St Grégoire de Tours et Fortunat 2-c

Darras tome 15 p. 95

 

   23. C'était donc uniquement de la cour de Constantinople que Radegonde  pouvait   obtenir  le  trésor  qu'elle  ambitionnait. La négociation prit un caractère officiel, et tout porte  à croire que Fortunat n'y fut point étranger. Il s'agissait d'abord d'intéresser le roi d'Austrasie, Sigebert, à la réussite du projet. Radegonde le lui recommanda dans une lettre dont le prêtre de Poitiers fut vraisemblablement le rédacteur, et qu'il dut porter lui-même à Metz. Nous n'avons plus cette lettre, mais nous savons que Radegonde y faisait appel à la piété du prince, à l'honneur de la patrie, à la gloire vraiment chrétienne qui rejaillirait sur la dynastie mérovingienne, si la croix de Jésus-Christ venait consa­crer sa domination sur les Francs 5. Elle le priait donc d'intervenir près de l'empereur Justin le Jeune, et d'appuyer la requête qu'elle se proposait de lui adresser. Fortunat, dans une de ses épîtres,

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1. Nous avons vu par l'exemple du roi d'Espagne, Cararic (Cf. ehap. précé­dent, n° 5), que la même coutume s'observait dans les Gaules, au tombeau de saint Martin. S. Greg. Magn., lib. IV, Epist. XXX; Patr. lai., t. LXXVII, col. 702.

2 S. Greg. Magn., ibid. — 5 Pro lotius patries salute et ejus regni stabilitaie. (Baudoniv., VU. S. liadeg., cap. xviu.)

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raconte en vers charmants les mésaventures d'un de ses voyages à Metz, probablement celui où il était porteur de ce message. La barque qu'il montait lui fut enlevée par le maître-queux (cocus) de Sigebert, et annexée à la flottille chargée des provisions de bouche destinées au palais. « Les sauces du cuisinier passent avant les droits du voyageur, dit plaisamment Fortunat, et la majesté du Codex s'incline devant celle de la marmite 1.» L'envoyé de Radegonde, demeuré sur le rivage sans aucun moyen de transport, fut tiré d'embarras par l'évêque de Metz, Villicus, et les comtes palatins Gogo et Pappulus, trop heureux de l'occasion de recueillir de la bouche du poète son plaisant récit. L'incident comique eut grand succès à la cour de Metz, et prépara le favorable accueil que Fortunat devait rencontrer près de Sigebert et de Brunehaut. Le couple royal s'associa de grand cœur à la pensée de Radegonde. Des lettres furent rédigées pour Justin le Jeune et l'impératrice So­phie, et bientôt des clercs envoyés par la pieuse recluse de Poitiers partirent pour l'Orient, chargés de présenter sa demande et de rapporter le gage si cher à son espérance. Fortunat ne fit point le voyage de Constantinople, sur lequel nous n'avons d'autre détail sinon qu'il réussit complètement. Justin et Sophie avaient intérêt à ménager l'alliance des princes francs, qui pouvaient au besoin devenir d'utiles auxiliaires contre les Lombards. Ils remi­rent aux envoyés de Radegonde un morceau considérable de la vraie croix 2, avec de riches présents, et d'autres reliques de plu-

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1.      Plus juscella coci, quam mea jura valent.

Nec lantum codex quantum se cucabus effert, Ut mea nec mihi sit participata ratis.

(Fortunat., Miscell., lib. XI, cap. x.) 2. 2. Cette précieuse relique existe eucore chez les dames de Sainte-Croix à Poitiers. Voici la description qu'en donne M. Edouard de Fleury : « Le reliquaire qui la renferme est une sorte d'émail bleu et jaune, qui en­cadre le bois et en dessine les contours. Le bois forme lui-même comme deux croix superposées. Sa longueur totale est de 55 millimètres, sa largeur de 8 environ. Les bras de la croix supérieure, qui est la plus petite, ont 23 millimètres d'envergure; ceux de la plus grande qui partagent le tronc vers le milieu, en ont 30. On nous a dit que l'épaisseur est de deux ligues. Le reliquaire est coutenu dans une petite boîte qui nous a paru d'argent. Fermée, cette petite boîte ressemblerait assez à un livre, mais sur le plat

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sieurs saints honorés en Orient, et un évangéliaire couvert d'or et de pierreries 1 (569). Ceci se passait quatre ans avant le sacre de Grégoire de Tours.

