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CHAPITRE XXI.
Ne sachant point distinguer Dieu de ses dons, les païens auraient dû au moins se contenter de diviniser la Vertu et la Félicité.
Ce n'est point la vérité, mais la vanité qui a fait ces déesses ; car toutes ces choses sont des dons de Dieu, et non point elles‑mêmes des divinités. Toutefois, là où se trouvent la vertu et la félicité, qu'est‑il besoin d'autre chose? Et quelle chose pourrait satisfaire celui que ne satisfont pas la vertu et la félicité? La vertu ne renferme‑t‑elle pas tout ce qu'il faut faire, et la félicité, tout ce qu'on peut désirer? Si c'était pour obtenir ces choses qu'on suppliait Jupiter, car l'étendue et la durée de l'empire, si ce sont des biens, se rapportent nécessairement à la félicité, pourquoi n'a‑t‑on pas compris qu'elles sont, non pas Dieu, mais des dons de Dieu? Si l'on veut absolument qu'elles soient des divinités, au moins ne devait‑on pas leur en adjoindre une si grande multitude. Parcourez toutes les fonctions des dieux et des déesses, tout ce que l'imagination leur a bien voulu attribuer, et dites-moi quel bien l'un de ces dieux pourra procurer encore à celui qui possède la vertu et la félicité. Quelle science demander à Mercure ou à Minerve, la vertu ayant tout avec elle? L'art
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de bien vivre en droiture et justice, c'est la vertu même, d'après la définition des anciens; c'est même pour cela à ce qu'il paraît, que le mot arétè qui chez les Grecs signifie vertu, a été reproduit chez les Latins dans le mot ars qui signifie art. Mais si la vertu ne pouvait être que l'apanage des hommes intelligents, pourquoi demander au vieux Catius (qui calos et acutos facit) la finesse et l'habileté, puisqu'on les a par la félicité? En effet, naître avec un esprit heureux, c'est félicité. Si l'enfant ne pouvait, avant sa naissance, invoquer la déesse Félicité pour en obtenir ce bien précieux, au moins les parents pouvaient, par leur ferveur, obtenir une lignée intelligente. A quoi servirait aux femmes en couche d'invoquer Lucine, puisqu'avec le secours de la Félicité, elles pouvaient obtenir une heureuse délivrance et les plus heureuses qualités pour leurs enfants? Pourquoi recommander à Ops l'enfant qui paraît à la lumière, à Vaticanus celui qui vagit au berceau, à Cunina celui qui repose, à Rumina celui qui prend le sein, à Statilinus celui qui commencé à se tenir sur ses jambe, à Adéona et Abéona l'enfant qui s'approche ou qui s'éloigne; pourquoi demander à Mens de leur donner un bon jugement, à Volumnus et Volumna une bonne volonté ; pourquoi demander aux dieux des noces le bonheur du mariage, aux dieux de la campagne, et surtout à la déesse Fructère, des fruits abondants, à Mars et Bellone le succès dans la guerre, la victoire à la déesse de ce nom, à Honos l'honneur, à Pecunia la richesse, à Esculanus et Argentinus son fils, la monnaie de cuivre ou d'argent; Argentinus est appelé fils d'Esculanus (PLINE, 1. XXXIII, ch. III), parce que, dit‑on, la monnaie de cuivre a précédé celle d'argent. A ce compte, on devrait le faire aussi père d'Aurinus, parce que la monnaie d'or n'est venue que plus tard; si l'on avait inventé ce dieu, on ne manquerait pas de le préférer à son père Argentinus et à son aïeul Esculanus, comme on a fait pour Jupiter par rapport à Saturne. Pour tous ces biens de l'âme ou du corps, ou même tout à fait extérieurs, qu'était‑il besoin d'inventer et d'honorer une si grande multitude de dieux. Je ne les ai pas tous nommés assurément; et eux‑mêmes, avec tout leur zèle, n'ont pu, pour chaque bien de la vie, pour chaque objet, pour tous les détails, trouver un dieu particulier, spécial. Combien il eût été plus facile, par un heureux résumé, de confier tout à la Félicité; elle suffisait à procurer tous les biens et à éloigner tous les maux. On n'avait plus besoin de Fessonia pour guérir la fatigue, de Pellonia pour repousser les ennemis; un malade n'était plus obligé d'invoquer Apollon ou Esculape ou tous les deux à la fois en cas de
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grave danger. On ne pensait plus à Spiniensis pour arracher les épines dans les champs, à Rubigo pour qu'elle épargnât les moissons, il suffisait de la présence et des secours de la Félicité pour qu'il ne survînt aucun mal, ou tout au moins, pour qu’on en fût promptement délivré. Enfin, puisque nous parlons de ces deux déesses la Vertu et la Félicité, si cette dernière est le prix de la première, elle n'est donc pas une déesse, mais un don de Dieu. Si elle est déesse, pourquoi ne dit‑on pas aussi qu'elle confère la vertu même, puisque la possession de la vertu est aussi une grande félicité?
