Darras tome 22 p. 367
78. Cette immortelle assemblée se réunit le 7 mars 1080 dans la basilique du Sauveur au Latran. « Il s'y trouva, dit Paul de Bernied, une affluence énorme, innumerabilis multitudo, accourue des diverses cités du monde chrétien, archevêques, évêques, abbés, clercs de tout rang et laïques de toute condition 2.» Les députés de Henri et ceux de Rodolphe furent immédiatement entendus. Les premiers, Liémar de Brème et Robert de Bamberg, comptant sans doute sur les partisans secrets dont ils avaient payé le dévouement au poids de l’or, prirent une attitude d'autant plus arrogante que leur cause était plus justement suspecte. « Ils sommèrent le seigneur pape au nom de leur maître, dit Bonizo de Sutri, d'avoir à prononcer sans délai une sentence d'excommunication
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1. Greg. VII. Epist. xxvm, lib. IX; Patr. Lat, tom. CXLVIII, col. 628. Cette lettre n'est point datée; elle se trouve parmi la correspondance pontificale attribuée à l'an 1081. Mais comme Rodolphe perdit la vie au combat de l'EIster le 16 octobre 1080, il est évident que cette lettre, où Grégoire VII parle du roi saxon comme vivant encore, est antérieure à cette date. D'ailleurs l'encyclique trace avec tant de netteté le programme des opérations du concile de l'an 1080, telles que le lecteur les verra se dérouler sous ses yeux, qu'il nous semble impossible de la rattacher à aucune autre période du pontificat de Grégoire VII. (Cf. Héfélé, Ilist. des conciles, tom. VI, p. 622.)
2. Paul. Bernr. Vit. Greg. VU, cap. xn; Patr. Lat, tom. CXLVIII, col. 90.
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contre Rodolphe, sujet rebelle et parjure. A cette condition, ajoutèrent-ils, le roi notre maître est disposé à vous rendre l'obéissance due au siège apostolique. Sinon, il avisera aux moyens de se choisir un pape qui ne reculera point devant les devoirs de son ministère et sache frapper des censures apostoliques l'insolence d'un chevalier félon. — De telles menaces, reprend Bonizo, n'étaient pas de nature à effrayer un pontife déterminé à verser jusqu'à la dernière goutte de son sang pour la cause de la justice1. » Grégoire VII ne daigna même pas répondre à cette injurieuse provocation et donna la parole aux députés de Rodolphe.
79. Le seul des délégués du roi saxon dont le nom nous soit connu est le moine Gislebert, vénérable religieux que son mérite avait fait élever au sacerdoce 2. Voici la protestation qu'il fit entendre au nom de ses collègues : «Nous députés du roi Rodolphe notre seigneur et des princes de son royaume, nous portons plainte à Dieu, à saint Pierre, à votre paternité et à tout le très-saint concile, contre cet Henri qui une première fois déposé du trône par l'autorité apostolique a de nouveau malgré votre défense tyranniquement envahi les provinces de Germanie, promenant partout le meurtre, le pillage et l'incendie, chassant de leurs sièges avec une impiété barbare les archevêques et évêques pour investir de leurs dignités et de leurs biens ses courtisans et ses soldats. C'est lui qui a traîtreusement fait égorger le métropolitain de Magdebourg Werner de pieuse mémoire. En ce moment même et malgré les réclamations du siège apostolique il détient dans la plus horrible captivité le saint évêque Adalbert de Worms. On compte par milliers les hommes que sa tyrannie a fait mettre à mort, par centaines les églises profanées, pillées et incendiées par ses hordes féroces. Il faut renoncer à énumérer tous ses attentats contre nos princes, toutes les horreurs commises contre leur personne ou leur territoire pour les punir de leur fidélité au siège apostolique. Enfin c'est son opposition et celle de ses fauteurs qui
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1.Boniz. Sutr. Ad amie, lib. IX ; Patr. Lat., tom. CL, col. 84S. 2. Waltericli. Vitx r«m. ponti/., tom. I, p. 437, not. 3.
