Louis XV 4

Darras tome 38 p. 641

 

39. La Pologne partagée, l'Allemagne ravagée par la guerre, la France dépouillée de ses colonies, la Prusse agrandie, l'Angleterre maîtresse des mers : telle est jusqu'à présent le résultat de la poli­tique de Louis XV. Cependant le plus triste exploit de son règne, son plus grand crime contre la France et l'Eglise, c'est cette disso­lution intérieure des institutions et des personnes, cette corruption personnelle qui avilit le monarque et entraîne à sa suite la nation. Pour expliquer ce travail de ruines, il faudrait un volume ; nous nous bornons aux faits principaux. Déjà, en parlant de la fin du jansénisme, nous avons insinué qu'il y avait là, un acheminement à tous les excès de la révolution ; ici, nous n'avons plus qu'à consta­ter les incidents qui en caractérisent la marche.

 

 En 1737, un conseiller au Parlement, Carré de Mongeron, écrit trois volumes sur les miracles de l'abbé Paris et les convulsions des jansénistes : il est représenté sur le titre avec une colombe qui lui souffle à l'oreille ; ces écrits, inspirés de Dieu, d'autres disent écrits par Dieu même, sont offerts au roi qui fait mettre l'auteur à la Bastille. — En 1738, le Parlement de Paris supprime la bulle de canonisation de S. Vincent de Paul et défend de citer, comme œcuménique, le concile de Florence, comme si c'était à une cour de justice à décider de l'œcuménicité des conciles et de la canoni­sation des saints : le roi casse l'arrêt du Parlement. — En 1739, la Faculté des arts révoque son appel au futur concile, comme l'avait fait en 1729, la Faculté de théologie ; Guillaume Bourrez de Vau-ménil, Mezenguy, Rollin s'opposent à cette révocation. Pour qu'un homme comme Rollin s'obstine dans de pareils excès, il faut que l'esprit de parti soit devenu de la démence : c'est, en effet, l'abou­tissement ordinaire de cet esprit qui n'est pas de l'esprit. — En 1740, le Parlement rend un arrêt contre les refus de sacrements et supprime un recueil de lettres qui les autorise. L'évêque de Laon publie un mandement pour s'élever contre l'abus qu'autorise la magistrature. « Quand, dit-il, par la force d'une sommation sacrilège et d'un vil appariteur, on voit le corps adorable de Jésus-
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Christ traverser les rues, entrer, pour ainsi dire malgré lui, dans une maison ennemie et y être livré à de nouveaux Judas, à de nouveaux Pharisiens ; quand un lâche curé, succombant aux menaces les plus méprisables, va, le remords dans le cœur, donner, en présence de témoins apostés, le corps de son Dieu, à un quénelliste furieux, au scandale de toute une ville. C'est alors qu'il faut s'é­crier que tout est confondu, que les choses saintes sont foulées aux pieds, etc. » L'évêque de Laon déclarait qu'un janséniste devait être traité comme un protestant, comme un comédien et un duelliste, dont le crime est notoire et public. Un conseiller des requêtes dénonce l'instruction aux chambres assemblées ; le Parlement la supprime comme coupable d'exciter au schisme et tendant à émouvoir les esprits et à troubler la paix publique. La cour défend même tout acte, tout écrit autorisant refus de sépulture ou de sa­crements. C'était mettre la main à l'encensoir et s'écarter des déclarations et édits royaux qui interdiraient l'appel. Le roi cassa l'arrêt du Parlement, ordonna que sa disposition serait tenue pour nulle et fit défense de l'exécuter et de rendre aucun jugement en conséquence.

 

En 1747, Mgr d'Orléans de la Motte, spirituel et pieux évêque d'Amiens, avait envoyé à ses curés, un avis sur les réfractaires à la bulle Unigenitus. Dans cet écrit, le vaillant prélat posait en prin­cipe que la Constitution « était un jugement dogmatique de l'Église universelle, aussi irréformable que l'est un concile général en matière de doctrine ; il traçait ensuite des règles par rapport à la confes­sion, à la communion et à la sépulture. L'avis fut dénoncé au Par­lement et supprimé. L'évêque ne manqua pas de s'en plaindre ; dans ses plaintes, il était appuyé par le cardinal de Tencin, alors ministre d'État et par l'ancien évêque de Mirepoix, chargé des affaires ecclésiastiques. Il y eut alors, entre la cour du Parlement et les gens du roi, une négociation singulière. Pour mettre l'arrêt contre l'évêque d'Amiens à l'abri de la cassation royale, l'avocat général prononça un réquisitoire contre les Nouvelles ecclésiasti­ques des jansénistes et proposa un biais par lequel le Parlement, poursuivant les gens d'Église, mettait cependant à couvert les prin-