CHAPITRE XXII.
De la science d'honorer les dieux que Varron se vante d'avoir enseignée aux Romains.
Que veut donc Varron. quand il se vante, comme d'un signalé service rendu à ses concitoyens, de leur avoir appris, non‑seulement, quels dieux il faut honorer, mais encore, quel culte il faut rendre à chacun? « De même, dit‑il, qu'il ne sert à rien de savoir le nom et de connaître la personne d'un médecin, si l'on ne sait qu'il est médecin; de même, il n'y a aucun avantage à savoir qu'Esculape est dieu, si l'on ne sait qu'il veille à la santé, ignorant ainsi quelles choses on peut lui demander. ” Il exprime la même idée dans une autre comparaison. « Non‑seulement, dit‑il , on ne peut vivre confortablement, mais même on ne peut nullement vivre, si on ignore qui est artisan, boulanger, couvreur, à qui il faut s'adresser pour les objets indispensables, et de qui on obtiendra secours dans ses besoins, conseil dans ses incertitudes; ainsi bien évidemment, la connaissance des dieux nous procure tous ses avantages, quand elle va jusqu'à nous faire savoir quelles sont la puissance et la fonction de chacun d'eux. Par là, nous savons à qui nous adresser, qui implorer en chaque circonstance; et il ne nous arrivera pas, comme aux comiques sur le théâtre, de demander du vin aux Nymphes et de l'eau à Bacchus. » Grands avantages assurément ! Qui ne serait reconnaissant envers ce maître, si son enseignement était la vérité, s'il nous faisait connaître le vrai Dieu, qui seul peut donner tous les biens, qui seul a droit à notre culte !
CHAPITRE XXIII.
De la Félicité que les Romains, adorateurs de tant de dieux, avaient cependant laissée dans l'oubli, bien que seule elle pût tenir lieu de tous les autres.
1. Mais comment se fait‑il, si leurs livres sont
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vrais, leur culte légitime, si la Félicité est déesse enfin, qu'on n'ait pas pensé à l'adorer elle seule, puisqu'elle suffit à tout donner et à rendre heureux? Qui, en effet, a d'autres désirs que ceux du bonheur? Pourquoi si tard, et après l'oubli d'une infinité de grands personnages, Lucullus est‑il le premier qui ait pensé à élever un temple à une si auguste déesse (1)? Pourquoi Romulus désireux d'assurer la prospérité de la ville qu'il bâtissait, n'a‑t‑il point le premier construit cet édifice? Il pouvait se passer des autres dieux et il n'avait plus besoin de rien, en s'assurant les faveurs de cette divinité ; aussi bien sans elle, lui‑même n'eût pu devenir roi et même dieu plus tard. Pourquoi tant de protecteurs à Rome, Janus, Jupiter, Mars, Picus, Tibernius, Faune, Hercule et les autres? Pourquoi T. Tatius a‑t‑il introduit encore Saturne, Ops, le Soleil, la Lune, Vulcain, la Lumière et le reste, Cloacine même, et non la Félicité? Pourquoi Numa, toujours sans elle, en a‑t‑il admis un grand nombre d'autres encore? Peut‑être lui a‑t‑elle échappé dans la foule. Hostilius n'aurait point eu besoin d'apaiser la Peur et la Pâleur, nouvelles divinités qu'il introduisait, s'il avait eu pour lui la Félicité; en effet, par le puissant secours de cette déesse, la peur et la pâleur auraient été mises en fuite, sans qu'on eût besoin d'obtenir leur départ par l'oblation des sacrifices.