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ont seules empêché la réunion de la diète nationale ordonnée par vous dans le but d'examiner juridiquement la question et de rétablir la paix. Nous supplions donc humblement votre clémence de nous faire justice ou plutôt de faire à la sainte Eglise de Dieu justice du sacrilège envahisseur des églises 1. »
80. Nous n'avons plus la réponse que les députés de Henri firent à cette protestation, mais une lettre de Thierry évêque de Verdun, partisan déclaré du roi schismatique, affirme qu'ils prirent alors la parole et commencèrent l'apologie de leur maître. « Le concile refusa de les entendre, ajoute Thierry, et les menaça même du glaive 2. » De quel glaive est-il question ici? L'évêque de Verdun ne le dit pas, espérant sans doute que les lecteurs interpréteront l'amphibologie dans le sens le plus odieux, comme si le concile de Rome eût voulu faire trancher la tête des arrogants ambassadeurs. En dépit de sa malveillance calculée, ce témoignage nous apporte la preuve irrécusable du progrès accompli dans l'opinion publique depuis trois ans au sujet des entreprises tyranniques de Henri. Le pape s'était vu contraint en 1077 de résister seul aux instances du synode romain qui demandait l'excommunication de Rodolphe et qui se prononçait en faveur du pénitent de Canosse. Aujourd'hui l'unanimité de la grande assemblée synodale réclame que le glaive spirituel soit enfin levé contre le tyran. Hugues de Flavigny nous a conservé les motifs sur lesquels s'appuya le concile pour formuler cette requête. « On prouva, dit-il, que Henri n'avait pas craint d'encourir l'excommunication en s'opposant à la tenue de la diète synodale, il avait donc provoqué lui-même l'anathème spirituel dont il fallait le frapper. D'autre part, l'énormité de ses crimes, meurtres, parjures, adultères, débauches, simonie, incendie et profanation des églises, le rendait à jamais incapable de régner ; il fallait donc prononcer contre lui une sentence de éposition3. » Laurent de Liège dans sa chronique de Verdun, en
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1. Concil. rom. VII; Patr. Ia<.,tomCXLVIII, col. 818.
2.Martène, Thesaur., Hb. I, col. 228. 3. Hug. Flavin. Chronic, lib. III; Patr. Lat., tom. CLIV, col. 3ÎÎ.
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signalant avec douleur la regrettable attitude de l'évêque Thierry en cette circonstance, affirme également que le concile procéda à une enquête juridique sur les forfaits vraiment inouïs dont Henri s'était souillé. L'un de ceux qu'il articule comme ayant particulièrement soulevé l'indignation des pères est en effet d'une nature révoltante. La reine Berthe, fille d'Adélaïde de Savoie et première épouse de Henri, avait fini par succomber au chagrin et aux outrages dont elle était sans cesse abreuvée. Henri contracta un second mariage avec une autre princesse nommée Praxède. Mais bientôt dégoûté de cette nouvelle épouse, « Il la livra, dit le chroniqueur, à la brutalité de ses valets1. » Éperdue, consternée, Praxède courut en Italie se placer sous la protection de la comtesse Mathilde, et oublier dans la pratique des vertus chrétiennes le souvenir d'un monstre «qu'elle redoutait, dit Domnizo, comme la timide brebis redoute la dent du loup 2. »
81. L'heure était donc venue où le grand pape, sollicité depuis si longtemps par les deux partis, allait prononcer la sentence. Cette cause qu'on nommerait aujourd'hui internationale, il n'était point allé la chercher; depuis dix ans elle était déférée avec insistance au siège apostolique et par les princes germains et par les seigneurs saxons, par les évêques comme par les peuples, par les diètes, par les conciles, par les deux rivaux eux-mêmes. Sur le point de prendre une décision qui devait attirer sur sa mémoire tant de haines imméritées et d'outrages posthumes, Grégoire VII manifesta une vive émotion. « L'homme de Dieu avait eu précédemment, dit Paul de Bernried, une vision dans laquelle la bienheu-
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1. Vidrficetpro conjuge regina Praxède quam ignominiose servorum stupris et opprobriis submiscrat. (Laur. Leodiens. Gesta episc. Virdun.; l'etr. Lat., tom. CCIV, col. 9^2. '2. Flagitium prorsus sua cœpit spernere conjux
Quod taceal metrum, nimis hinc ne degeneretur. Ast de regina Praxède tamen metra dicant ; Sic timet ipsa virum, dentem velut agna lupinum, Cumque ti/norc tremil, furiim munïmina quxrit Mathildis, poscens ut eam disjungat ab hoste. , (Domniz. Vit. Mathild., lit). II, cap. vm; Pat. Lat. CXLVIII, col. 1014.)
