Pascal II et Henri IV 5

Darras tome 25 p. 346

 

   17. Les événements ne devaient pas tarder à justifier la prophétie de Pascal II. Le pseudo-empereur lui-même se chargea de les précipiter par une nouvelle série de crimes, dont Ekkéard d'Urauge nous a transmis le récit en ces termes : « Le fameux duc Othon de Nordheim, l'un des plus puissants princes de la Germanie 2, avait laissé un fils nommé Conon, héritier de la gloire et des vertus pa- ternelles. Toutes les qualités qui  peuvent illustrer  un  homme étaient réunies  dans le   jeune duc de Nordheim,  instruction solide et brillante, bravoure, opulence, beauté, grâce d'élocution, jointes à une affabilité modeste qui lui gagnait tous les cœurs. Un soir, comme il chevauchait sur une route solitaire, il se vit soudain entouré par une bande de scélérats qui lui avaient tendu une em­buscade. Les meurtriers le percèrent de coups et le laissèrent mort sur la place (1103). Le deuil fut d'autant plus grand parmi la no­blesse du royaume, à la nouvelle de cet attentat, qu'il réveillait les sinistres soupçons qu'une autre mort tragique avait déjà fait naître contre le roi. En effet, trois ans auparavant Henri de Nordheim sur­nommé le Gros, frère aîné de Conon, avait été victime d'un guet-à-pens semblable. En parcourant le littoral de la province de Frise dont il était margrave [marchio), Henri fut assailli par une troupe

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1Joan , xvi, 33. — 2 Nous avons eu plus d'une fois dans l'histoire du pon­tificat de saint Grégoire VII l'occasion de signaler les exploits d'Othon de Nor­dheim et son dévouement à la cause catholique.

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d'assassins, et n'eut que le temps de se jeter dans une des barques qui stationnaient sur le rivage. Mais les matelots l'assommèrent à, coups de rames et le noyèrent. Le trépas d'un si haut personnage qui tenait, après le roi, le premier rang dans toute la Saxe, avait plongé la Germanie dans la consternation. L'assassinat de son frère Conon raviva la douleur publique et en redoubla les manifestations 1. » Telles étaient les tristes préoccupations qui agi­taient les esprits, quand le jour de Noël (23 décembre 1103) Henri ouvrit la diète annuelle de l'empire à Ratisbonne. Des symptômes non équivoques de mécontentement ne tardèrent point à éclater. « Les princes de Bavière, reprend Ekkéard d'Urauge, se plaignaient de l'attitude hostile de l'empereur. Le comte Sigéhard de Burghausen témoignait hautement sa défiance. Il s'était fait accompagner à la diète par une nombreuse et vaillante escorte, pour être en me­sure de se défendre si quelque agression perfide venait à se produire de la part des officiers de la cour. Henri IV parut extrêmement blessé de cette injurieuse précaution. Il n'épargna ni les promesses ni les serments pour rassurer le comte et finit par le déterminer à congédier ses soldats. Mais quelques jours après, comme Sigéhard se tenait paisible dans la maison qu'il occupait à Ratisbonne, une troupe de conjurés formée de la lie du peuple et commandée par des gardes impériau virt l’assaillir. Il se défendit contre l'attaque de ces forcenés depuis l'heure de tierce (9 heures du malin) jusqu'à celle de none (3 heures de l'après-midi). Vainement le jeune roi Henri, fils de l'empereur, accourut en personne pour calmer ces furieux. L'émeute triomphante demeura sourde à sa voix, et continua de battre en brèche les portes de la maison assiégée. Elles cédèrent enfin. A ce moment, Sigéhard se confessa à son chapelain, reçut en viatique le corps du Seigneur, et se présenta aux conjurés qui lui tranchèrent la tête2» (3 février 1104). Le sang de ce martyr ne suffit point à as­souvir la vengeance du tyran. A la même époque il fit assassiner en Bavière le comte de Beichlingen Conrad 3.

 

18. Tous les efforts tentés par le pseudo-empereur pour décliner

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1. Ekkeard. Uraug., Chrome., Pair, lat., t. CUV, col. 987. 2 Id. ibid , col. 988. — 3. Codex Vdalllci, n» 234.