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cipes que le roi défendait d'attaquer. Le Parlement se refusa à cette comédie et annonça qu'il se porterait de plus en plus fortement, garant du jansénisme. On n'eût pu passer sous silence un acte de cette nature, sans autoriser la résistance ouverte aux lois de l'É­glise et de l'État. Un arrêt du conseil rappela que le roi s'était fait une loi inviolable de ne pas s'expliquer sur les matières de doc­trine qu'après ceux que Dieu en a établis juges, déclara que le Parlement s'abusait en supposant que la soumission à l'Église put ouvrir la porte au schisme, et ordonna que la déclaration de 1730, au sujet de la bulle Unigenitus serait exécutée dans sa forme et teneur, et, en conséquence, que la dite constitution serait observée par tous les états, avec le respect et la soumission qui sont dus à un jugement de l'Église universelle en matière de doctrine. Le Par­lement ne fit pas de remontrance et ne délibéra même pas sur la défense d'en faire, mais rongea son frein, n'attendant pour éclater, qu'une nouvelle occasion.

 

En 1748, nouvelle affaire sur les billets de confession. Quesnel avait dit que faire violence pour extorquer les sacrements, c'était assez pour s'en montrer indigne. Quand ses adeptes virent les parlements disposés à les soutenir, ils s'empressèrent de porter leurs plaintes aux tribunaux, comme si cette affaire eut regardé les juges laïques. En 1745, le roi avait cassé quelques sentences rendues, sur cette matière, par le présidial de Reims ; il avait réprimé d'autres entreprises du même genre faites à Bayonne, à Angers, à Tours, à Troyes. De nouvelles contestations s'élevaient à propos du refus des sacrements à Charles Coffin, ancien recteur de l'Université, janséniste fou comme le vieux Rollin, qui mourut sans sacrements. Son neveu, conseiller au Parlement qui avait fait esclandre à propos de son oncle, se trouva bientôt lui-même à l'ar­ticle de la mort, exposé aux mêmes rigueurs s'il refusait la confes­sion à un prêtre approuvé. Le Parlement s'assemble ; réquisitoire contre le curé de la paroisse, qui est décrété de prise de corps mis en prison ; message à l'archevêque, réponse du prélat : les chambres restent assemblées, et, dépositaires de l'autorité royale, s'élèvent contre l'attentat de l'archevêque à cette autorité. La pra-

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tique des billets de confession, la nécessité pour un mourant de nommer son confesseur sont présentées comme des abus dangereux que le Parlement doit réprimer. Des remontrances sont faites au roi, il se contente de dire qu'il les fera examiner, réponse molle et indécise qui ne pouvait qu'amener bientôt de nouveaux excès.

 

En 1752, les plaintes s'accentuent contre l'administration de la Salpétrière. Le personnel est, d'un commun accord, changé ; il est introduit dans le règlement, quelques modifications. C'était une bien petite affaire, mais il n'y a rien de petit pour les passions, surtout en matière de révolte. Le Parlement ne consent à enregis­trer le nouveau règlement qu'avec des modifications et restrictions qui l'annulaient surtout pour la part prise à cet acte par l'archevê­que de Paris. Ordre du roi d'exécuter sa déclaration ; remontrances au roi sur la nécessité absolue de modifier le règlement ; en réponse lettres de jussion d'enregistrer purement et simplement ce nouvel arrêté pour faire des remontrances plus pressantes, dans lesquelles on représentait les torts de l'archevêque, les inconvénients de son autorité dans l'administration de l'hôpital, et l'impossibilité de l'enregistrement pur et simple ; nouvelles lettres de jussion ordon­nant d'y procéder sans retard. Le Parlement renvoie l'affaire après les vacances, le roi se fait apporter les minutes des actes du Parle­ment ; il y fait transcrire l'arrêt du conseil qui casse ses actes et interdit toute délibération à ce sujet. « Jamais, dit Voltaire, plus petite affaire ne causa une plus grande émotion dans les esprits ; le Parlement cessa ses fonctions, les avocats fermèrent leurs cabi­nets, la cour, de la justice fut interrompu pour deux femmes de l'hôpital. » (1) — Sur un ordre du roi, le Parlement reprit ses fonc­tions; mais une nouvelle affaire pour billet de confession montra bientôt qu'il entendait ne plus rien respecter. Un curé fut décrété de prise de corps. Louis XV cassa l'arrêt, le Parlement protesta ; dans sa réponse le roi faiblit et proposa de chercher, avec le Par­lement, les moyens les plus propres à rétablir la paix. A l'instant, le Parlement rendit un arrêt qui devait servir, par la suite, à tous les excès des tribunaux. En voici le texte : « La cour, toutes les

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(1) Hist. du Parlement, ch.XLV.