2. Enfin, comment se fait‑il, que déjà l'empire romain avait multiplié ses conquêtes, avant qu'on n'eût invoqué encore la Félicité? Ne serait‑ce point l'indice que cet empire était plutôt grand qu'heureux? En effet, comment aurait‑il eu le vrai bonheur n'ayant pas la vraie piété? Car, la piété est le culte du seul vrai Dieu et non pas celui de toutes ces fausses divinités, de tous ces démons. Mais, quand la Félicité eut enfin des autels, ne vit‑on pas les horreurs des guerres civiles? Etait‑ce que la Félicité voulait aussi faire voir son indignation pour le long oubli dans lequel on l'avait laissé; considérant, non comme un honneur, mais comme une injure d'être invoquée si tard, et associée à Priape, à Cloacine, à la Peur, à la Pâleur et à la Fièvre, dont le culte sacrilége n'était qu'un crime de plus pour ceux qui le rendaient.
3. Enfin, si après tant de dieux indignes, on rougissait d'avoir négligé une si noble déesse, pourquoi ne pas lui rendre un culte supérieur? Pourquoi ne pas la ranger parmi les dieux Consentes, qui composent le conseil de Jupiter, ou du moins, parmi les dieux choisis (2) ? Pourquoi ne pas lui élever un temple magnifique,
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(1) Ce fut l'an 666, d'autres disent 680 de Rome, que Lucullus éleva un temple à la Félicité, en reconnaissance des succès qu'il avait obtenus dans ses guerres contre Mithridate et contre Tigrane.
(2) Les Consentes (abréviation de consentientes) étaient les douze dieux admis aux conseils de Jupiter, voici leurs noms : Jupiter, Junon, Vesta, Minerve, Céres, Diane, Vénus, Mars, Mercure, Neptune, Vulcain, Apollon. Les dieux choisis étaient au nombre de huit; c'étaient ‑ Saturne, Pluton, Bacchus, l'Amour, le Destin, Cybèle, Proserpine, Amphytrite. Ces derniers, tout en étant du nombre des grands dieux, n'avaient pas le droit absolu de siéger aux délibérations de l'Olympe.
