désirer la paix ; mais il eut voulu garder tout ce qu'il avait pris. Soutenu secrètement par tous les princes protestants d'Allemagne, même

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par ceux que la peur faisait les alliés de l'Autriche et de la France, tous avides des biens du clergé ; encouragé ouvertement par le roi d'Angleterre, très désireux d'arrondir son électorat de Hanovre avec les évêchés de Munster et d'Osnabruck et par le fanatisme anti-papiste de William Pitt, le calife évangélique et Voltairien de Prusse entendait notamment garder la Saxe, et insistait, comme ressource d'indemnité, sur la sécularisation des seigneuries ecclé­siastiques. En 1760, le maréchal de Broglie entra de nouveau dans la Hesse ; le prince de Brunswick fut battu à Corbach par le comte de Saint-Germain et par le marquis de Gastries à Clostercamp, lieu célèbre par le dévouement légendaire du chevalier d'Assas. Ces avantages furent balancés par les victoires de Frédéric à Torgau et à Liegnitz. La campagne de 1761 décela l'extrême lassitude des combattants. On évita les grandes batailles. Le livonien Landon enleva, à la Prusse, la ville de Schweidnitz ; les Russes prirent Colbert ; les Prussiens furent chassés de la Haute-Saxe. Cependant les Anglais s'étaient emparés de presque toutes les colonies fran­çaises. Aux Indes, ils avaient pris Chandernagor, Pondichéry et Mahé. En Afrique, ils avaient conquis le fort Saint-Louis au Séné­gal et l'île de Gorée ; en Amérique, tout le Canada, vainement défendu par l'héroïque Montcalm, la Guadeloupe, la Martinique, Grenade, Saint-Vincent, Sainte-Lucie, Tabago. Dans cette extré­mité, le duc de Choiseul conçut alors le projet de resserrer par un pacte de famille, signé en 1761, tous les princes de la maison de Bourbon. C'était trop tard, l'alliance ne fit qu'exposer l'Espagne aux coups des Anglais. La Havane fut pillée ; les Philippines, Manille et Cuba enlevées. Sur ces entrefaites vint à mourir la czarine Elisabeth ; elle eut pour successeur Pierre III qui s'allia avec Fré­déric ; Pierre III fut bientôt assassiné par Catherine II qui le rem­plaça. La Suède suivit l'exemple de la Russie et signa avec la Prusse le traité de Hambourg. Dès lors, Frédéric pouvait tourner de grandes forces contre l'Autriche et la France ; les confédérés renoncèrent à l'espoir de le réduire. L'Autriche, laissée à elle-même, renonça à la Silésie et signa la paix à Hubertsbourg près Dresde en 1763. Quelques jours auparavant, la paix avait été signée

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à Paris entre la France, l'Espagne, l'Angleterre et le Portugal. La France, après avoir sacrifié 1350 millions, abandonna dans l'Amérique septentrionale, l'Acadie, le Canada, la Dominique, Saint-Vin­cent, Grenade et Tabago, ainsi que ses établissements de Sénégal en Afrique. Les Anglais rendirent la Nouvelle-Orléans sur le Mississipi, quelques Antilles et le rocher de Miquelon ; ils permirent la pêche sur les côtés de Terre-Neuve et consentirent à échanger Belle-Isle contre Minorque. Aux Indes, ils restituèrent Pondichéry, en Afrique l'île de Gorée, mais ils gardèrent Chandernagor et firent ruiner les fortifications de Dunkerque. L'Espagne renonça à la Floride, contigüe au Canada, mais rentra en possession de Cuba et de la Havane. L'Angleterre avait atteint le but qu'elle s'était proposé, d'affaiblir la France ; et la Prusse sans avoir rien gagné ni perdu en fait de territoire, grandit dans l'opinion publique et fut désormais comptée, après la France, l'Angleterre, la Russie et l'Autriche, parmi les grandes puissances de l'Europe. Les pas­sions protestantes et le fanatisme impie s'étaient, dans cette guerre, coalisé contre Rome, surtout pour atteindre la France et l'Autri­che ; elles n'avaient qu'imparfaitement atteint leur but ; mais la paix n'est qu'une trêve, et ce dessein de guerre au catholicisme va reparaître aussitôt sur la scène de l'histoire.

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