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reuse Vierge Marie lui avait prédit qu'il devrait un jour frapper d'anathème un puissant ennemi de l'Eglise. Ce jour était arrivé. Le pontife se recueillit donc sous l'inspiration de l'Esprit-Saint, et d'une voix pleine de gémissements et de douleur, au milieu de l'attention haletante et des vœux unanimes de l'assemblée, adressant un sublime appel aux deux fondateurs et patrons de l'église romaine, il dit : « Bienheureux Pierre prince des apôtres, et vous bienheureux Paul docteur des nations, disciples du Dieu qui est vérité, aidez-moi à dire ici la vérité tout entière afin que mes frères prennent en moi pleine confiance, afin qu'ils sachent et comprennent quelles luttes j'ai dû soutenir contre les pervers, quel appui je n'ai cessé de prodiguer à vos fidèles, sans avoir moi-même d'autre protection avec la vôtre que celle de Jésus-Christ Notre-Seigneur et de sa glorieuse mère Marie toujours vierge. Vous mes témoins célestes, vous le savez, je n'ai point brigué l'honneur du sacerdoce; ce fut malgré moi que je suivis au-delà des monts le seigneur pape Grégoire VI ; ma répugnance fut encore plus grande lorsque avec le pape Léon IX mon seigneur il me fallut revenir dans cette église qui est la vôtre, pour y remplir un ministère où je vous ai servis selon la mesure de mes forces ; enfin ce fut absolument contre mon gré, en dépit de mes larmes, de mes gémissements, de mes sanglots, qu'un jour je fus porté, moi indigne, sur votre trône. Ce n'est donc pas moi qui vous ai choisis, c'est vous qui m'avez élu 1, c'est vous qui avez posé sur moi le très-lourd fardeau de votre église. Mais en me plaçant sur le sommet de la montagne du Seigneur vous m'imposiez l'obligation de pousser le cri de la justice, « de dénoncer au peuple de Dieu les crimes des prévaricateurs et leurs péchés aux fils de l'Eglise 2. » Je l'ai fait, et les membres de Satan ont commencé à s'insurger, et ils ont jeté sur moi leurs mains sanglantes3. On vit se lever les rois de la terre,
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1 Allusion à la parole évangélique : Non vos me elegistis, sed ego elegi vos, (Joann. xt, 16.)
2. Is. LVIII, 1.
3. Allusion à l'attentat de Cencius.
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les princes séculiers et ecclésiastiques, les gens de cour et les hommes du peuple. «Assemblés contre le Seigneur et contre vous qui êtes ses christs, ils disaient : Rompons leurs chaînes, et rejetons leur joug loin de nous1. » Et tous méditaient contre moi des projets d'exil ou de mort. Parmi eux au premier rang, celui qu'ils nomment leur roi, le fils de l'empereur Henri, « a levé le talon2 » contre votre Eglise ; il a cru l'asservir et me renverser par sa conjuration avec la multitude des évêques soit italiens soit d'au-delà des monts. Son orgueil s'est brisé devant votre puissance et la nôtre. Confus, humilié, il vint en Lombardie implorer près de moi l'absolution de son anathème 3. Je le vis dans l'attitude du plus humble des suppliants, je reçus ses promesses réitérées d'amendement et de conversion, et je l'admis à la communion ecclésiastique ; mais ce fut ma seule concession. Je ne le rétablis nullement dans la dignité dont je l'avais déposée au concile romain, je ne fis point revivre à son égard pour ses fidèles le serment d'allégeance dont je les avais solennellement déliés en ce même concile. Ces réserves expresses, je les maintins dans le but de faire ultérieurement pleine justice et s'il y avait lieu de rétablir la paix entre lui et les princes saxons restés fidèles à votre Église. Henri accepta ces réserves, il s'engagea par serment, sous la caution de deux évêques, à ne les point enfreindre. Mais infidèle à sa parole, il ne tint aucune de ses promesses. Témoins de son parjure et désespérant de lui, les évêques et princes saxons se choisirent un autre roi en la personne de Rodolphe duc de Souabe 4. Cette élection eut lieu sans mon conseil, je l'atteste devant vous, bienheureux apôtres, vous qui connaissez toute ma conduite et lisez dans le fond de mon cœur. Le roi Rodolphe m'informa en toute hâte par
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1. Psalra. h, 2 et 3. Allusion au conciliabule sehismatiqne de Worms.