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sur quelque point élevé pour marquer ainsi son excellence? Pourquoi même, ne pas la préférer à Jupiter? N'est‑ce pas à elle que Jupiter est redevable du sceptre de l'Olympe, si, toutefois, ce sceptre l'a rendu heureux; car, après tout, le bonheur est encore préférable à l'empire. En effet, chacun sait qu'on trouvera facilement des gens qui ne voudraient pas être rois, mais on n'en trouvera point qui ne veuillent être heureux. Consultez donc les dieux, soit par les augures, soit de toute autre manière, comme vous jugerez bon; demandez‑leur s'ils ne consentiraient pas à céder la place à la Félicité, le jour où vous voudriez élever à cette déesse, un temple plus vaste et plus magnifique dans un lieu déjà occupé par d'autres sanctuaires et d'autres autels? Mais Jupiter, lui‑même, céderait sa colline du Capitole, pour que le sommet en fût habité par l'auguste déesse ! Personne, en effet, ne peut résister à la Félicité, qu'en refusant d'être heureux, ce qui ne peut se rencontrer. Jupiter interrogé, se garderait donc bien de répondre par un refus, semblable à celui que lui ont fait éprouver à lui-même, Mars, Terminus et Juventas, qui n'ont jamais voulu céder la place à leur supérieur, à leur roi. Les légendes rapportent, en effet , que le roi Tarquin voulant bâtir le temple du Capitole, et voyant que l'emplacement qui lui semblait le meilleur et le plus convenable, était déjà en la possession d'autres dieux, eut scrupule de rien faire qui pût leur déplaire. Il imagina de consulter par la voix des augures, les dieux nombreux établis sur la colline, pour savoir s'ils consentiraient bien à céder leur place à Jupiter; ce que tous firent volontiers, à l'exception des trois que j'ai déjà nommés, Mars, Terminus et Juventas. Aussi les laissa‑t‑on dans le temple, mais sous des symboles si peu sensibles, que les savants eux‑mêmes pouvaient à peine les y découvrir. Jupiter ne rendrait donc pas à la Félicité le refus outrageant qu'il a reçu de Mars, Terminus et Juventas; ceux‑ci même qui ont résisté à Jupiter, céderaient à la Félicité qui leur a donné Jupiter pour roi; ou s'ils ne le faisaient pas, ce ne serait point par mépris pour cette déesse, mais parce qu'ils aimeraient mieux l'obscurité dans le temple de la Félicité, que l'éclat dans leurs propres demeures.
4. La Félicité ainsi établie en haut lieu et d'une manière splendide, les citoyens sauraient à qui ils doivent s'adresser pour voir accomplir tous leurs vœux; ainsi, conduits par la nature même des choses, ils en viendraient à abandonner la multitude des dieux, pour adorer seulement la Félicité, ne fréquenter que son temple, n'adresser qu'à elle ces vœux de bonheur, que personne ne peut s'empêcher de former. C'est elle
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enfin qu'on demanderait à elle‑même, après l'avoir demandée à tous; car quelle chose a‑t‑on jamais demandé à aucun dieu, sinon la félicité, ou ce quon croyait s'y rapporter? Si donc la Félicité peut choisir l'hôte qu'elle daignera visiter, (et elle le peut si elle est déesse), qu'y a-t‑il de plus insensé que de la demander à d'autres dieux, quand on peut s'adresser à elle‑même? On devait donc par honneur lui accorder la place la plus honorable. Ainsi lisons‑nous, (PLINE, liv. 11, chap. LII; OVID., Fast., VI) que les anciens Romains avaient déféré un culte plus distingué que celui de Jupiter même, à un Summanus, le maître des foudres de la nuit, comme Jupiter l'est de celles du jour. Mais quand Jupiter eut enfin obtenu ce temple magnifique, cet éclat de la splendide demeure attira tellement la foule, qu'à peine, aujourd'hui, trouve‑t‑on quelqu’un qui se souvienne d'avoir non pas même entendu prononcer le nomde Summanus, mais seulement de l'avoir lu quelque part. Mais si la félicité est un don de Dieu, comme elle l'est en effet, et non pas déesse, cherchons ce Dieu qui peut la donner, et laissons cette funeste multitude de faux dieux, qu'honore la foule des insensés, transformant en divinités les dons du vrai Dieu, et refusant, par une orgueilleuse obstination, de se soumettre à l'auteur de ces dons. Celui‑là donc ne peut manquer d'être malheureux, qui honore la félicité comme une déesse, et méprise le Dieu qui la peut donner; de même qu'il est dévoré de la faim celui qui s'obstine à promener sa langue sur l'image du pain, au lieu d'adresser une demande à son frère qui possède un pain véritable.
CHAPITRE XXIV.
Comment les païens se défendent d'adorer comme dieux les dons mêmes de Dieu.