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Jigaatioo la responsabilité de cette série de meurtres furent inutiles. Ses partisans attribuaient tant d'incidents tragiques à des vengeances individuelles, dans lesquelles l'auguste César n'était pour rien. L'émeute de Ratisbonne, dont le comte Sigéhard venait d'être victime, n'a­vait eu, disaient-ils, aucun caractère de préméditation. Elle s'était inopinément déclarée à la suite d'une sentence inique rendue quelques jours auparavant par le comte dans un différend entre quel­ques-uns de ses vassaux. « Mais, ajoutent les Annales d'Hildesheim qui nous ont transmis cette version officielle, la famille et les amis du comte n'étaient point dupes de ces explications. Ils soutenaient avec raison que, si l'empereur eût prêté main forte à Sigéhard, les séditieux n'auraient ni poursuivi ni consommé leur crime. L'irritation allait donc croissant. Henri ne rencontrait plus que des visages hostiles ; il se sentait entouré d'embûches et avait hâte de quitter Ratisbonne 1. » Après avoir longtemps hésité sur le parti à prendre, il se décida à renouveler son expédition contre la pro­vince de Cambrai. Cette diversion lui paraissait propre à retremper son crédit par de nouvelles victoires et à étouffer sous la terreur les murmures de ses sujets rebelles. Il alla donc célébrer les fêtes de Pâques (17 avril) à Mayence, réunit sous ses drapeaux tout ce qu'il put recruter de soldats, et se jeta en Flandre résolu d'exterminer tout ce qui oserait faire résistance. Otbert, l'intrus de Liège, vint à la rencontre du César et le reçut en triomphe dans sa ville épiscopale. Le comte Robert n'avait point assez de troupes pour lutter contre cette invasion d'Allemands, avides de sang et de pillage. « II crai­gnit moult de perdre ses états, dit la version française des chroni­ques de Cambrai, et demanda conseil aux plus grands de Flandre sur ce qu'il pourrait faire. Ceux-ci lui répondirent qu'il fallait re­quérir de l'empereur grâce et miséricorde, en lui faisant amende et satisfaction 2. » Une pareille réponse prouvait suffisamment la lâcheté de ceux qui la donnaient. Le héros de Jérusalem se vit de la sorte contraint de négocier la paix avec le tyran. Ce fut pour

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1      Annales Bildesheim., Pair, lai., tom. CXLI, col. 589.

2      Gest. pontifie. Camerac. Versio Gallic. Pair, lai., t. CXLIX, col. 224.

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p349 CH. II.        NOUVEAUX   PARJURES   ET   CRIMES   DE   HENRI   IV.     

 

Henri IV l'occasion d'un triomphe diplomalique, qu'il voulut entou-rer d'un éclat extraordinaire. ll convoqua, pour le 29 juin 1104, tous les ducs, princes, comtes et évêques de l'empire à une diète solennelle qu'il tint à Liège. En présence de cette imposante as­semblée, il eut la joie de voir le comte Robert de Flandre lui prê­ter serment d'hommage et de fidélité. L'évêque excommunié, Gau­cher de Cambrai, depuis deux ans réfugié à Liège près de l'intrus Otbert son ami, fut ramené en grande pompe par une escorte de soldats impériaux sur le siège épiscopal qu'il déshonorait. «De quoi li clergiés et li peuples de Cambrai moult s'en dolurent, ajoute le chroniqueur, mais contredire ne l'osaient 1. »

 

19. Tels furent les résultats de la diète de Liège. Ils étaient de nature à combler tous les vœux, à satisfaire toutes les ambitions du pseudo-empereur. Le croisé de Jérusalem, le saint Georges des Sarrasins, le champion de la papauté, le chevalier de Pascal II, Robert de Flandre, avait été contraint de fléchir le genou devant le persécuteur de l'Eglise, de prêter serment au Néron de la Germanie. Henri IV jouit pleinement de ce succès inespéré. II prenait plaisir à faire étalage de ce retour de puissance et de fortune. Ce fut dans ce sentiment qu'il crut devoir adresser un diplôme impérial à saint Otton, élu de Bamberg. Celui-ci, malgré une invitation personnelle de prendre part à l'expédition de Flan­dre, s'était abstenu. Rapprochée de sa volonté formelle d'aller à Rome soumettre son élection à l'autorité légitime du pape Pas­cal II, l'abstention de l'homme de Dieu prenait un caractère fort significatif. Henri IV affecta cependant de ne point récriminer et de se montrer d'autant plus généreux qu'il se croyait plus puissant. Le diplôme qu'il adressa à Otton n'est pas seulement celui d'un empereur: on pourrait le prendre pour une bulle de pape. En voici les termes : « Au nom de la sainte et indivisible Trinité, Henri par la clémence divine empereur auguste des Romains. — En nous plaçant au point de vue de Dieu lui-même, qui voit tout d'un seul regard, nous croyons que le mérite est égal entre celui qui fait un don et celui qui le confirme. Nous croyons aussi qu'il appartient à

