Darras tome 23 p. 225
p225 CHAP. III- Pierre l’Ermite.
I. Pierre l'Ermite.
« En ce temps (1093), dit Guillaume de Tyr, un prêtre, nommé Pierre, surnommé l'Ermite, et qui l'était de nom et de fait, né dans le royaume des Francs au diocèse d’ Amiens 1, entreprit par dévotion fervente et pour avoir le bonheur de prier sur le tombeau du Christ le pèlerinage de Jérusalem. Il était petit de taille et d'apparence vulgaire. Mais le feu de son regard et l'éloquence de sa parole décelaient la vivacité de son génie. Arrivé à la ville sainte, il dut comme tous les pèlerins acquitter le tribut que les Turcs exigeaient de chaque chrétien pour lui permettre de franchir la porte. II reçut l'hospitalité chez un fidèle qui avait lui-même eu l'honneur de souffrir pour le nom de Jésus-Christ, et qui lui raconta toutes les persécutions exercées par les infidèles 2. Un ducat d'or (200 fr. de notre monnaie) était exigé de chaque pèlerin à l'entrée de la ville. Or, sur le parcours à franchir avant d'atteindre le terme de leur voyage, les caravanes étaient d'avance attaquées et dépouilées par les Turcs, en sorte que n'ayant plus absolument rien à l'arrivée, des milliers de pèlerins, nus et sans vivres, mouraient sous les ardeurs du soleil. Les chrétiens indigènes, malgré tous les efforts de leur charité, ne suffisaient point, je ne dis pas à les nourrir, c'était impossible, mais à leur donner la sépulture. Quant aux rares étrangers qui pouvaient payer le tribut et entrer à Jérusalem, leur présence dans la ville sainte devenait un nouveau sujet de terreur pour
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1.Cf. t. XXII de cette Histoire, p. 521. Le nom de famille de Pierre l'Ermite était Petrus de Acheriis, Pierre d'Achères (Orderic. Vital. (Hist. ecclês. lib. V1I1, cap. 4 ; Patr. lat. t. CLXXXVIII, col. 657). Il avait été, nous l'avons dit, le précepteur et le compagnon d'armes de Godefroi de Bouillon. Marié à Béatrix de Roussy, dont il eut deux enfants qui seraient suivant la tradition les ancêtres de la famille noble connue dans l'histoire sous le nom de l’Hermite, il se fit prêtre et vécut dans une solitude du diocèse de Liège jusqu'à son premier pèlerinage pour la Terre-Sainte. Cf. Vion ; Pierre l’Hermite ei les Croisades.
2. Guillelm. Tyr. Historia rentra Transmarinarum, lib. I, cap. xi ; Patr. lat. t. CCI, col. 227.
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les habitants chrétiens. S'ils n'étaient point suffisamment escortés dans leur visite aux stations saintes, les infidèles les attaquaient violemment, leur crachaient au visage et les bâtonnaient jusqu'à ce que mort s'ensuivît. Il y avait pourtant dans l'enceinte de la ville un monastère entretenu par la cité italienne d'Amalfi, sous le vocable de Sainte-Marie des Latins, avec un hospice, xenodochium, fondé jadis par saint Jean-l'Aumônier. L'abbé et ses religieux se dévouaient pour assister et recueillir les pèlerins, mais leurs efforts et leur zèle étaient insuffisants, car sur mille étrangers à peine un seul pouvait se passer de leur assistance. La situation des chrétiens indigènes n'était pas meilleure. La mort planait à chaque instant sur leur tête ; quand on ne les tuait pas, on les réduisait à une servitude plus cruelle que la mort même. Pour comble de misère, les églises qu'ils entretenaient ou réparaient à grands frais étaient perpétuellement envahies par les infidèles. Ceux-ci choisissaient le moment où l'on célébrait le saint-sacrifice, ils entraient l'épée nue à la main, frappant à droite et à gauche, renversant le calice et les vases sacrés, les foulant aux pieds, s'asseyant sur l'autel, brisant les marbres du sanctuaire et chargeant de coups les officiants. Un jour, ils traînèrent par les cheveux et la barbe le vénérable Siméon qui était alors patriarche, lui heurtant la tête sur le pavé, et le jetèrent dans un cachot où il resta jusqu'à ce que son peuple l'eût racheté au poids de l'or 1. » — «Un exemple entre mille, ajoute le chroniqueur, donnera l'idée de la situation faite aux malheureux chrétiens de Jérusalem. Un musulman fanatique qui avait juré l'extermination des adorateurs du Christ vint une nuit jeter le cadavre d'un chien mort à la porte de la principale mosquée 2. Cette profanation de leur sanctuaire le plus vénéré souleva chez les infidèles une rage indescriptible. Ce sont les chré-
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1. Guillelm. Tyr. Historia rerum Transmarinarum, lib. J, cap. x, Pntr. lut., t. CCI, col. 272.