Examinons maintenant ce qu'allèguent nos adversaires. Peut‑on croire, disent‑ils, que nos ancêtres aient été assez insensés pour ne pas s'apercevoir que toutes ces choses étaient des dons de Dieu, et non pas des dieux? Seulement, sachant que tous ces biens ne pouvaient venir que d'un dieu, et ne connaissant pas le nom qui lui était propre, ils le désignaient au moyen du mot même qui signifiaient ses bienfaits, soit par dérivation, comme Bellone de bellum, Cunina de cuna. Ségétia de segetes, Pomone de poma, Bubona de boves, ou même sans aucun changement; ainsi, Pécunia, la déesse qui donne l'argent, sans croire pour cela que l'argent lui‑même, pecunia, dût recevoir le culte divin; ainsi Vertu, la déesse de la vertu, Honneur celle de l'honneur, Concorde, Victoire, les déesses qui
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donnent ces biens. De même, quand on nomme la déesse appelée Félicité, on n'entend point cette félicité qui est communiquée, mais la divinité de qui elle vient.
CHAPITRE XXV.
Du Dieu unique qu'il faut adorer; si on ignore son nom, du moins on sait bien que c'est lui qui donne la félicité.
J'admets ces idées, et j'espère qu'elles me fourniront le moyen de convaincre plus facilement ceux dont le cœur n'est pas tout à fait endurci. L'infirmité humaine a déjà reconnu que la félicité ne peut venir que de Dieu, la même vérité a été comprise par ceux qui adoraient une multitude de dieux, parmi lesquels Jupiter; mais comme ils ne connaissaient pas le nom de ce Dieu qui donne la félicité, ils l'ont appelé du nom même de son bienfait, preuve évidente qu'ils ne croyaient pas pouvoir attribuer la félicité à Jupiter, qu'ils adoraient déjà, mais à cet autre Dieu, qu'ils ont voulu désigner sous le nom du bienfait. Puis donc qu'ils croyaient que la félicité est le don de ce Dieu qu'ils ignoraient, qu'on le cherche, ce Dieu, qu'on l'adore, et il suffit. Repoussons dès lors le bruyant essaim de ces innombrables démons; que celui‑là ne se contente pas de ce Dieu unique, qui ne sera pas satisfait de son bienfait; oui, qu'il cherche un objet à son culte en dehors du Dieu véritable, d'où vient la félicité, celui à qui ne suffit point le don même de la félicité; mais celui qui s'en contente, (et qui pourrait désirer quelque chose au delà?) ne peut servir qu'un seul Dieu, celui qui donne la félicité. Ce n'est point celui qu'on nomme Jupiter. Car, si on croyait que Jupiter donne la félicité, on n'en chercherait point quelqu'autre pour la donner et prendre d'elle le nom qui la désigne. Jupiter lui‑même ne recevrait pas un culte si injurieux; car c'est bien lui qu'on fait corrupteur adultère des épouses, et ravisseur d'un enfant (HOMÈRE, Illiad., liv. XX), dont la beauté enflamme ses convoitises impudiques.
CHAPITRE XXVI.
Des jeux du théâtre que les dieux ont voulu faire célébrer en leur honneur.