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1Gesl. ponlif. Camerac. Versio Gallic. Patr. lat., t. CXLIX, col. 225.

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notre majesté royale, chargée de la sollicitude de tout l'empire, de pourvoir principalement aux intérêts des saintes églises du Sei­gneur, de prévenir tous les dangers auxquels elles seraient exposées, de les maintenir dans la pureté de notre culte et de notre antique religion; c'est dans ces sentiments de piété et de crainte de Dieu que nous nous associons aux mérites et à la gloire de nos saints pré­décesseurs. — Sachent donc tous les fidèles du Christ, présents et à venir, qu'en mémoire de notre aïeul l'empereur Conrad II et de son auguste épouse l'impératrice Gisèle ; en mémoire de notre père l'empereur Henri III et de notre mère l'impératrice Agnès ; en mémoire de notre épouse regrettée l'impératrice Berthe ; en mémoire surtout du saint empereur Henri II, fondateur de la sainte église de Bamherg 1 : à la requête et par l'intervention spéciale de notre très-cher fils le roi Henri V, et aussi par le conseil des princes qui siègent avec nous à cette diète, savoir : les arche­vêques Frédéric de Cologne, Bruno de Trêves, Hubert de Brème; les évêques Otbert de Liège, Jean de Spire, Burchard de Munster, Udo d'Hildesheim, Henri de Paderborn, Burchard d'Utrecht, Wittilo de Minden, Mazo de Verdun 2, Gaucher de Cambrai; les princes Uto margrave de Staden, Frédéric duc de Souabe, Henri duc de Lorraine, Magnus duc de Saxe, Henri margrave d'Isembourg, et de tous les autres princes et seigneurs nos féaux assistant à la diète; par amour pour notre cher et féal Otton évêque de la sainte église de Bamberg, érigée en siège épiscopal par le divin empereur Henri II, a divo im-

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1    On se rappelle que le siège épiscopal de Bamberg érigé en l'an 1020 par le pape Benoît VIII, à la requête du saint empereur Henri II, avait été donné à l'Église romaine par ce pieux prince (Cf. tom. XX de cette Histoire, p. 483). Il resta, ainsi que les domaines qui y étaient annexés, au pouvoir des papes jus­qu'en 1049, époque où saint Léon IX le céda à l'empereur Henri III en échange de la province de Bénévent, qui fit dès lors partie intégrante des états pontificaux. (Cf. tom. XXI de cette Histoire, p. 128.)

2    Le texte imprimé porte Mazo Virduneisis. La liste des évêques de Verdun, dressée avec tant de soin par les auteurs de la Gallia christiana, ne présente aucun titulaire de ce nom. Le siège de Verdun était alors occupé par Richer 11088-1107), successeur immédiat de Thierry le Grand. Nous croyons donc qu'au lieu de Virdunensis, il faut lire Verdensis qui s'écrivait aussi au XIIe siècle
Werdunensis, Verden, siège épiscopal aujourd'hui situé dans le Hanovre et suf-
fragant de Mayence.