 

   24. Quand la nouvelle de la prochaine arrivée du précieux trésor se fut répandue dans les Gaules, un immense ébranlement eut lieu au sein des populations. Radegonde prépara tout pour la solennité : Sigebert et Brunehaut envoyèrent des ordres précis à l'évêque de Poitiers, Maroveus, afin que la magnificence de la cérémonie répondît à son objet. Le programme portait que le clergé, les ordres religieux, accompagnés des grands et du peuple, sortiraient de la ville pour aller recevoir la sainte relique, et l'escorter, au chant des psaumes et des hymnes sacrés, dans l'église du monastère. Mais au jour fixé, une déception inatten­due trompa l'attente générale. L'évêque Maroveus quitta brus­quement Poitiers, et, montant à cheval avec sa suite, il partit pour sa maison de campagne. Quel était le motif de cette con­duite étrange? Les chroniqueurs ne nous le disent point. Ils constatent seulement que Maroveus se montra fort défavorable à Radegonde, et la poursuivit d'une hostilité qui dura jusqu'à la mort de la pieuse reine. S'il était permis de hasarder une conjecture, nous inclinerions à croire que l'évêque de Poitiers aurait voulu transférer la vraie croix dans sa basilique, au lieu de la voir enrichir l'église du royal monastère. Quoi qu'il en soit, la désolation et le scandale furent grands parmi la foule des pèlerins, que l'annonce de la cérémonie avait réunis à Poi­tiers. On dépêcha immédiatement un courrier à Sigebert pour le prier de donner des ordres. « La bienheureuse Radegonde, dit l'hagiographe, eut en cette circonstance l'âme percée de douleur. Elle connaissait toutes les intrigues, les discours malveillants, les judaïques insinuations de ses ennemis. Mais elle jugeait inutile de

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elle s'ouvre à deux battants pour laisser voir la relique qui en occupe le milieu C'est de cette manière qu'elle est appliquée tout ouverte sur le verre de la châsse, n (E. de Fleury, Ilisl. de sainte Radegonde, pag. 391.)

lBaudomv., Vit. S. Iludeg., lib. II, cap. xvm ; S. Grcg. Tur., Hist. Franc, lib. IX, cap. xl.

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les relever. Moi-même je ne les rapporterai pas; Dieu connaît les siens : Dominus novit qui sunt ejus. La croix fut reportée à Tours, et la royale recluse eut recours à ses armes ordinaires, le jeûne, la prière, les larmes, les veilles saintes. Quelques semaines après, le comte Justinus, envoyé par Sigebert, ordonnait au métropoli­tain de Tours, saint Euphrone, de procéder à la translation de la vraie croix dans le monastère de Poitiers 1.» Maroveus s'abstint encore de paraître ; mais la cérémonie n'en fut pas moins triom­phale. Un immense cortège de nobles, de clercs, de religieux, por­tant des cierges allumés et des vases remplis de parfums, chantait ces vers de Fortunat : « Il s'avance, l'étendard du grand roi ! La croix rayonne sur notre terre ; à ce gibet fut attachée la chair du Créateur de toute chair. Arbre d'honneur et de lumière, empour­pré du sang divin, élu pour porter le fruit de vie et toucher ses membres augustes ; balance céleste, heureux les bras qui ont pesé la rançon de l'univers.2 ! » Cet hymne du Vexilla Regis, qui retentis­sait alors pour la première fois dans les rues de Poitiers, est devenu l'un des plus beaux chants de la liturgie de Rome et du monde entier. Les clercs en alternaient les strophes avec celles du Pange, lingua, gloriosi prœlium certaminis 3, également composé pour la circonstance par Fortunat. Des larmes de dévotion et de joie coulaient de tous les yeux. « Sur le passage de la sainte relique, des aveugles, des sourds, des boiteux furent guéris, et leurs accla­mations de reconnaissance se mêlèrent à la psalmodie sainte 4. » Arrivé à l'église du monastère, Euphrone remit entre les mains de Radegonde la châsse, ornée de pierreries et d'or, que l'empereur Justin le Jeune lui avait destinée (19 septembre 5G9). Le précieux reliquaire devint dès lors une des richesses sacrées de la Gaule. Les pèlerins affluaient du tombeau de Martin au monastère de Poitiers, qui prit dès lors le titre de Sainte-Croix. On voulait em­porter un souvenir de ce trésor; Fortunat 5 disposa en forme