2 Mosquée dite d'Omar bâtie l'an 68 de l'hégire (688 après J.-C.) par Abd-el-Mélik-Ibn-Mérouan, dixième calife, sur l'emplacement du temple de Salomon. Après la Kaaba de la Mecque, c'est le sanctuaire le plus en vénération chez les Musulmans. (Cf. M. de Vogué, Eglises de la Terre-Sainte, p. 278.)
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tiens qui ont commis ce sacrilége? s'écrièrent-ils. —La mort des chrétiens fut aussitôt résolue. Saisis par la foule furieuse, on les réunit dans la grande place, et déjà les soldats s'avançaient pour les égorger en masse, lorsqu'un adolescent à l'âme héroïque dit à ses compagnons : Mes frères, rappelez-vous la parole de l'Évangile : « Il convient qu'un seul subisse la mort pour son peuple et sauve ainsi la nation entière. » Laissez-moi me dévouer pour le salut de tous. Je vous prie seulement de conserver de moi un pieux souvenir et de reporter sur les miens votre reconnaissance. Ayant ainsi parlé, il se dirigea vers le gouverneur musulman, se déclara seul coupable et affirma l'innocence de tous les autres. Les juges ayant entendu sa déposition lui firent trancher la tête et remirent en liberté les chrétiens. Depuis ce glorieux martyre, le dimanche des Rameaux à la procession solennelle, parmi les palmes que portent les chrétiens de Jérusalem, la branche d'olivier qui symbolise le Sauveur est toujours tenue par un des membres de la famille de l'illustre victime1. »
2. « Pierre l'Ermite, continue le chroniqueur, se fit raconter par son hôte cette longue série d'attentats depuis leur origine. Quant à la persécution présente, il put de ses yeux en constater la violence. Chaque jour il visitait les églises désolées et voyait dans les rues les avanies que les malheureux chrétiens avaient à subir. Il entra dès lors en relations suivies avec le vénérable patriarche, et au moyen d'un interprète fidèle, ils eurent ensemble de nombreuses conférences2. Le patriarche apprécia bientôt l'expérience et la rare capacité de l'ermite. Un jour que les récits de Siméon avaient été plus particulièrement attendrissants, Pierre fondit en larmes et s'écria : « Ne
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1.Guillelm. Tyr. lib. I, cap. v, col. 218. Cet épisode dramatisé par le génie poétique du Tasse fait le sujet du second chant de la Jérusalem délivrée.
2. Per fidelem interpretem mutuis sunt confabulationibus recréati. (Guillelm. Tyr. 1. 1, c. ii, col. 227.) Pierre l'Ermite ne savait pas le grec que parlait le patriarche Siméon, et celui-ci ne comprenait pas le latin. Dès lors la nécessité d'un interprète. Les croisades allaient bientôt multiplier sur tous les points de l'Orient l'intervention des polyglottes. Le mot arabe drogman, qui signifie interprète, devint ainsi l'étymologie de notre substantif truchement.