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p351 CH..   II.    RUPTURE   DE   FRITZLAR   (1104).-

 

peratore Henrico secundo 1, nous avons sanctionné et dans la pléni­tude de notre autorité royale confirmé, sans que nul puisse y con­tredire, tous les privilèges et toutes les donations accordés par le « divin » empereur à cette sainte église; voulant que notre féal Otton et les évêques ses successeurs en jouissent à perpétuité ; qu'ils aient libre puissance de disposer de ses biens el domaines, de les administrer, les augmenter, les échanger avec le consentement du clergé et du peuple. Tous les monastères, abbayes, églises et au­tres fondations ecclésiastiques du diocèse relèveront en dernier res­sort de l'autorité épiscopale. Nous ordonnons également que l'évêque lui-même soit indépendant de toute autre juridiction, et complètement soustrait à toute puissance étrangère et tyrannique, afin qu'en liberté tous les religieux et fidèles puissent célébrer la mémoire du saint fondateur de leur église et adresser pour nos au­gustes prédécesseurs et pour nous-même leurs ferventes prières au Seigneur. — Donné à Liège, le jour des Ides de juillet (3 juillet), l'an de l'Incarnation du Seigneur 1104 2, par les mains d'Ërlung, faisant fonctions de chancelier3 aux lieu et place de l'archichancelier Rothard 4. »

 

§ III. Rupture de Fritzlar (30 novembre 1104).

 

20. Tel est ce fastueux diplôme, où le pseudo-empereur s'attribuait à lui seul le droit de pourvoir « aux intérêts » de toutes les églises » situées dans ses états ; « de veiller au maintien du culte et  .

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1. C'est la première fois que nous rencontrons, appliquée à un saint, cette ex­pression païenne que les humanistes du XVIe siècle adoptèrent avec moins de sens chrétien que d'engouement littéraire.

2 Le texte imprimé porte la date de 1103, date évidemment fautive, puisque durant le mois de juillet de l'an 1103, Henri IV était en Germanie terminant son expédition contre la Saxe.

3. Le titre d'archichancelier de l'empire était exclusivement réservé aux ar­chevêques de Mayence et leur appartenait de droit. Mais depuis près de dix ans le vénérable Rothard, métropolitain de Mayence, ayant été chassé de son siège et exilé par Henri IV, les fonctions de chancelier étaient exercées par Erlung, l'un des chapelains du palais, lequel fut au commencement de l'année 1104 in­vesti par le pseudo-empereur de l'évéché de Wurtzbourg.

4. S. Otton. Bamberg. Epistol. II, Pair, lat., tom. CLXXIII, col. 1315.

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352        PONTIFICAT  DU   B.   PASCAL   II   (1099-1118).

 

de la religion antique; » de disposer « des monastères, abbayes et fondations ecclésiastiques » pour en donner la haute juridiction à qui lui plaisait, sans souci des immunités accordées par le saint-siège; enfin de créer des évêques indépendants de « toute puissance étrangère, » c'est-à-dire de la puissance du pape, maîtres absolus de « tous les biens et domaines ecclésiastiques » dans leur diocèse, à condition cependant de ne faire d'aliénations, échanges ou transformations qu'avec « le consentement du clergé et du peu­ple. » Un tel programme était le renversement complet de toute la hiérarchie sacrée et de tout droit canonique. Le pouvoir civil se substituait à celui des vicaires de Jésus-Christ; le droit de con­trôle sur les évêques était transféré de la papauté au peuple; le césarisme schismatique aboutissait en dernière analyse à une véri­table démocratie. Pour mieux étayer son système, Henri IV pre­nait soin d'énumérer les évêques, princes et seigneurs qui y avaient donné leur adhésion, dans la diète triomphale de Liège. Cette liste nous a conservé le nom des intrus et des courtisans qui se dis­putaient encore ses faveurs. Il ne se doutait pas que ce troupeau vénal dans quelques mois allait l'abandonner. La diète de Liège était le terme marqué par la Providence pour la fin de sa tyrannie. « Parmi les hauts personnages de l'Allemagne centrale qui, pour répondre au décret de convocation, disent les Annales d'Hildesheim, avaient pris la route de Liège, se trouvait le comte Hérimann, accompagnant le prévôt de la cathédrale de Magdebourg, Hartwig, fils du comte Égelbert, spécialement appelé par Henri IV, qui vou­lait lui donner l'investiture épiscopale de cette église. Mais les deux voyageurs éprouvèrent en chemin un rude désappointement. Un comte saxon, Thierry de Ketlembourg, s'empara de leur person­ne pour les empêcher d'arriver à la diète, et les retint captifs. Cette nouvelle ne parvint qu'assez tard à la connaissance de l'em­pereur. Elle le fit bondir de colère. Il s'empressa de quitter Liège avec toute son armée et vint le jour de saint André (30 novembre) camper à Fritzlar, point extrême sur la frontière de la Saxe, qu'il se proposait d'envahir à bref délai pour châtier l'insolence du comte Thierry. Mais la semaine suivante, le 12 décembre 1104, durant la

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p353 CHAP.   II.   —   RUPTURE  DE   FRITZLAR   (llOi).

