DÉMOLITION DU VOMI DE RENAN
25. Une commission d'hellénistes, qui viendrait à se réunir pour examiner la nouvelle traduction des quelques lignes de saint Papias, n'y trouverait certainement pas un miracle de science ni d'exactitude, mais elle pourrait y rencontrer une interprétation des fameux Logia de Matthieu, assez phénoménale pour la dédommager de l'absence de tout autre prodige. «Logia, dit-on, signifie Recueil de Sentences, et ne signifie que cela.» Toute la thèse contre les Évangiles, et, par conséquent, toute la doctrine du rationalisme, contre la divinité de Jésus-Christ, s'appuie sur cette traduction d'un mot unique, dont l'importance, on le voit, est capitale. Si la traduction est fausse, les Évangiles sont des textes historiques, Jésus-Christ est Dieu. A vrai dire, on a risqué des chances trop considérables sur l'interprétation d'un seul mot. Jamais le plus frivole des anciens hérésiarques n'eût commis une pareille faute; il n'aurait pas consenti à courir si légèrement une telle fortune. La thèse valait donc la peine d'être plus solidement assise. Au point de vue de la controverse hostile, on a su quelquefois mieux faire, et se montrer plus redoutable. Mais enfin notre siècle aura donné sa mesure, dans la polémique antichrétienne. Cette mesure, elle est enregistrée dans l'Évangile rationaliste. Tant pis pour notre siècl! La postérité aura droit d'en rire, ainsi que le fait déjà la docte Allemagne, par l'organe de M. Ewald 1. C'est que le sens de
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1 « L'importance du livre intitulé : Vie de Jésus, dit M. Ewald, se réduit tellement, que je ne trouve pas d'intérêt à en signaler les erreurs particulières. L'auteur ignore l'histoire vraie du peuple d'Israël, pendant les deux mille ans qui ont précédé la venue de Jésus-Christ; et, bien que toutes les facilités lui aient été données d'apprécier cette histoire dans toutes ses parties, il n'a pas pris la peine d'en acquérir une connaissance suffisante, partielle ou totale. Cependant, il est impossible d'avoir une idée juste de Jésus- Christ, sans l'étude préalable de l'Ancien Testament, puisque le Messie est la fleur, il faut dire plus, le fruit par excellence de la végétation historique qui l'a précédé. » (Article de M. Ewald sur la Vie de Jésus, publié dans le Gôttinsgische gelehrie Anzeigen; 31 Stuck (Voir La Vie de Jésus et la Critique allemande, par M. Meignan, Vie. Gén. de Paris).
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la célèbre expression «Logia» n'est pas, le moins du monde, circonscrit dans la signification exclusivement grammaticale de: Recueil de Sentences. Sous la plume des auteurs apostoliques et de leurs successeurs immédiats, ce mot sert à désigner, tantôt l'Écriture Sainte dans son ensemble, tantôt le Nouveau Testament en particulier. Ainsi, saint Paul appelle l'Ancienne Loi: les Logia de Dieu 1. Ainsi, saint Irénée appelle les Evangiles: les Logia du Seigneur 2. Ainsi, Clément d'Alexandrie leur donne le nom de Logia de vérité 3, et désigne toute l'Écriture Sainte par le terme générique de Lôgion 4. Ainsi, Origène donne aux Evangiles le nom de Logia divins 5. Ainsi, saint Papias, lui-même, avait écrit trois livres intitulés: Exposition des Logia Evangiles du Seigneur. Comme pour prévenir l'équivoque où la philologie vient de tomber si lourdement; saint Papias, en parlant de l'Évangile de Marc, cet Evangile qui ne devrait, dans le système du moderne exégète, contenir que des anecdotes, ne fait aucune difficulté de le désigner sous le titre de logoi Kuriaxoi: Discours du Seigneur; en sorte que saint Papias donne à l'Évangile de Matthieu, ne renfermant, dit-on, que des sentences, exactement le même nom qu'à l'Évangile de Marc, ne renfermant, dit-on, que des anecdotes. Que deviennent, en présence de ces faits, la distinction capitale, inventée par le nouveau traducteur, et l'antithèse triomphante qui devait renverser la croyance au récit Évangélique, en ruinant par la base la foi à la divinité de Jésus-Christ? Que si le rationalisme désirait savoir pourquoi l'expression de Logia s'était élevée, dans le style des écrivains apostoliques, au niveau du terme, également consacré, d'Écritures, Clément d'Alexandrie lui apprendrait que le «Logos, le Verbe de Dieu, sorti des splendeurs du Père, plus radieux que le soleil, nous ayant manifesté la vérité sur l'essence divine,
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1 Rom., cap. m, 2. npwTOv jxèv yàp, ôti ÈTttffteûÔYjCTav Ta lôyia. toO Ôeoû.