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1. Bnudoniv., Vit. S. Radeg., lib. H, cap. xix. — 2. Fortunat., hymn. Vexilla Régis; iliscellan., lib. II, cap. vil. — 3 Fortuuat., Pange, lingua; Miscell., 1. II, cap. n. — 4 Baudoniv., Vit. S. Radeg., lib. II, cap. xix. — B Fortunat., Mis­cell., lib. Il, cap. iv, v et vi.

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de croix grecque, de la dimension exacte du bois sacré, des acros­tiches que nous avons encore, chefs-d'œuvre de difficulté vaincue, où la croix, peinte aux yeux, parlait elle-même à ses adorateurs. En même temps, Radegonde adressait de nouveau un message à Constantinople pour remercier le couple impérial. Ce fut encore Fortunat qui se fit l'interprète de sa reconnaissance. II célébrait l'ortho­doxie de Justin, « digne de commander au monde, disait-il, parce qu'il suit l'enseignement dogmatique de la chaire de Pierre 1. » Il comparait la piété de Sophie à celle de l'impératrice Hélène. Il félicitait les deux époux, dont le nom se faisait bénir, avec la croix du Sauveur, « dans les régions où le soleil se couche sur le Celte, le Breton et le Germain. »

 

23.   Sigebert  et  Brunehaut  n'assistèrent  point  aux  fêtes  de Poitiers ; mais l'influence pacifique de la croix de Jésus-Christ s'exerça sur eux à distance. Elle fit tomber de leurs mains l'épée qu'ils avaient déjà levée contre le meurtrier de Galsuinthe, Ghilpéric, et son indigne épouse Frédégonde. Le roi Gontran voulut être l'intermédiaire de la paix, qui fut scellée dans une assemblée nationale [Malbergum) à Andlau (569 2). « Les cités de Bordeaux, Limoges, Cahors et du Béarn, sur lesquelles avait été constitué le douaire (morgen gabe, morganegiba 3) de l'infortunée Galsuinthe, devaient être remises, à titre de compensation (wehr-geld),  aux mains de sa sœur Bruechaut. » Mais Chilpéric ne fut pas long­temps fidèle àce traité. En 573, ses troupes commandées par Clovis, le plus jeune des trois fils qu'il avait eus d'Audovera sa première femme 4, s'emparèrent de Tours et de Poitiers, et rava­gèrent toute la province de l'Aquitaine alors soumise à Sigebert. Celui-ci accourut à la tête de ses leudes, et, poursuivant Chilpéric

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Quant merito Romœ, Romanoque irnperat orbi, Qui sequilur quod ait dogma cathedra Pétri!

(Kortunat., Ad Justin, et Soph., tom. cit., col. 431.)

2. Cf. Aug. Thierry, Récits des temps mc'roving., 2e récit. — 3 Creg. Tur., Hist. Franc, lib. IX, cap. XX; Patr. lat., tom. LXXI, col. 499.

4. Chilpéric avait eu d'Audovera trois fils : Mérovée, Théodebert et Clovis, dont nous verrons successivement la fin tragique.

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jusqu'à Chartres, le força d'accepter la paix. Mais les Austrasiens eurent à peine regagné leur territoire, que le perfide époux de Fré-dégonde investissait la ville de Reims, pendant que son fils aîné Théodebert, avec une autre armée, ravageait les villes de la Loire (574). L'indignation de Sigebert, à cette nouvelle, fut au comble, et Brunehaut n'eut pas de peine à lui faire jurer de ne plus traiter avec l'époux de Frédégonde. Sigebert fit appel aux Francs orien­taux et aux peuples d'outre-Rhin, leur promettant le pillage et des établissements dans les meilleures terres à conquérir. Pendant qu'à la tête de ces formidables auxiliaires il poursuivait Chilpéric jusqu'à Tournay, ses deux lieutenants Godégésile et Gontran Boson, chargés de punir les dévastations de Théodebert, livrèrent bataille à ce prince sous les murs d'Angoulême, taillèrent son armée en pièces et le tuèrent lui-même. La cause de Chilpéric semblait perdue. Enfermé à Tournai, sans autres défenseurs qu'une poignée de leudes découragés, il songeait à entamer de nouvelles négociations avec son frère. Celui-ci, de son côté, se faisait procla­mer roi de Neustrie à Vitriacum (Vitry), près de Douai, et sa femme Brunehaut entrait triomphalement à Paris (575).