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saurions-nous trouver quelque voie de salut, et mettre un terme à de si affreux malheurs ? — Pierre, répondit l'humble pontife, nos péchés ont jusqu'ici sans doute fermé pour nous la main miséricordieuse du Seigneur. Mais si les nations européennes, puissantes et fortes, voulaient nous prêter un fraternel concours ; si à l'appui de leurs prières près de Jésus notre Dieu elles joignaient une intervention active en notre faveur ; nos calamités auraient promptement pris fin. L'empire grec plus rapproché de nous par les liens du sang, de la religion et du voisinage, malgré les richesses dont il dispose ne saurait nous venir en aide. A peine tient-il encore debout ; et dans ces dernières années, comme votre fraternité a pu s'en convaincre, les Musulmans l'ont réduit de plus de moitié. — Pierre réfléchit quelque temps en silence, puis il dit au patriarche : Si l'église romaine, si les princes d'Occident étaient exactement renseignés sur votre situation ; s'ils savaient les malheurs inouïs qui vous accablent , n'en doutez pas, père saint, ils s'empresseraient de vous secourir. Ecrivez donc au seigneur pape et à l'église romaine, aux rois et princes d'Occident, des lettres que vous revêtirez de votre sceau patriarcal. Moi, pour le remède de mon âme, je suis résolu à les faire connaître dans toute l'Europe, je n'épargnerai ni peines ni fatigues, je parcourrai toutes les provinces, j'attesterai l'immensité de vos douleurs, j'inviterai tous les chrétiens à s'armer pour votre délivrance. — Cette proposition fut agréée par le patriarche et tous ses fidèles ; ils rendirent grâces à Dieu du dévouement qu'il inspirait à son serviteur et préparèrent une adresse pour les chrétientés d'Occident1. »
3. Ni Guillaume de Tyr ni aucun autre historien contemporain des croisades n'a reproduit la circulaire du patriarche de Jérusalem. Le seul texte qui nous en soit parvenu fut inséré au commencement du livre quatrième de l’Historia gestorum Francorum, écrite au XVIe siècle par Paul Emile de Vérone. On ne saurait donc en constater rigoureusement l'authenticité. Tel qu'il est cependant, et en tenant compte des retouches que Paul Emile a pu lui faire subir, il
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1 Guillelm. Tyr. lib. I, cap. n, col. 228.
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ne manque pas de vraisemblance historique. La lettre était adressée « au très-bienheureux pape Urbain pontife de l'église romaine, à tous les princes très-magnifiques, très-pieux, de l'illustre race du très-magnifique seigneur et grand empereur Charlemagne, ainsi qu'à tous les catholiques orthodoxes du monde entier. « Elle s'exprimait ainsi : « Nous habitons la ville sainte, la patrie du Sauveur. Ce que le Christ notre Dieu n'a souffert qu'une fois dans les derniers moments de sa vie terrestre, nous le souffrons tous les jours. A chaque heure on nous insulte, on nous frappe, on nous dépouille. Pas un jour ne s'écoule sans que l'un d'entre nous ne subisse le supplice de la flagellation, n'ait la tête tranchée par le cimeterre, ou ne meure en croix. Si nous ne considérions comme un crime de laisser sans adorateurs et sans prêtres une terre consacrée par la naissance, la mort, la résurrection et l'ascension du Sauveur, depuis longtemps nous aurions quitté ce sol arrosé de tant de larmes et de sang. Mais le soldat qui déserte le champ de bataille tant qu'il reste un ennemi à combattre, est un lâche ; aussi longtemps qu'on leur offrira ici la perspective du martyre, les chrétiens y demeureront afin d'avoir l'honneur de mourir pour Jésus-Christ. Cependant nos malheurs sont dignes de compassion. La puissance des Turcs grandit de jour en jour ; nos forces diminuent et nos calamités augmentent. Exaltée par le succès, l'audace des Turcs ne connaît plus de bornes ; leur ambition se promet d'envahir le monde entier. Plus cruels et plus redoutables que ne furent jamais les Sarrasins, leurs projets sont mieux combinés, leurs entreprises plus hardies, leurs efforts plus persévérants, leur tactique militaire plus savante. Quelle chrétienté dans tout l'univers pourra se promettre un lendemain lorsque Jérusalem, la patrie de Jésus-Christ, la sentinelle de la religion, sera assiégée, prise, vaincue, réduite en cendres par les infidèles ? Quand toutes les églises de la chrétienté auront été successivement anéanties, que sera le monde chrétien ? Seigneur pape et très-saint père, et vous rois, princes, ducs et grands de l'Europe, vous tous chrétiens de nom et de cœur, nous implorons humblement votre appui, votre pitié, votre foi, votre religion. Entendez le mugissement de la tempête qui vous menace, vous et vos enfants.