 

nuit, le jeune roi son fils, qui l'avait accompagné jusque-là, s'é­chappa clandestinement du camp impérial, et suivi d'un certain nombre des principaux chefs de l'armée il se rendit en Bavière 1. » Jamais coup de théâtre ne produisit un étonnement égal. Les chroniqueurs contemporains, qui enregistraient les événements au jour le jour, ont reproduit les conjectures les plus diverses et les plus contradictoires au sujet de la disparition du jeune roi et de sa rupture avec le pseudo-empereur. « Il ne manqua pas d'esprits défiants, dit Ekkéard d'Urauge, qui, loin de croire à une brouille sérieuse entre le père et le fils, pré­tendirent que cette surprise était concertée entre l'un et l'autre. Ce nouveau stratagème aurait été imaginé par la four­berie de l'empereur, dans l'intention de mieux pénétrer les secrets desseins de ses ennemis en leur donnant son propre fils pour chef2. » Une pareille idée était trop subtile pour être vraie. Elle prouve du moins l'opinion qu'on se faisait de la duplicité de Henri IV. « D'autres, reprend le même chroniqueur, disaient que le jeune roi Henri voyant décliner à la fois et le prestige et la santé de son père, craignait, si celui-ci venait à être enlevé par une mort prématurée, de n'avoir pas assez de crédit ni de forces pour se mettre en pos­session de l'héritage paternel. Son but, en se rendant en Bavière, était de nouer personnellement une alliance avec les princes de ce pays, parmi lesquels il comptait un grand nombre de parents du côté de sa mère, l'impératrice Berthe de Bavière 3.» Cette explica­tion n'avait rien de plausible. Né le 10 novembre 1051 4, le pseudo­ empereur n'était âgé que de cinquante-trois ans; sa santé n'avait subi aucune atteinte. Son prestige, fort ébranlé quelques mois aupa­ravant, s'était relevé à la diète de Liège. Le moment eut donc été mal choisi par le jeune roi pour effectuer sa rupture. Les schima-tiques césariens firent circuler une autre version, qui avait à leurs yeux l'avantage d'être injurieuse à la papauté et à la personne de Pascal II. Nous en retrouvons la trace, quelques années plus tard,

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1    Annal. lIildesheim.,Patr. lat., tom. CXLI, col. 589.

2    Ekkeard. Uraug., Chronic., Pair, lat., tom. CLIV, col. 992.

3    Ekkeard. Uraug., loc. cit. — 4.  Cf. tom. XXI de cette Histoire, p. 225.

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sous la plume de Hermann, abbé de Saint-Martin de Tournay (1127-1137), dans le compte-rendu de la « Restauration de son mo­nastère, » où, parlant incidemment du célèbre épisode de Fritzlar, il s'exprime en ces termes : «L'astucieux pape Pascal avait eu soin, dans sa correspondance avec le jeune roi Henri, de l'engager à se séparer de l'empereur son père et à prendre en main la défense de l'Église de Dieu. Avide de pouvoir, impatient de régner, le jeune prince fut ravi de trouver une occasion si favorable et de se voir autorisé par le siège apostolique. Il s'arma fièrement contre son père et finit par le détrôner ». » Nous verrons bientôt qu'il n'y eut pas une seule lettre, pas une seule communication verbale échan­gée entre Pascal II et le jeune roi, avant la rupture de Fritzlar. Même après cet événement, ce ne fut point le pape, mais bien le jeune roi qui prit l'initiative d'entamer une correspondance. Aussi la version fournie par l'abbé de Saint-Martin de Tournay n'a-t-elle trouvé aucun crédit dans l'histoire. Henri IV lui-même dans des lettres officielles que nous citerons plus loin, n'y fait pas la moin­dre allusion. Fleury est le seul qui ait affecté de prendre au sérieux la phrase isolée et sans écho de l'abbé Hermann, et de lui attribuer la valeur d'un témoignage irréfragable. Mais l'appréciation gallicane de Fleury était trop intéressée pour demeurer impartiale 2. Les vé-