2 'Paoïoupyoùvxeç Ta ),6Yia Kupîoy (Irenaei, Advers. hœres. Proœnv'um; Patrol. grœc, tom. Vil, col. 437). — 3. xà Xéyia ttî; à>>r]9£Îaç (Clem. Alexandria., Cohor- tatio ad Gentes, Patrol. grœc, tom. VIII, col. 224). — 4 Clément. Alex., Stromat., lib. II, cap. X; Palrol. grœc, tom. VUI, col. 984.
5. 'Ev Toïç ôeîoiç )>oYtotç (Origen., in Matih., vers. 19; Fragmentum ex Philoea- iiâ, Patrol. grœc, tom. XIII, col. 839j.
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par son enseignement et par ses miracles, est devenu pour nous la source de toute vie, de toute science et de toute lumière 1.» Dès lors, la révélation des Écritures dans son ensemble, et celle de l'Évangile en particulier, devait porter le nom de son auteur. Le Logos, le Verbe divin, nous a donné les Logia. Sans doute, cela ressemble beaucoup à l’in principio de Jean, fils de Zébédée: nous ne le nierons pas. Mais, s'il n'y a aucune analogie entre une telle doctrine et l’in principio du matérialisme, les apôtres et les docteurs de l'Église n'en sauraient être responsables.
26. Voici, dans son intégrité, le texte de saint Papias. Le nouvel exegète, suivant sa constante habitude en pareil cas, s'est bien gardé de le reproduire. Au livre IIIe de l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe, le XXXIXe et dernier Chapitre est intitulé: Ouvrages de Papias Exposition des Logia2. «Les livres de Papias, sont au nombre de cinq, dit Eusèbe; ils ont pour titre: (Évangiles) du Seigneur 3. Au début, l'auteur s'exprime ainsi: On me saura gré de transmettre l'enseignement que j'ai reçu des Anciens, dont j'ai soigneusement conservé la mémoire, et dont j'atteste la vérité. Je me suis toujours attaché, non pas, comme la multitude, aux maîtres qui parlent le plus, mais à ceux qui disent la vérité; non pas à ceux qui apportent des doctrines étrangères, mais à ceux qui transmettent l'enseignement proposé à notre foi par le Seigneur, et procédant ainsi de la Vérité même. Chaque fois qu'il m'est arrivé de rencontrer quelques disciples des Apôtres je m'informais avidement de ce qu'avaient enseigné leurs maîtres. Que disaient habituellement André, Pierre, Philippe, Thomas, Jacques, Jean, Matthieu? demandais-je. Que disaient Aristion et Jean l'Ancien, ces disciples de Jésus-Christ? Ainsi je parlais, estimant recueillir plus de fruit, de la parole de témoins encore survivants, que de la lecture des livres 4.» Si le traducteur rationaliste
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1. Clem. Alexandrin., Cohortatio ad Gentes, cap. X; Patrol. grœc, tom. VIII, col. 228.
2. Euseb., Hist. eccles., lib. III, cap. XXXIX. IlepiTwv Xlauta (7UYYpa|A(Aâ ."wv.
3. To-j 5a IlaTtta (TvyypâiiixaTa uÉvxe tôv àpiOjiôv çepeTat, S xaî èTziyéyça.'K-zai Aoyita^ Kvpiay.div 'E?r|Yr|'7£w:. (Ibid.)