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Afin de détourner la foudre qui tomberait bientôt sur vos têtes, défendez les malheureux qui luttent pour vous à l'avant-garde. Le Fils de Dieu dont vous aurez délivré la patrie terrestre conservera ici-bas vos royaumes temporels et vous accordera dans la vie à venir une éternelle félicité 1. »
4. « Quelque temps avant de quitter Jérusalem, continue Guillaume de Tyr, Pierre l'Ermite préoccupé de la mission qu'il allait, entreprendre multipliait ses stations aux lieux saints. Il recourait à la miséricorde divine, sur cette terre où le Dieu de toute miséricorde avait versé son sang pour la rédemption du monde. Une nuit, comme il était en prière dans l'Église de la Résurrection 2, épuisé de fatigues et de veilles, il s'étendit sur le pavé et s'endormit. Durant son sommeil, Jésus-Christ Notre-Seigneur lui apparut et se tenant debout devant lui dans toute la splendeur de sa majesté divine : « Pierre, dit-il, lève-toi et poursuis intrépidement ta mission ; je serai avec loi. Le temps est venu où les lieux saints seront purifiés et où je secourrai mes serviteurs. » Pierre s'éveilla à ces mots, plein de courage et de force parce qu'il avait vu le Seigneur. Dès lors sa résolution d'affronter tous les périls fut inébranlable. Il prit en hâte ses dernières dispositions. Après les prières solennelles du départ faites à la manière accoutumée, prenant congé du patriarche, il reçut la bénédiction et se dirigea sur Antioche3. Là un navire marchand mettait à la voile pour l'Apulie, il s'y embarqua ; la navigation fut heureuse et il vint prendre terre à Bari4. » Dans le partage récemment fait entre les deux fils de Robert Guiscard, Roger et Boémond, Bari était échu à ce dernier 5. Les reliques de saint Nicolas solennellement reconnues par Urbain II et transférées dans
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1 Paul. Emit. Gest, Francor. lib. IV. Cf. Michaud. Bibl. des Croisades, 1. I, p. 446.
2. Ecclesiam dominiez Resurrectionis. C'est l'église du saint Sépulcre. Cf. M. de Vogué, Églises de Terre-Sainte, p. 151.
3. Guillaume de Tyr n'indique pas le lieu où s'embarqua Pierre l'Ermite. Ce détail nous est fourni par Bernard le Trésorier, un autre historien des croisades.
4.Guillelm. Tyr. lib. I, cap. m, col. 279.
5. Cf. chap. précédent, n° 33.
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p231 CHAP. III. — PIERRE L'ERMITE.
la nouvelle église dédiée à l'illustre évêque de Myre1 y attiraient une foule immense de pèlerins. Ce fut là que Pierre l'Ermite commença, selon l'expression d'Albéric d'Aix, « à prêcher par sa parole et à prouver par son exemple la nécessité pour tout chrétien de faire le chemin de la croix qui conduisait à Jérusalem 2. » L'archevêque Elie et le duc Boémond accueillirent l'un et l'autre avec vénération le prédicateur de la croisade. «Pierre l'Ermite les quitta pour se rendre à Rome, reprend Guillaume de Tyr. Il y trouva le seigneur pape Urbain, lui remit la lettre du patriarche, lui exposa la misère des chrétiens de Jérusalem, les abominations commises dans les lieux saints par les races infidèles, et accomplit cette première partie de sa mission avec autant de fidélité que de prudence 3. »
5. La date précise de l'arrivée de Pierre l'Ermite à Rome n'est pas indiquée par Guillaume de Tyr, mais on peut la restituer, à quelques mois près, grâce au contexte de l'annaliste et à l'examen simultané des faits synchroniques. « Le seigneur pape Urbain II, dit Guillaume de Tyr, était alors obligé pour se soustraire à la persécution de l'empereur excommunié Henri IV et aux violences de la faction Wibertiste de vivre caché à Rome, sous la garde de pieux fidèles qui lui offraient un asile dans leurs demeures soigneusement fortifiées, et sa vie n'était en sûreté nulle part4. « Ce détail coïncide avec les récits analogues de Geoffroi abbé de Vendôme et de Lambert évêque d'Arras, durant leur séjour près du pape Urbain II en l'an 1094 5. Or, comme d'une part Geoffroi de Vendôme nous a appris que vers les fêtes de Pâques de cette année (9 avril) le pontife rentra en possession du palais de Latran 6 ; comme d'autre part on avait coutume alors d'interrompre la navigation pendant l'hiver, il y a tout lieu de croire que Pierre l'Ermite dut arriver à Rome vers
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1. Ibid. no 36.