 

   26. Saint Germain, qui en était alors évêque, intervint avec l'autorité de son âge et de ses vertus 1, pour empêcher une lutte fratricide, et épargner aux peuples de la Neustrie les hor­reurs d'une guerre d'extermination. « Au moment du départ de l'armée, dit M. Augustin Thierry, lorsque Sigebert s'était mis en route, escorté de ses cavaliers d'élite, tous régulièrement armés de boucliers peints et de lances à banderoles, un homme pâle, en habits sacerdotaux, parut au-devant de lui ; c'était l'évêque Ger­main qui venait de s'arracher à son lit de souffrance pour faire une dernière et solennelle tentative. « Roi Sigebert, dit-il, si tu pars sans intention de mettre à mort ton frère, tu reviendras vivant et victorieux. Mais si tu as une autre pensée, tu mourras; car le Sei­gneur a dit par la bouche de Salomon : « La fosse que tu prépares pour ton frère sera celle où tu tomberas toi-mêmei. » Le roi ne fut

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1 Cf. tom. XIV de cette Histoire, pag. 600 et suiv. — 2 Proverb,, xxvi, 27; Greg. Tur., Hist. Franc, lib. IV, cap. lu; tom. cit., col. 315.

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nullement troublé de cette allocution inattendue ; son parti était pris, et il se croyait sûr de la victoire 1. » Déjà saint Germain avait adressé dans le même sens à la reine Brunehaut une lettre que nous avons encore, et qui est un monument de noble indépendance et de franchise épiscopale. « A la dame très-clémente, très-précellente et très-pieuse fille dans le Christ de la sainte Église, la reine Brunichildis, Germain pécheur. — A l'époque où les chrétiens étaient en petit nombre, ils vivaient entre eux dans la paix, par la protec­tion de Dieu ; et les apôtres pouvaient dire que « leur temps était supportable, leurs jours des jours de salut2. » Maintenant au con­traire, nous n'avons plus sous les yeux que des scènes de deuil, des événements funestes ; en sorte qu'au milieu des gémissements et des pleurs nous nous écrions : « Les jours de la tribulation sont venus ; nous touchons à l'heure de notre perte. Malheur à nous parce que nous avons péché 3 ! » L'amertume qui remplit mon cœur aggrave le poids de mes infirmités ; sans cela, je n'eusse pas manqué, comme c'était mon devoir, de me présenter en personne devant votre piété. Si vous me permettez de le dire, je puis assu­rer que nul ne porte plus haut que moi le sentiment de dilection chrétienne qui me fait chérir en vous ce que Dieu veut que nous y aimions, la foi, la piété, la charité. Répéterai-je les bruits qui courent dans le public? Ils me consternent, et je voudrais pouvoir les dérober à la connaissance de votre piété. On dit que c'est par vos conseils et vos instigations que le très-glorieux roi Sigebert s'acharne obstinément à la ruine de ce pays. Si je rapporte de semblables propos, ce n'est pas que j'y ajoute foi, c'est afin de vous supplier de ne fournir aucun prétexte à de si graves imputa­tions. Quoique déjà, depuis longtemps, ce pays soit loin d'être heureux, nous ne désespérons pas encore de la miséricorde divine qui peut arrêter le bras de la vengeance, pourvu que ceux qui gouvernent ne se laissent pas dominer par des pensées de meurtre, par la cupidité, source de tout mal, et par la colère qui fait perdre

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1 Aug. Thierry, 2e récit, pag. 326. — 2 Ecce nunc tempus acceptabile, ecce nunc dies salutis. (II Cor., vi, 2.) — * Vas nabis quia peccavimus. (Thren., v, 16.)