«Ces fictions d'Homère, dit Cicéron (Tusc., 1, 1), ont abaissé les dieux jusqu'aux misères de l'humanité; mieux eût valu élever l'homme jusqu'aux vertus des dieux. » Cest avec raison que déplaisaient à cet homme sérieux ces criminelles imaginations du poète; mais pourquoi aussi les jeux du théâtre, où l'on débite, où l'on chante, où l'on représente ces turpitudes, sont‑ils célébrés en l'honneur des dieux? Pourquoi les sages les
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rangent‑ils parmi les choses divines? Ce n'est pas contre les fictions des poètes, mais contre les institutions des ancêtres, que Cicéron doit ici réclamer. Mais ceux‑ci ne pourraient‑ils pas s'écrier à leur tour: En quoi sommes‑nous coupables ? Les dieux ont voulu qu'on leur rendît ces honneurs, ils les ont exigés avec rigueur; ils ont fait les plus terribles menaces contre leur omission. Et de vrai, si par hasard on y a négligé quelque chose, ils s'en sont vengés d'une manière épouvantable; et quand les omissions ont été réparées, ils ont bien voulu redevenir propices. Le fait suivant prouvera en même temps et leur puissance et leur merveilleuse intervention. Un paysan romain, Titus Latinius, père de famille, fut averti en songe de se rendre au sénat, pour dire qu'il fallait recommencer les jeux, parce que, au premier jour de leur célébration, un scélérat conduit au supplice, en présence du peuple réuni pour la solennité, avait troublé par la tristesse de son sort le plaisir que les dieux cherchent sans doute dans ces jeux publics. Après avoir reçu cet ordre, le paysan n'osa point l'exécuter; la nuit suivante, on le lui réitéra avec sévérité; il n'obéit point, et son fils mourut. La troisième nuit, même apparition avec menaces des plus grands maux, s'il hésitait encore; malgré tout, il n'osa point. C'est pourquoi il fut frappé d'une maladie horrible et infiniment douloureuse; alors seulement, poussé par ses amis, il avertit le magistrat, on l'apporta au sénat dans une litière, il raconta sa vision, et aussitôt, rendu à la santé, il put s'en retourner à pied dans sa maison. Le sénat, tout stupéfait de ce prodige, fit recommencer les jeux, en y consacrant une somme quatre fois plus forte. Quel homme de sens ne voit que ces malheureux, soumis à la domination tyrannique des démons, dont la grâce de Dieu peut seule nous délivrer par Jésus‑Christ Notre‑Seigneur (Rom., vii, 25), ont été contraints d'offrir à leurs dieux ces spectacles que la droite raison pouvait faire trouver infâmes? C'étaient bien les crimes divins, célébrés par la poésie, qu'on représentait dans ces jeux, répétés sur la demande des dieux et par l'ordre du sénat. Dans ces spectacles, d'infâmes histrions représentent, célèbrent, apaisent Jupiter, le corrupteur de la vertu; si ces crimes sont pure fiction, il devrait être courroucé; si vous croyez qu'il puisse trouver du plaisir à voir représenter ses crimes imaginaires, n'est‑il pas évident que l'honorer n'est autre chose que subir l'esclavage du démon? Et c'est lui qui aurait donné aux Romains de fonder, d'agrandir et de conserver leur empire! lui plus méprisable que le dernier des Romains, qui au-
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rait assez d'honneur encore pour ne pas se plaire à ces turpitudes ! Il donnerait la félicité, lui dont le culte est si malheureux, et dont plus malheureux encore serait le courroux que pourrait lui inspirer un refus.
CHAPITRE XXVII.
Des trois genres de dieux dont a traité le pontife Scévola.