4. OOx èxviQua) Se iroi xai ô<ja Ttoxà Ttapà twv TrpeffoUTspwv xa),w; iyiaôov xaî xaJw^
Texte intégra]do
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avait parcouru cet exorde de saint Papias, il se fût sans doute inquiété d'entendre un «homme grave,» «un homme de tradition,»; un témoin «de la première moitié du IIe siècle» identifier J.-C. avec la «Vérité même.» Heureusement pour sa bonne foi, le moderne exégète n'a pas lu cet exorde. Il paraît s'être borné uniquement à ce qui va suivre. «Papias, continue l'historien Eusèbe, enregistre, dans ses livres, quelques récits et quelques traditions, concernant Notre Seigneur, qu'il tenait d'Aristion et de Jean l'Ancien. Il me suffit de donner cette indication, pour ceux qui voudraient en faire une étude plus approfondie. Mais je crois utile de reproduire ici les paroles mêmes qu'il consacre à l'évangéliste saint Marc. — Jean l'Ancien rapportait, dit Papias, que Marc, interprète de Pierre, a exactement écrit tout ce qu'il tenait de ce dernier, et dont il gardait fidèlement la mémoire. De cette sorte, il n'a pu suivre l’ordre même dans lequel le Christ a parlé et agi; car il n'avait «ni entendu ni suivi le Seigneur, en qualité de disciple: mais, comme je l'ai dit, il accompagnait Pierre, lequel distribuait son enseignement selon l'utilité de l'auditoire, sans avoir le dessein de suivre l'ordre des Evangiles du Seigneur. Ainsi, Marc n'a failli en rien; il écrivait selon ses souvenirs, uniquement attentif à ne rien laisser échapper de ce qu'il avait entendu, et à n'y rien mêler de faux.» — Voilà ce que Papias rapporte de Marc. Au sujet de Matthieu, il s'exprime ainsi: — Matthieu a écrit les Evangiles du Seigneur en langue hébraïque. Chacun fut donc obligé de les interpréter, selon qu'il en était capable 1.» C'est-à-dire que les
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(«,VYi[i.6veu(7a, (juyxaxaTàÇai Taï; £pp.7iveiatç, ôtaêeêaioûiAr^o; ÛTOp ayxwv à>,-/i6£tav. Oâ yœp Toï; Ta -rcoilà ),£YOUctv iya.iç,Qv îùgtzzç) oî izollol, à.\\à toïç TàXriS^ Siôâaaoufftv oùôè Toïç -càii à),).OTpîaç £VTo),à; (xv(i[ioveuoy(>tv, à).Xà Tot; xà; Trapà toO Kviptoy t^ TitoTEi 8£5o[j.£vai;, «al ait' aÙT^i; irapayivofiÉva; rTji; à),-if)8£Îaç. 'Ei Ô£ îïou y.ai TcapYi/CO- loyôr,7.(j); ti; toîç TrpEdoUTÉpotç e/ôoi, toùç twv irpEffouTépcov âvâxptvov loyo-j^ • tî 'Av- Spéaç, r\ TÎ IIÉTpo; £t7T£V, y) ti <P0.nzTZOQ, -7] zl Owfiàç, y) 'làxwêoç • ^ tî 'Iwdcvv/);, 9^ MaTÔatoç, v) fiç ëfîpoç tûv toO Kupîou [AaôriTwv, â te 'ApiçTÎwv, xoi 6 îipEcrêÛTspoç 'IcoàvvY)!;, 01 Toù Kup(oy (xaôrjxal, léyavaiv. Où yàp Ta èx tûv Ylioliutw toctoOtov (u fa)cp£),£Ïv Û7t£X(X[i.6avov, O(jov Ta Ttapà ÇtôtTr,; çtov^ç xai [xsvoûtjric (Euseb., Hist.eccles,, lib. 111, cap. XXXIX; Patrol. grœc, toin. XX, col. 29G, 297).