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le sens. « Malheur à l'homme par qui vient le scandale ! » disait le Seigneur la veille de sa passion. Cette parole, je l'ai répétée à tous ceux qui auraient dû la comprendre ; j'ai fait appel à leur conscience, je les ai avertis de ne pas attirer sur leur tête la con­damnation de Judas. Dieu le sait, et cela me suffit ; j'ai souhaité de mourir pour que leur vie fût prolongée, j'ai souhaité de mourir avant eux, afin de ne point voir leur ruine et celle de mon pays. Mais ils ne se lassent pas d'être en querelle et en guerre, cha­cun rejetant la faute sur l'autre, n'ayant nul souci du jugement de Dieu, et ne voulant rien laisser à la décision de la toute-puis­sance divine. Comme aucun d'eux ne daigne m'écouter, c'est à vous que j'adresse mes instances; car si, grâces à leurs discordes, le royaume tourne à sa perte, il n'y aura pas là un grand triomphe pour vous ni pour vos enfants. Que ce pays ait à se féliciter de vous avoir reçue ! Montrez que vous y venez pour le sauver et non pour le perdre; calmez la colère du roi. En lui persuadant d'attendre avec patience le jugement de Dieu, vous ferez tombera néant les mauvais propos du peuple. C'est avec tristesse que je vous écris ces choses ; car je sais comment tombent rois et na­tions, à force d'offenser Dieu. «Quiconque espère en la puissance de son bras sera confondu et n'obtiendra point la victoire 1, » dit l'Écriture. Quiconque se repose avec confiance sur la multitude de ses hommes d'armes, loin d'être à l'abri du danger, tombera en péril de mort: quiconque s'enorgueillit de ses richesses en or et en argent subira l'opprobre et la désolation, avant que son avarice soit satisfaite. C'est une victoire sans honneur que de vaincre son frère, d'humilier des membres de sa propre famille, et de ruiner la propriété fondée par nos ancêtres. En se battant l'un contre l'autre, c'est contre eux-mêmes qu'ils combattent; chacun d'eux travaille à détruire son propre bonheur. L'ennemi qui les re­garde, et qui approche, se réjouit en voyant qu'ils se perdent. Nous lisons que la reine Esther fut l'instrument de Dieu pour le sa­lut de tout un peuple : faites de même éclater votre prudence et la

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1 Jerem., xvii, 5.

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sincérité de votre foi, en détournant le seigneur roi Sigebert d'une entreprise condamnée par la loi divine, et en faisant que le peuple jouisse du bien de la paix, jusqu'à ce que le Juge éternel prononce dans sa justice. L'homme qui mettrait de côté l'affection frater­nelle, qui mépriserait les paroles d'une épouse, qui refuserait de se rendre à la vérité, cet homme, tous les prophètes élèvent la voix contre lui, tous les apôtres le maudissent, et Dieu lui-même le jugerait dans sa toute-puissance. Maintenant il ne me reste qu'à supplier votre piété de daigner accueillir votre serviteur notre diacre Gondulf, chargé de vous porter ma lettre. Prêtez l'oreille aux paroles qu'il vous adressera de ma part. En comblant mes vœux, vous tra­vaillerez à votre gloire et à votre salut. Je prie et supplie votre piété de vouloir bien me transmettre un rescrit favorable 1. »

 

   28. Nous ne savons si Brunehaut daigna répondre à la lettre prophétique du vénérable vieillard. Ce qui est certain, c'est qu'elle n'en tint aucun compte. Sur le lit de douleur ou il attendait sa mort prochaine, Germain ne cessa de prier pour sa malheureuse patrie. « Il était alors, dit Fortunat, presque octogénaire. Le jour précis où il devait émigrer pour le ciel lui fut miraculeusement révélé. Il ordonna à son notarius de tracer en gros caractères, sur la paroi qui faisait face à son lit, ces mots : « V des calendes de juin. » Les assistants ne comprirent point d'abord quelle était sa pensée, en voulant avoir ainsi d'une manière permanente cette date sous les yeux. Mais la mort de l'homme de Dieu, survenue exacte­ment le v des calendes de juin (28 mai 57G), donna à tous l'ex­plication de l'énigme 2. » — « Ses funérailles, dit Grégoire de Tours, furent accompagnées d'un miracle qui attesta hautement sa sainteté. Au moment ou le cortège passait devant la prison pu­blique, comme les captifs mêlaient de l'intérieur leurs acclama­tions à celles du peuple, le cercueil devint tout à coup si lourd que les porteurs ne pouvaient avancer. Les prisonniers furent mis en liberté, et le corps du bienheureux se laissa de nouveau transporter

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1 S. German. Paris., Epist. adBrunichild.; Pair, lat., tom. LXXll, col. 78.