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chambres assemblées, délibérant à l'occasion de la réponse faite par le roi aux remontrances de son Parlement, fait défenses à tous les ecclésiastiques de faire aucun acte tendant au schisme, notam­ment de faire aucun refus public des sacrements, sous prétexte de défaut de billet de confession, de déclaration du nom du confesseur ou d'acceptation de la bulle Unigenitus ; leur enjoint de se confor­mer dans l'administration extérieure des sacrements, aux canons et règlements autorisés dans le royaume ; leur fait pareille défense de se servir, dans leurs sermons, à l'occasion de la bulle Unigenitus des termes de novateurs, hérétiques, schismatiques, jansénistes, sémi-pélagiens ou autres noms de parti, à peine contre les contre­venants d'être poursuivis comme pertubateurs du repos public. » En autres termes, le Parlement foulait au pied le trône et l'autel, ou, en attendant, s'arrogeait le droit de les régenter.

 

 Le roi, à qui sa vie privée ôtait toute force de commandement, avait déjà biaisé : il biaisa encore une fois. Un arrêt du Conseil vint pour réprimer également de tous côtés, ce qui pourrait altérer l'accord du sacerdoce et de l'empire. Dans la réalité, il édictait les prohibitions du Parlement ; il y ajoutait toutefois quelques réserves en faveur des ecclésiastiques, et ordonnait qu'avant toute poursuite contre les contrevenants, on devrait en référer au roi. Le Parle­ment dénonça immédiatement à Louis XV, l'archevêque de Paris comme auteur du schisme ; il aurait pu dénoncer aussi le Pape, pre­mier coupable d'un si grand crime. Ainsi le schisme, c'était d'obéir au Pape et aux évêques ; pour rester fidèle, il fallait leur désobéir, rejeter la bulle de Clément XI, en appeler au futur con­cile et mépriser l'autorité royale. Des hommes chargés d'appliquer les lois et qui les bravent, dans le but d'obliger les ministres de l'Église à donner des sacrements à des hommes également réfractaires aux lois de l'Église et de l'État. On conçoit difficilement une si étrange confusion d'idées, un si étrange oubli de tout devoir et de toute convenance.

 

Vingt et un évêques adressèrent au roi, une lettre de protesta­tion ; ils disaient, dans cette lettre que la bulle Unigenitus était un jugement dogmatique et irréformable de l'Église universelle ; que

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les pasteurs étaient exposés dans leur ministère, aux plus grandes violences qu'ils aient éprouvées depuis le commencement de la monarchie ; qu'on ne connaissait même pas de procédure plus sévère dans les siècles les moins favorables à l'Église. Soixante et un évêques adhérèrent à cette courageuse lettre. Le roi la reçut avec beaucoup d'égards, mais défendit de l'imprimer. Quelques pas­teurs publièrent néanmoins des écrits ; ils furent l'objet d'arrêts moins flétrissants pour eux que pour leurs ennemis. Benoît XIV intervint aux débats en condamnant un écrit ou l'on qualifiait d'in­juste la conduite du clergé et soutenait contre lui la compétence des juges laïques. Dès lors les magistrats ne firent plus qu'aggraver leurs torts, s'occupant sans cesse de refus de sacrements, décrétant de prise de corps, enfin s'érigeant en titulaires de la souveraineté. Un arrêté du 28 janvier 1753 vint apprendre au roi que le Parle­ment était chargé, par la constitution et par son serment, de faire observer toutes les lois du royaume et d'y conformer la police générale, dont il avait la manutention. Le roi, pour faire voir qu'il était roi, exila le 11 mars, le Parlement à Pontoise et établit des chambres particulières pour rendre la justice. Mais les amis de la magistrature séditieuse n'omirent rien pour discréditer ces tribu­naux. Le Parlement rentra le 11 septembre 1754 et se mit à fulmi­ner de plus belle. En 1757, après l'attentat de Damiens, il y eut une espèce d'amnistie générale ; mais au point où s'étaient exaltées les passions parlementaires, le mal était sans remède. Pour mettre un terme à cet état permanent de révolte, il fallut, en 1771, sup­primer les parlements. Le chancelier Maupou retira la couronne du greffe et affranchit l'autorité royale du joug des légistes. Cette mesure obtint l'approbation de tous les gens religieux ; elle fut d'autant plus décriée par les philosophes et les jansénistes. Cette mesure eut pu sauver la France ; le roi revint sur sa décision et rouvrit l'arène ou périront bientôt clergé, royauté et parlement. D'autres embarras surgirent bientôt. En entrant au ministère des finances, l'abbé Terray avait trouvé un déficit considérable. Pour le combler, il prit les deux moyens sommaires : il diminua les titres de dettes et augmenta les impôts, mesure d'extrême