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1    Interea callidus papa Henricum adolescentem filium Benrici imperatoris litteris advenus patrem concital, et ut Ecrlesise Dei auxilielur admonet. llle regni cupidus et gaudens se competentem occusionem ex apostolica auctorilate invertisse, contra patrem armatur, eumque regno propellit. (Hermann., De restauratione abbatial Sancti Martini Tornacensis, cap. lxxxiii; Pair, lai.,
tom. CLXXX, col. 102.)

2    Voici en quels termes M.deMontalembert, (tom. VII des Moines d’Occident, p. 367, note 3,) s'exprime à ce sujet : « Fleury dit (1. LXV, n° 37) : «L'excommunication de l'empereur fut le prétexte de la révolte de son fils Henri, et ce jeune prince y fut excité artificieusement par les lettres du pape Pascal qui l'exbortait à secourir l'Église de Dieu. C'est ainsi qu'en parle un moine du temps,
qui ajoute que le fils ambitieux et ravi de se voir autorisé, s'arma fièrement contre son père.» Ici, reprend M. de Montalembert, la malice calomniatrice du prêtre gal­lican, contemporain de Louis XlV, dépasse celle des chroniques impérialistes contemporaines de Henri, et celle même des historiens protestants et rationalistes de nos jours. La Vita Benrici (p. 387), la source la plus favorable à Henri IV dit, expres­sément que le jeune roi fut poussé à s'insurger contre son père par les jeunes gens de sa cour : Fréquenter eum venalum secum abducebant, conviviorum illecebris

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p355  CHAP.   II.   —   RUPTURE   DE   FRITZLAR   (1104).                                  

 

ritables motifs de la rupture consommée à Fritzlar entre le pseudo­-empereur et son fils étaient tout autres. La suite des événements les révéla plus tard et éclaira aux yeux des contemporains le mystère, dont au premier moment ils n'avaient pas deviné le secret.

 

20. La brusque retraite du jeune roi en Bavière n'avait que les apparences d'une surprise ; en réalité elle fut très-longuement et très-sérieusement préméditée. Depuis l'émeute de Ratisbonne, où l'intervention personnelle du prince n'avait pu arracher le comte Sigéhard à la fureur des meurtriers impériaux, les parents de la victime et les plus grands personnages de la Saxe et de la Bavière son­geaient à détrôner le tyran et à le remplacer par son fils. La Vita Henrici, œuvre d'un schismatique césarien qui a gardé l'anonyme et qui professe pour le pseudo-empereur une admiration sans mé­lange, nous apprend que les conjurés, en quittant la cour après le meurtre de Sigéhard, y avaient laissé des intermédiaires actifs, chargés de déterminer le jeune roi à accepter le rôle qu'on lui des­tinait. «C'étaient pour la plupart ses compagnons d'âge et ses fami­liers les plus intimes. Pour échapper à la surveillance ombrageuse du tyran et à l'espionnage de ses satellites, les conférences avaient lieu dans des parties de chasse, de …. de bruyants  festins, telles que les aime une jeunesse insouciante et joyeuse 4. » Durant le voyage à Liège et les fêtes de la diète, les pourparlers se conti­nuèrent. Arrivé avec son père à Fritzlar, le jeune Henri, qui jus-

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inescabant, jocis in dissolutioncmjinimi mulcebant... denique ul fit inter ado­lescentes, etc. Stentzel et Lùden, ces apologistes modernes de Henri IV, tiennent le même langage ; celui-ci dit seulement que Pascal était sans doute informé des plans du jeune roi, mais sans citer la moindre preuve à l'appui de cette supposition. — L'abbé Fleury, au lieu de suivre les autorités compétentes, a préféré, pour ac­cuser d'artifice l'un des papes qui s'en sont toujours montrés les moins capa­bles, suivre la version de Hermann de Tournay, auteur étranger aux événements, dont il parle en passant dans sa narration du rétablissement de l'abbaye de Saint-Martin, in Spicil., tom. XII, n. 83. Stentzel lui-même reconnaît l'inexacti­tude du récit de Hermann, tom. I, p. 600, note 44. Il n'y a rien de mieux dé­montré, daus cette affaire, que l'absence de toute initiative du pape. » Ces paro­les font honneur à la mémoire de M. de Montalembert et nous sommes heureux de les reproduire telles que nous les trouvons dans son oeuvre posthume. 1 Voir le texte latin dans la note précédente.