On a dit que le savant pontife Scévola (1) parle de trois sortes de dieux, introduits, les uns par les poëtes, les autres par les philosophes, les derniers enfin par les politiques. (Voy. plus loin, liv. VI, ch. V.) La première catégorie n'est pas sérieuse, tout y est fable indécente; la seconde ne saurait convenir aux nations, parce qu'on y trouve beaucoup de choses superflues, quelquefois même dangereuses; le superflu n'est pas un grand inconvénient, car les jurisconsultes eux‑mêmes ont admis la maxime, que le superflu ne saurait préjudicier. Mais alors, quelles choses peuvent donc être regardées comme dangereuses? C'est de dire que « Castor, Pollux, Esculape, Hercule ne sont rien; les philosophes, en effet, n'hésitent point à dire que c'étaient de simples mortels, et qu'ils ont subi le sort commun. Qu'est‑ce à dire, sinon que les cités ne possèdent pas la réalité dans les vains simulacres des dieux, que le vrai Dieu n'a ni sexe, ni âge, ni membres corporels? » Voilà ce que le pontife ne veut pas laisser dire aux populations; car, pour lui, il sait bien à quoi s'en tenir. Il croit donc qu'il importe au bien public que le peuple soit trompé en fait de religion. Varron dit la même chose dans ses écrits sur les dieux; belle religion et capable de donner secours à la pauvre humanité! Quand elle cherche la vérité comme remède à ses maux, il faut croire qu'il lui est avantageux d'être trompée. Nous trouvons également les motifs qui poussent Scévola à rejeter les dieux des poètes: « C'est que les dieux sont tellement rabaissés, qu'ils ne peuvent même plus être comparés à l'honnête homme le plus vulgaire. L'un est voleur, l'autre adultère; tels autres n'ont que paroles ineptes ou indécentes; trois déesses se disputent le prix de la beauté, les deux qui sont vaincues par Vénus s'en vengent par la ruine de Troie. Jupiter se change en cygne ou en taureau pour jouir des femmes; une déesse épouse un mortel; Saturne dévore ses enfants; rien d'étrange enfin, ou de criminel que les poètes n'attribuent aux dieux, si éloigné qu'il puisse être de leur nature. » 0 grand pontife Scé-
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(1) C'est celui que Cicéron appelle Jurisperitorum eloquentissimus et eloquentium jurisperitissimus (de Orat., lib. I.)
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vola, abolis ces jeux, si tu le peux; détourne les peuples de rendre aux dieux de ces honneurs où on apprend à admirer leurs crimes, et à les imiter dans la mesure du possible. Si les peuples répondent qu'ils ont reçu ces usages des pontifes eux‑mêmes, supplie les dieux de ne plus exiger ce culte que vous avez introduit sur leur demande. Si tout cela est mauvais et complétement indigne de la majesté des dieux, quelle injure ne leur fait‑on pas par ces fictions déshonorantes! Mais ils ne t'écoutent pas; démons corrupteurs, ils se complaisent dans le mal, non-seulement ils ne se tiennent point pour déshonorés par ces fictions infâmes, mais ils s'indignent si elles ne sont l'ornement de leurs plus belles solennités. En appellerez‑vous à Jupiter enfin, à lui le plus souvent mis en jeu dans ces représentations immondes? Vous en faites le roi des dieux, le maître, le souverain du monde, mais ne voyez‑vous pas que vous lui faites la plus grave injure, en le confondant dans votre culte avec cette multitude de ses sujets?
CHAPITRE XXVIII.
Si le culte des dieux a facilité aux Romains la formation et l'extension de leur empire.
Non, ils n'ont pu agrandir ni conserver l'empire romain, ces dieux conciliés ou plutôt accusés par des honneurs tels, que la triste vérité en serait moins odieuse que la complaisance en de si horribles fictions. S'ils avaient eu, en effet, la puissance qu'on leur prête, ils l'eussent exercée de préférence en faveur des Grecs, qui ont toujours été plus grands et plus dignes dans ces choses divines, les jeux et représentations du théâtre. Ils n'ont point prétendu se protéger eux‑mêmes contre ces attaques poétiques permises à l'égard des dieux, les hommes aussi y sont demeurés sujets puis ils n'ont point taxé d'infamie les acteurs, au contraire, ils les ont crus dignes des plus grands honneurs. De même que les Romains ont pu avoir la monnaie d'or sans invoquer Aurinus; ainsi pouvaient‑ils avoir celle d'argent ou de cuivre sans Argentinus ou son père Esculanus, et ainsi du reste, que je ne prendrai pas la peine d'énumérer. De même aussi, ils pouvaient obtenir l'empire, non pas assurément sans l'aide du Dieu véritable, mais sans aucun culte, aucune connaissance de ces faux dieux; connaissant le seul vrai Dieu et le servant avec une foi sincère et des mœurs pures, ils auraient eu plus facilement ici‑bas leur empire avec tous ses accroissements, et en tout cas, quoi qu'il en eût été de leur domination terrestre, ils se fussent assuré le royaume éternel dans l'autre vie.