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nécessité, dont l'impuissance rend plus odieuse l'injustice. L'abbé Terray avait renouvelé la défense d'exporter les grains, le pacte de famine ne fut point détruit pour cela ; les accapareurs de blé con­tinuèrent leur trafic dans l'intérieur de la France. Le roi lui-même spéculait sur les misères de son peuple, au profit de son trésor particulier. Quand on songe à ces criants abus, l'on s'étonne moins que le peuple ait conçu contre le gouvernement, cette haine pro­fonde qui devait bientôt se traduire par d'affreuses vengeances.

 

40. Que devenait, au milieu de ces misères et de ces agitations, le pauvre roi de France? Dans l'histoire de ce triste prince, dès qu'on vient à parler de sa personne, la tristesse vous prend au cœur et l'on se sent pressé de rougir. Ce n'est pas que Louis fut mauvais ni dans l'homme, ni dans le souverain ; mais il avait une faiblesse incurable, qui rendait inutiles mêmes ses bonnes qualités. Un ins­tant il avait pris la résolution de trancher dans le vif et de satisfaire aux vœux du peuple, en accomplissant de justes réformes ; mais la Pompadour le reprit sous son joug et tout fut dit. C'est par cette favorite que se maintint l'alliance autrichienne, alliance voulue, du reste, de tous les hommes intelligents et qui eut pu, si elle eut été soutenue, changer le cours des affaires de l'Europe. Pendant les vingt dernières années de sa vie, Louis XV s'en occupa sérieusement dans sa correspondance secrète ; il conçut aussi le grand projet d'une descente en Angleterre. C'est sous son règne que la Corse fut annexée à la France. Quand la Pompadour disparut, Choiseul fut son successeur. Choiseul fut le premier ministre d'un roi qui cher­chait en vain à se soustraire à son joug dominateur et qui n'eut su d'ailleurs que faire de son indépendance. Choiseul était un carac­tère. On a dit de lui qu'il éleva l'indiscrétion jusqu'à la franchise, l'insolence jusqu'à la dignité et la légèreté jusqu'à la grandeur. Alors les malheurs domestiques fondirent sur Louis XV ; le dau­phin mourut, puis la dauphine, enfin la reine en 1767. Le roi en éprouva un vif chagrin et revenu à des sentiments chrétiens, vou­lut mettre sa conduite d'accord avec ses sentiments chrétiens. Au moment où ses dignes filles auraient dû seules, après Dieu, occu­per une place dans ce cœur désabusé, la faiblesse incurable d'une

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nature lâche et molle, l'influence pernicieuse d'un vieux courtisan, qui paraît plus d'une fois s'être fait le pourvoyeur des amours royales, le replongea dans la boue et lui fit atteindre le dernier degré de l'ignominie : une prostituée vulgaire prit la place qu'avait occupée la pieuse Marie Leczinska et bientôt Jeanne Bécu fut intro­duite à la cour sous le nom de comtesse Dubarry. Le Louis XV des cinq dernières années n'est plus qu'un libertin flétri, se laissant apostropher en termes odieux par une fille de joie, affublant lui-même de sobriquets ignobles ses filles qu'il ne cessa pourtant d'ai­mer et qui vinrent lui payer, sur le lit de mort, un suprême tribut d'amour et de dévouement ; c'est le roi oublieux de ses devoirs, qui laisse aller toutes choses, pensant qu'elles dureront au moins autant que lui, léguant à son petit fils, un pays perdu, une royauté déshonorée et un échafaud qui ne relèvera ni la royauté, ni la nation. Louis XV mourut en 1774 ; son corps tomba en pourriture aussitôt qu'il eût rendu l'âme, il fallut l'emporter au plus vite et le jeter dans une fosse pour qu'il ne semât pas autour de lui la puanteur. Ce corps en pourriture, ces funérailles précipitées, c'est  l'emblème de la situation. Juxta est dies perditionis et adesse festinant tempora (Cantic.,Mosis).

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