2.Joan. xin, 18.
3. Nous avons ici, analysée par le grand pape lui-même, l'histoire authentique de l'entrevue de Canosse.
4. Le grand pape répondait par cette attestation solennelle à une calomnie qui s'est prolongée jusqu'à nos jours et que M. Villemain reproduit obstinément, savoir que, par suite d'une convention secrète, le pontife était engagé à faire passer la couronne de Germanie sur la tête de Rodolphe.
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un message spécial que forcé malgré sa résistance d'accepter les rênes de l'État, il était prêt à suivre en tout mes instructions et mes ordres. Cette déclaration était sincère, car il n'a jamais cessé de la renouveler dans les mêmes termes, offrant pour otages et en garantie de sa parole son propre fils et le fils de son féal le duc Berthold. Cependant Henri me suppliait de lui venir en aide dans sa lutte contre Rodolphe ; je répondis que je serais tout disposé à le faire lorsqu'après avoir entendu les deux parties je saurais de quel côté étaient la justice et le droit. Comme il se croyait alors assez puissant pour triompher par ses seules forces, il accueillit ma réponse avec un ironique dédain. Mais les événements ne se succédant point au gré de ses espérances, les deux évêques de Verdun et d'Osnabruck choisis parmi ses confidents vinrent à Rome et me présentèrent durant le concile de 1078 une nouvelle requête à l'effet d'obtenir justice. De leur côte les envoyés de Rodolphe demandaient également que justice fût faite. La décision prise alors en synode, avec l'inspiration divine, je n'en doute pas, portait qu'une conférence aurait lieu en Germanie tant pour fixer les bases de la pacification générale que pour déterminer nettement celui des deux partis qui avait pour soi le droit et la justice; car vous en êtes témoins, illustres apôtres mes pères et maîtres célestes, je n'ai jamais eu d'autre volonté, d'autre préoccupation que de soutenir le droit véritable ; et comme je prévoyais que le parti de l'injustice aurait intérêt à repousser une conférence dont le but était précisément de faire triompher le droit, je fulminai l'excommunication et l'anathème contre toute personne, roi, duc ou évêque, qui s'opposerait à la tenue de la conférence. Or, le susdit Henri, bravant avec ses fauteurs le danger de la désobéissance, laquelle est un « crime d'idolâtrie1, » a persévéramment empêché la réunion indiquée ; dès lors il a encouru l'excommunication, et s'est lié lui-même du lien de l'anathème. Poursuivant le cours de ses crimes, il a livré une multitude immense de chrétiens à la mort, il a fait piller et renverser les églises, il a couvert le royaume teutonique
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1 I. Reg. xv, 23. Et quasi scelus idololatris, nolle acquiescere.
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de désolation et de ruines. En conséquence m'appuyant sur la justice et la miséricorde de Dieu ainsi que de sa très-sainte mère Marie toujours vierge, soutenu par votre autorité je frappe d'excommunication et lie des liens de l'anathème le prétendu roi Henri avec tous ses fauteurs. De la part du Dieu tout-puissant et en votre nom je lui interdis de nouveau le droit de régner en Allemagne et en Italie, je lui retire toute puissance et dignité royale, je défends à tout chrétien de lui obéir comme à son roi, je délie de leur serment et relève de leurs promesses à son égard tous ceux qui lui ont juré ou lui jureraient encore fidélité. Je prie Dieu que jamais Henri avec ses fauteurs ne trouve force sur les champs de bataille et n'obtienne de sa vie aucune victoire1. Par votre autorité je donne, octroie et concède le royaume teutonique pour le gouverner et le défendre à votre fidèle Rodolphe que les Germains ont élu pour leur roi. En votre nom j'accorde à tous ses adhérents fidèles l'absolution de leurs péchés et votre bénédiction pour cette vie et dans l'autre. Car si l'orgueil, la désobéissance, les parjures de Henri ont provoqué sa juste déchéance; l'humilité, la soumission la sincérité de Rodolphe ont valu à celui-ci la dignité et la puissance royale. Et maintenant, princes très-saints et pères célestes de l'Église, c'est à vous d'intervenir. Faites que le monde entier comprenne et sache que si vous avez au ciel le pouvoir de lier et de délier, vous avez sur la terre la puissance de retirer ou de conférer à chacun, selon ses mérites, les empires, les royaumes, les principautés, duchés, marquisats, comtés et seigneuries de tout genre. Combien de fois en effet n'avez-vous pas retiré à des titulaires indignes, pour les donner à des sujets vertueux, les patriarcats, les primaties, les archevêchés ou les évêchés ! Si donc vous êtes juges au spirituel, nous devons croire que votre puissance n'est pas moindre sur les choses temporelles; et puisque vous jugez les anges qui dominent sur les princes superbes, que ne pouvez-vous
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1. Cette prière fut exaucée. Jamais dès lors Henri n'obtint un succès militaire sur aucun des champs de bataille si nombreux que sa démence et son orgueil firent ensanglanter.