2. Fortunat., Vit. S. German. Paris., cap. Lrxvm.

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facilement 1. » Saint Germain avait fondé à Paris, avec la munifi­cence de Childebert, le monastère si fameux dans nos annales de Saint-Germain-des-Prés 2. Dans un diplôme que nous avons encore, il adjure les rois et les évêques qui devaient se succéder sur le trône de France et sur le siège de Paris, de respecter les privilèges de ce royal établissement, destiné à perpétuer la charité pour les pauvres et la piété envers Dieu qui animaient l'auguste bienfaiteur3. Un monument de la plus haute importance, au point de vue liturgique, immortalise encore le nom de saint Germain. Ce sont deux lettres qui nous ont été conservées sous le titre : Fxpositio brevis antiquœ liturgiœ gallicanœ 4. La première renferme une description complète des cérémonies observées dans la célébration de la messe solennelle. L'ordre y est le même que celui du Sacramenlaire de saint Gélase. La particularité la plus singulière est celle qui désigne le symbole sous le nom inusité aujourd'hui de Trecanum. Les conjectures les plus diverses ont été essayées par les érudits, à propos de ce vocable. A notre tour, nous proposerions d'expliquer le Trecanum du VIer siècle par la Confessio Trecassina du texte de la Vie de saint Loup 5, et de voir dans cette désigna­tion du symbole la formule de foi dont l'usage était devenu géné­ral dans les Gaules après le concile de Troyes, qui précéda la mission de saint Germain d'Auxerre et de saint Loup contre les semi-pélagiens de la Grande-Bretagne. La seconde lettre liturgique de saint Germain de Paris renferme des notions intéressantes sur les ornements sacrés dont usaient l'évêque et le diacre. Elle men-

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1 Greg. Tur., Hist. Franc, lib. V, cap. vin.

2.  Du temps de saint Germain et de Childebert, ce monastère était dédié sous le double vocable de Sainte-Croix et de Saint-Vincent, parce qu'on avait réuni en une seule basilique les deux oratoires de ce nom. Après son expé­dition en Espagne, Childebert avait rapporté de Tolède une magniflque croix d'or enrichie de pierreries pour laquelle il fit construire la nouvelle église.

3 Scilicet cogitans quia qui ista temporalia reservaret metenda, sibi mullo ma­jora a Deo itli attribuerentur, si ob ejus gloriam ecclesias et templa fundaret et egentium inopiam sustentaret. [Privileg. monast. S. Gertn.; Pair, lat., tom. cit., col. 8t.)

4. Patr. lat., tom. cit., col. 90 et seq. Cf. Hist. lillér. de France, tom. III, pag. 313 et suiv. — 5 Cf. tom. XII de cette Histoire, pag. S40 et 544.

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p105 CHAr. II. — SAINT GRÉGOIRE DE TOURS ET FORTUNAT.  

 

tionne l'aube, le manipule, l'étole, la chasuble, le pallium, et en développe le symbolisme mystique. Ces fragments, échappés au naufrage des siècles et parvenus jusqu'à nous, attestent suffisam­ment le zèle du grand évêque pour les splendeurs du culte reli­gieux. Fortunat, qui en avait été témoin, écrivait au clergé de Paris des vers enthousiastes. « Vous êtes, disait-il, le génie, la gloire, l'honneur de l'Église. Les divines poésies de David, distri­buées en un ordre régulier, retentissent sous les voûtes de la basi­lique. Ici l'ordre sacerdotal, là les phalanges des lévites ; ici la vieillesse avec sa couronne de cheveux blancs, là les clercs ornés de leurs blanches tuniques. On dirait les lis mêlés aux roses pour former le cercle d'honneur de notre Dieu. Au centre apparaît dans sa majesté le pontife Germain, le père des lévites, le modèle des prêtres, nouvel Aaron, dont les vertus brillent de plus d'éclat que les diamants qui étincellent sur son vêtement d'or 1. »

© Robert Hivon 2014     twitter: @hivonphilo     skype: robert.hivon  Facebook et Google+: Robert Hivon