1. Kai àXî.aç ôè tyj lôtcx ypacpîj uapaôiôùaciv Apio-TÎojvo; toù TTpôffOEV SôôriXtoixévou Ww Kwpîûu ^oyoïv SiTjyriffei;, xal toù TtpeaêyTipoy 'loàvvoy Tîapaôôo-et';, ècp' a; toùç
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fidèles, grecs et latins, auxquels la langue hébraïque était inconnue, durent recourir à des traductions, pour lire l'Évangile de saint Matthieu.
27. Le lecteur a sous les yeux le témoignage de saint Papias. Les Logia de Mathieu y sont corrélatifs aux Logoi de Marc; la distinction si tranchée, que l'on y signalait entre les deux Évangiles, n'y laisse pas même soupçonner sa trace. On se demande par quelle finesse d'intuition le nouvel exégète a pu conclure, des paroles de saint Papias, que «l'écrit de Marc était court et incomplet.» Rien, dans le texte précieux de l'évêque d'Hiérapolis, n'autorisait une pareille induction. Les prétendues Anecdotes de Marc et le Recueil des Sentences de Matthieu sont donc des inventions gratuites, dont saint Papias n'a jamais eu l'honneur, et dont la découverte repose sur un contre-sens tout moderne. Après cela, êtes-vous réellement autorisé à décerner à l’Évangile de saint Luc un brevet de nullité historique, en l'accusant de n'être qu'une compilation des Anecdotes de Marc et des Logia de Matthieu? Saint Jean n'est-il pas suffisamment justifié de n'avoir pas connu les fameux Logia, qui n'existèrent jamais que dans l’imagination abusée du récent exégète? Quoi! C’est là tout ce que vingt siècles de négations, de difficultés et de sophismes, rassemblés avec une infatigable persévérance, accumulés avec tout l'artifice de l'habileté moderne, ont pu produire de sérieux contre la divinité de Jésus-Christ! De bonne toi, avez-vous cru qu'une telle pierre, roulée à l'ouverture de ce tombeau, empêcherait un tel mort de ressusciter? Les Logia de Matthieu, comme les Logoi de Marc
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çt),oaa0£ï; àva7r£(x4'avT£î, àvay-z-aiwi; vùv T;f,oi70T^(7O[j.£v xatç 7vpo£XTc6£Îi7aiç a'JToO çwvaT; îrapâôoatv, % kzçX Màpxou toù t6 E-jayyÉXtov yEypaçÔTo; ex-réÛEiTat ôtà toOtojv • « Kaî
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sont l'Évangile de Jésus-Christ. Saint Papias a parlé comme l'Église parle depuis dix-huit siècles; il a confessé la foi de Jésus-Christ dans les tourments, comme saint Pierre, saint Paul et tous les martyrs, jusqu'aux missionnaires, qui arrosent aujourd'hui de leur sang les lointaines contrées de l'Océanie ou de l'Inde. Tout votre échafaudage s'écroule; il n'y a pas eu d'Évangile primitif, sur lequel on ait greffé une divinité légendaire et posthume. Le faisceau des quatre Évangiles canoniques demeure dans son inviolable majesté. Il nous est permis de redire aujourd'hui les paroles qu'Origène écrivait, en l'an 210. «Voici ce que la tradition m'apprend, dit ce grand docteur, au sujet des quatre Évangiles, seuls admis comme authentiques par l'Église de Dieu répandue dans tout l'univers. Le premier fut écrit par Matthieu, primitivement publicain, devenu plus tard apôtre de Jésus-Christ. Il le composa en hébreu, à l'usage des Juifs convertis à la foi. Le second est l'Évangile selon Marc; ce dernier le rédigea, selon qu'il l'entendait exposer par Pierre, dans ses prédications. Dans son Épître catholique, Pierre lui rend ce témoignage: L'Église de Babylone, et Marc, mon fils, vous envoient la salutation de paix. Le troisième Évangile, écrit par Luc, à l'usage des Gentils, est 1oué par saint Paul. Le quatrième Évangile est celui de Jean 1.»
FIN DE LA DÉMOLITION DU VOMI DE RENAN