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p356   PONTIFICAT   DU   B.   PASCAL   II   (1099-1118).

 

que-là avait traîné les négociations en longueur, se trouva contraint de prendre un parti décisif. S'il eût franchi avec l'armée la fron­tière de Saxe et suivi l'expédition projetée par la vengeance impé­riale contre Thierry de Ketlembourg, il aurait partagé tout l'odieux de l'entreprise et se fût aliéné la sympathie des Saxons et des Bavarois. D'un autre côté, il savait que le pseudo-empereur son père tenait à le garder sans cesse à ses côtés pour mieux éclairer toutes ses démarches, et qu'il ne lui permettrait sous aucun pré­texte d'abandonner le camp. Pour un prince de vingt-trois ans 1, la situation était embarrassante. Il la trancha avec l'impétuosité de son âge, et le succès répondit à sa tentative aventureuse. « A son arrivée en Bavière, dit Ekkéard d'Urauge, les principaux con­jurés, le margrave Dietpold, neveu de l'infortuné Sigéhard, le comte Béranger, Otton de Habsberg, neveu lui-même de l'impéra­trice Berthe, et tous les autres princes du pays l'accueillirent avec enthousiasme. En leur présence, il abjura le schisme et fît profes­sion d'obéissance au pontife du siège apostolique. Ce serment lui valut l'alliance des princes du Norique, de l'Allémanie et de la France orientale (Franconie) 2. » Entouré de cette brillante no­blesse, « il jugea d'un excellent effet, optimum duxit, disent les Annales d'Hildesheim, d'aller célébrer la fête de Noël (25 décem­bre 1104) à Ratisbonne, théâtre du meurtre de Sigéhard. Dès le lendemain, il envoya des députés à Rome pour consulter le sei­gneur apostolique au sujet du serment jadis prêté à son père de ne jamais, contre son gré et sans son consentement exprès, se saisir du pouvoir3. Le pape, en apprenant la rupture qui venait d'éclater en­tre le père et le fils, conçut l'espoir que cet événement avait été ménagé par la Providence divine. II délégua en Germanie l'évêque de Constance Gébéhard, le chargeant de porter au jeune roi la bé­nédiction apostolique, de le relever du serment prêté à son père et de lui garantir l'absolution pour ce fait au jugement dernier,

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1    II était né en 1081.

2   Ekkeard. Uraug., Chronic.Patr. lat,., tom CLIV, col. 990.

3    Lors de son couronnement à Aix-la-Chapelle, le jour de l'Epiphanie, 6 jan­vier 1099, le jeune Henri avait prêté sur les Évangiles et les reliques des saints le serment solennel dont il est ici question.

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p357 CHAP.   II.   —   RUPTURE   DE  FRITZLAR   (IlO'l).                                                 

 

pourvu qu'il s'engageât à régner selon la justice et à mettre un terme aux malheurs de l'Église, depuis si longtemps désolée par les excès de Henri IV1.» Ce témoignage de l'annaliste saxon, auteur de la Chronique d'Hildesheim et contemporain des faits, ne laisse pas subsister un mot des insinuations calomnieuses dirigées postérieu­rement contre Pascal II par Hermann de Tournay. Non-seulement le pape n'avait point «artificieusement par ses lettres » préparé la rupture de Fritzlar, mais il ne fut instruit de l'événement que par la députation envoyée de Ratisbonne le lendemain de Noël. Non-seulement le pape n'était point en correspondance avec le jeune Henri, mais il ne voulut, même après l'ouverture des né­gociations, lui adresser directement aucune lettre. Il se contenta de transmettre ses instructions à Gébéhard de Constance, son lé­gat apostolique en Germanie. La conduite de Pascal II fut donc empreinte de l'esprit de haute sagesse, de réserve et de pru­dence, qui distingue toujours la papauté. Le pseudo-empereur lui-même fut bientôt forcé de lui rendre hommage.

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