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pas sur leurs esclaves ? Sachent aujourd'hui les rois et tous les princes du siècle quelles sont votre grandeur et l'étendue de votre pouvoir; qu'ils apprennent à respecter l'ordre de votre sainte Église. Sanctionnez votre jugement contre Henri par des faits si prompts et si éclatants que sa chute apparaisse à tous les yeux non point comme l'œuvre du hasard mais comme celle de votre céleste pouvoir. Qu'il soit confondu, mais que cette confusion l'amène à repentance afin que son âme soit sauvée au jour du Seigneur 1. »
82. Le texte authentique de cette allocution pontificale, dont le retentissement s'est perpétué à travers les âges et soulève encore aujourd'hui tant de colères rétrospectives, fut remis au concile avec cette date officielle : «Fait à Rome aux nones de mars, indiction IIIe» (7 mars 1080) : Acta Romae 2. La parole de Grégoire VII était devenue un « acte » auquel tout le concile s'associa. M. Villemain au nom des progrès de la civilisation moderne s'indigne contre un tel acte. « Ce solennel anathème qui met en action, dit-il, la déclaration célèbre du pape Grégoire VII sur les droits de la papauté3 fait éclater toute l'exorbitance de ces droits prétendus. Il ne s'agit de rien moins que d'une théocratie absolue disposant de toutes les dignités politiques par la seule considération religieuse, et non-seulement les étant aux excommuniés mais les donnant à qui elle veut. C'est là l'excès que la raison humaine ne pouvait souffrir et que nul préjugé public, nul état social ne pouvait rendre assez nécessaire pour le justifier. Il est manifeste en effet que, si le droit de déposer canoniquement du trône ou de toute autre dignité civile était suivi du pouvoir d'y nommer par la même voie, toute impartialité disparaissait. La tentation était trop forte même pour le plus vertueux ou le plus sage 4. » Ces paroles de l'éminent écrivain sont le dernier mot de l'école rationaliste actuelle sur Grégoire VII; à ce titre elles méritent de fixer notre attention. La thèse du vieux
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1.Paul. Bernried. Vit. Greg. VU, col. 93.2. Acta Roms nonis Martii, indictione III. (Ibid.)
3. L'illustre écrivain faisait ici allusion aux Dictatus papae, dont nous avons reproduit la teneur sous le no 28 du chapitre précédent. 4. Villemain Hist. de Grig. VII, tom. II, p. 256.
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p376 PONTIFICAT DE GRÉGOIRE VII (1073-1085).