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CHAPITRE XXIX.
De la fausseté du présage qui semblait promettre aux Romains la force et la durée de leur empire.
Examinons le présage si vanté qu'on a voulu tirer du fait cité un peu plus haut, Mars, Terminus et Juventas refusant de céder à Jupiter. Cela signifiait, dit‑on, que les fils de Mars, les Romains, ne céderaient à personne les contrées qu'ils auraient occupées, que personne ne pourrait déplacer les bornes de leur empire, et que la jeunesse romaine ne céderait jamais à une autre. Laissons aux Romains le soin de concilier avec le respect dû au maître de leurs dieux et au protecteur de leur empire, ces présages qui le représentent comme un adversaire auquel il est beau de ne pas céder. Que si cela est, on n'a rien à craindre aujourd'hui, on peut bien dire qu'ils ne voudront pas céder au Christ, ces dieux qui ont refusé de céder à Jupiter; ils pouvaient cependant bien, sans dommage pour les frontières romaines, céder à ce divin maître et leurs temples et surtout les cœurs convertis à la foi. Mais avant la naissance du Christ, avant la publication des livres d'où nous avons tiré tout cela, postérieurement toutefois à la manifestation du présage sous Tarquin, on a pu voir les armées romaines battues, mises en fuite, accuser la fausseté de la promesse que faisait Juventas en tenant ferme contre Jupiter. On avait vu les fils de Mars domptés par les Gaulois, leur pays avait été envahi, Rome elle‑même avait été témoin du désastre; on avait vu les frontières romaines se resserrer par la soumission d'un grand nombre de cités à Annibal. Ainsi disparaissait l'éclat du présage, il ne restait plus que la rebellion contre Jupiter, rebellion de démons, non de dieux. Et plus tard, ces frontières n'ont-elles pas changé en Orient, par la volonté d'Adrien? Trois provinces célèbres, Arménie, Mésopotamie, Assyrie, furent cédées aux Perses; Terminus, le protecteur de ces frontières, dont la résistance à Jupiter avait donné de si belles assurances, fit bien voir qu'il avait plus de respect pour la volonté de l'empereur que pour celle du roi de l'Olympe; car autre chose encore est de ne pas quitter le poste, autre chose d'y rentrer. Plus tard encore, quand ces provinces eurent été recouvrées, n'avons‑nous pas vu, tout récemment, Terminus reculer encore? Julien, si respectueux pour les oracles, avait, dans un excès de confiance, ordonné de brûler les vaisseaux qui portaient les provisions;
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bientôt l'armée fut réduite aux dernières extrémités, l'empereur avait reçu le coup mortel ; de toutes parts l'ennemi pressait si fort les légions éperdues, qu'il n'y avait plus aucun espoir de salut, sans la conclusion de ce traité qui changea encore une fois les limites de l'empire, pour les établir là où elles sont encore, avec moins de pertes toutefois qu'aux jours d'Adrien. C'est donc un vain présage que celui tiré de la résistance de Terminus à Jupiter, puisque depuis il a dû céder devant la volonté d'Adrien, la témérité de Julien et l'impérieuse nécessité de Jovien. Les plus graves et les plus sages des Romains l'ont fort bien remarqué, mais ils furent impuissants contre les usages d'une cité enchaînée aux superstitions diaboliques; aussi bien, tout en comprenant la vanité de ces observances, ils croyaient eux‑mêmes pouvoir rendre à la nature, placée sous la conduite du vrai Dieu, le culte dû à lui seul, « servant, dit l'Apôtre, la créature au lieu du Créateur qui est béni dans les siècles. » (Rom., 1, 25.) Il était nécessaire que le vrai Dieu vînt à notre aide, et nous envoyât ces apôtres saints, ces hommes vraiment pieux qui donneraient leur vie pour la vraie religion, et nous délivreraient ainsi des vaines superstitions.