2. Hujus viae constantiam primum ad hortatus est in Beru regione, factus prxdicator in omni admonitione et sermone. (Alberic. Aquens. Bistoria fJierosolymitanx expeditionis. Patr. !at., t. CLXVI. col. 389.)
3.Guillelm. Tyr. lib. I, cap. m, col. 229.
4. Ibid. cap. nu, col. 230.
5.Cf. chap. précédent, no" 80 et 82.
6.Ibid. n« 80.
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p232 PONTIFICAT DU B. URBAIN II (2e PÉRIODE 1094-1096).
la fin de l'automne de l'an 1093, peu de jours après. Urbain II qui n'y était rentré lui-même qu'au mois de novembre. «Le seigneur pape, continue Guillaume de Tyr, oubliant ses propres malheurs, versa des larmes sur les calamités de l'infortunée Jérusalem. Il reçut avec une paternelle bienveillance le vénérable pèlerin, ou plutôt l'ambassadeur que la Providence lui adressait sous la robe de bure de l'Ermite. Il lui promit de coopérer activement à son œuvre aussitôt que les événemente le permettraient, et ei in verbo cujus bajulus erat se fidelem cooperatorem tempore accepto repromisit. Par les ordres du pontife, Pierre se mit à parcourir l'Italie septentrionale, franchit les Alpes et visita successivement tous les princes d'Occident. Son zèle était manifestement inspiré de Dieu. Il pressait, exhortait, reprenait les lâches et les tièdes. La grâce de la persuasion était sur ses lèvres. Il attendrissait tous les cœurs en racontant les malheurs des chrétiens d'Orient, les outrages dont ils étaient victimes, la désolation des lieux saints que le Seigneur avait daigné illustrer par sa présence. Ce n'était point aux princes seuls qu'il s'adressait ; sa parole infatigable se répandait comme une semence féconde sur les foules, dans toutes les cités, dans les moindres villages. Il parcourut ainsi, pieux solliciteur, les nations et les royaumes ; son ambassade l'accréditait près des petits comme près des grands ; il s'en acquittait avec une merveilleuse fidélité, il les évan-gélisait tous et partout. En récompense de sa foi Dieu lui accorda une grâce de persuasion telle que presque jamais sa parole ne tomba en vain sur les multitudes. Il devint ainsi l'auxiliaire du seigneur pape, qui se préparait à le suivre bientôt au-delà des monts. Pierre l'Ermite se fit le précurseur d'Urbain II, préparant les esprits à l'obéissance envers le souverain pontife et déterminant toutes les volontés à la grande entreprise qui allait obtenir le concours universel de l'Europe1. »
6. Deux témoins oculaires, Robert moine de Saint-Remi de Reims et Guibert abbé de Notre-Dame de Nogent-sous-Coucy au diocèse de Laon, constatèrent de leurs yeux et nous ont décrit l'émotion causée en France par les prédications de Pierre l'Ermite. « Je l'ai vu, dit
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1.Guillelm. Tyr. lib. I, cap. un, col. 231.
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p233 CHAP. III — pierre l'ermite.