gallicanisme est ici complètement abandonnée. On reconnaît que Grégoire VII eut le droit de déposer Henri IV, ce Néron du onzième siècle dont aucun historien sérieux n'oserait aujourd'hui prendre la défense. «L'excès » ne commence, l'insupportable système « de théocratie absolue » dont «l'exorbitance révolte la raison humaine » se manifeste uniquement dans la prétention « de disposer de toutes les dignités politiques par la seule considération religieuse, » pour les ôter aux excommuniés et les donner arbitrairement à qui le pape voudra. Réduite à ces derniers termes, la cause de Grégoire VII est désormais gagnée. Le grand pape en effet ne disposa point d'une façon arbitraire des états rendus vacants par la déposition très-légitime de Henri. Il ne songea nullement à en faire bénéficier au gré de ses préférences ou de ses goûts personnels des créatures ou des favoris. Un nouveau roi avait été élu en Germanie sans le conseil ni la participation de Grégoire VII; il était élu depuis trois ans; son héroïsme, sa loyauté, son dévouement au saint-siége étaient notoires, et pourtant Grégoire VII resta trois années sans vouloir ratifier l'élection. Durant trois années les Saxons reprochèrent à Grégoire VII comme une prétendue défaillance, presque comme une trahison, cette longanimité dont ils ne comprenaient pas le motif. « Pierre dort une seconde fois, disaient-ils, faudra-t-il que le chant du coq vienne encore le réveiller? » Et le génie de Grégoire VII planant à une hauteur incommensurable au-dessus de ces injures contemporaines, comme il devait dominer de sa majesté apostolique les récriminations contradictoires des âges futurs, attendait l'heure où, juge suprême et arbitre incontesté de la république chrétienne, il porterait une sentence qu'on ne pût accuser ni de précipitation ni de ressentiment personnel ni de préférence intéressée. Les coups de main révolutionnaires qui de nos jours renversent les trônes et livrent les états à la merci des parvenus de l'émeute ont remplacé la mugis- trature que les papes exerçaient sur l'Europe du moyen âge. Si l'on veut appeler cela un progrès, nous n'y contredirons pas, c'est le progrès de la barbarie.
83. Sigebert de Gemblours partisan déclaré du roi parjure Henri IV écrit dans sa chronique, non sans un vif mouvement
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p377 CHAP. III. — CONCILE ROMAIN DE i/AN 10S0.
d'indignation, qu'après la reconnaissance officielle de Rodolphe, « le pape Hildebrand fit remettre à ce prince une couronne d'or portant pour inscription :
Petra dédit Petro, Petrus diadema Rodulfo;
« La Pierre (qui est le Christ1) l'a donné à Pierre, Pierre donne ce diadème à Rodolphe 2.» Comme Sigebert de Gemblours est le seul annaliste qui rapporte le fait, on a longuement disserté sur la valeur de son témoignage. Pour notre part il nous semble fort admissible. Les paroles de l'inscription controversée sont parfaitement dans le style traditionnel; la mosaïque du triclinium de Latran où le Christ, pierre angulaire de l'Eglise, est représenté d'une main donnant les clefs du royaume des cieux à saint Pierre et de l'autre le labarum vainqueur à Constantin le Grand, semble avoir inspiré l'auteur de l'inscription 3. Il déplaît souverainement au rationalisme moderne de rencontrer des exemples de ce genre, mais à moins de supprimer l'histoire on ne saurait nier que le pape saint Léon III de son plein gré, en vertu de son autorité apostolique, avait reconstitué l'empire romain d'Occident en faveur de Charlemagne. Il est de même incontestable que les papes successeurs de Léon III restèrent seuls en possession de conférer la dignité impériale créée par le saint-siége et réservée à sa libre nomination. La preuve c'est que le roi parjure Henri IV, fils de l'empereur Henri le Noir, n'osait pas encore en 1080 après vingt-cinq ans de règne osé prendre le titre qu'avait porté son père. Nul même parmi ses courtisans les plus serviles ne l'appelait empereur; et du vivant de sa mère l'impératrice Adélaïde pendant qu’ on donnait à celle-ci la qualification d' «Auguste, » Henri IV n'avait d'autre titre officiel que celui de roi. Il fallut pour qu'à son tour il pût se faire saluer du nom d'empereur qu'un antipape dans la basilique de Saint-
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1.Petra autem erat Christus. (I. Cor. x, 4.)
2.Sigeb. Gembl. Chrome. Patr. Lat., tom. CLX, col. 21».
3. Mozzoni. Tav. eronol., sec. vm, p. 95.
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p378 PONTIFICAT 1/E GRÉGOIRE VII (lOTo-1085).
Pierre de Rome plaçât sur son front le diadème profané de Charlemagne. Alors seulement le roi déposé usurpa le titre impérial qu'il ne sut ni honorer ni défendre. Grégoire VII avait donc le droit d'envoyer une couronne d'or à Rodolphe qu'il venait de reconnaître pour roi légitime de la Germanie. Par ce symbole de puissance royale il lui rappelait que les successeurs de saint Pierre étaient depuis trois siècles dépositaires du diadème impérial et que leur main savait le donner au plus digne.