Guibert, parcourir les villes et les municipes, entouré de telles multitudes, accablé de tant d'offrandes, acclamé par tant de témoignages rendus à sa sainteté, que jamais, je crois, nul homme mortel ne fut l'objet de pareilles démonstrations. Tous les trésors qu'on apportait à ses pieds il les distribuait aux pauvres, ou les employait à retirer du vice de malheureuses créatures que la misère y avait plongées. Son autorité était souveraine pour éteindre les discordes et réconcilier les ennemis les plus acharnés. Dans ses moindres démarches, dans chacune de ses paroles, on croyait sentir quelque chose de divin. La foule se disputait comme des reliques les poils du mulet1 qui lui servait de monture. Je ne prétends point justifier une telle exagération, mais elle prouve l'enthousiasme du vulgaire toujours avide de nouveautés. Nu pieds, une tunique de laine sur la peau, sur les épaules une cuculle qui lui descendait jusqu'aux talons2, et sur le
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1 Guibert de Nogent affectait un purisme littéraire dont les humanistes du XVIe siècle devaient reprendre et exagérer encore la tradition. Il nous avertit, dans la préface de ses Gesta Dei per Francos, qu'il a voulu par l'élégance de son style lutter avec les plus grands historiens de l'antiquité, afin d'immortaliser une expédition dont la grandeur dépasse, dit-il, tout ce que l'antiquité a jamais vu. De fait, son style est tellement soigné que parfois il en devient obscur. Il faut pourtant savoir gré à l'auteur d'avoir résisté aux instances de tous ses amis qui le priaient d'écrire son histoire en vers. Mais il aurait cru gâter sa prose en disant que la monture de Pierre l'Ermite était un âne. Il lui faut un terme plus noble et il dit : Quidquid agebat namque seu loquebatur quasi quiddam subdivinum uidebotur, prsesertim cum etiam de eius mulo pili pro reliquiis raperentur. La vérité est que jamais Pierre l'Ermite n'employa d'autre monture qu'un âne, sans doute pour rappeler mieux à l'esprit des multitudes l'entrée solennelle du Sauveur à Jérusalem. Le fait est attesté par la chronique anonyme intitulée Belli sacri historia, en ces termes : Qui non equi, non muli mulaeve, sed asini tantum vehiculo, quocumque pergebat, utebatur. (Mabillon. Muséum italieum. t. I, 28 partie, p. 13.1
2. La cuculle telle que la portaient les moines et grand nombre de gens du peuple au XIe siècle se terminait en pointe vers le milieu du dos. Celle de Pierre l'Ermite qui lui descendait jusqu'aux talons, cucullo super utrisque talaribus, était donc d'une longueur et d'une forme inusitées. Elle frappa vivement l'imagination des contemporains et valut à Pierre l'Ermite le surnom de Kouxoupetros; (Coucoupètre) sous lequel il est désigné dans l'Alexiade d'Anne Comnène. Ducange fait à ce sujet la réflexion suivante : Vocabulum confectum est nomine viri appellativo et voce xouxoôXAiov truncata, quse lati-nis cucullam notât, unde verosimile rnihi videtur Peirum Erernitam ab ipsis Gallis mililibus joculari vocabuto Petrum cucullatum imiigitatum. (Ducang. Not. 6 in Alexiad. libr. X: Patr. grœe., t. CXXXI, col. 725.)
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p234 PONTIFICAT DU B. URBAIN II (2a PÉRIODE 1094-1096).
tout un manteau de bure, tel était le costume de l'Ermite. Il ne mangeait que du pain ; à grand-peine on le forçait quelquefois d'accepter un peu de poisson. Il ne buvait jamais de vin 1. » Son influence sur les rois, les princes, les seigneurs, n'était pas moindre que celle qu'il exerçait sur le peuple. « Les grands et les sages du siècle, dit Robert le Moine, le tenaient en haute estime. Sa sainteté le plaçait dans l'opinion publique au-dessus de tous les évêques, abbés ou clercs ; son abstinence rappelait celle des prophètes : elle faisait ses délices2. » Un dernier trait recueilli par l'auteur anonyme de la chronique intitulée Belli sacri historia, complète le portrait de l'apôtre des croisades. « Il portait à la main une croix et la présentait comme l'étendard de la guerre sainte à tous les fidèles de la chrétienté3. »