Darras tome 10 p. 146
§ V. Expédition de Julien contre les Perses.
53. L'expédition contre les Perses fit diversion, dans l'esprit de Julien l'Apostat, au désastre de Jérusalem. L'empire tout entier se préoccupait des armements formidables poursuivis sans relâche, depuis trois ans, dans ce but. Des sommes énormes s'engloutis- saient chaque jour en préparatifs de tout genre. Les églises furent dépouillées. La basilique d'Antioche, l'une des plus riches de l'univers, était alors occupée par l'évêque arien Euzoïus dont nous avons précédemment raconté l'intrusion2. Ce prélat essaya d'abord quelque résistance. Mais Félix, le comte des sacrées largesses, envahit le sanctuaire avec une troupe armée ; souffleta le prélat sur son trône en lui disant : « Tu vois bien que ton Dieu ne songe plus à défendre ses adorateurs!» Il fit étaler les calices, les patènes, les lampadaires d'argent et d'or, offerts par la piété impériale de Constantin le Grand et de Constance. « Voyez, disait-il. en quelle vaisselle le fils de Marie se fait servir ! » — Tous ces trésors furent saisis par le fisc, et convertis en monnaie pour la caisse de l'armée. Effrayés par ces violences, les clercs d'Antioche
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1. P. Passaglia, Conférence nel Gesu di Roma. Cet éloquent passage est cité par Mozzoni dans les Tavole cronologiche critiche della storia della chiesa universale, secolo quarto. Nota 30.
2. Cf. no 12 de ce présent chapitre.
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prirent la fuite et se tinrent soigneusement cachés. Le comte des sacrées largesses se préoccupa uniquement de la disparition du prêtre Théodoret, préposé à la garde des trésors de l'Église. Il finit par le découvrir et le manda à son audience, dans l'espoir d'obtenir la révélation de quelques autres objets pré-cieux échappés jusque-là à ses investigations. Théodoret placé entre la trahison ou le martyre n'hésita point. Il prédit au comte une mort prochaine ; annonça que l'empereur périrait lui-même frappé par la vengeance divine dans l'expédition qu'il méditait, et donna courageusement sa vie pour Jésus-Christ. II eut la tête tranchée. La sentence capitale portée contre lui ne fit cependant aucune mention de son titre de chrétien. Elle le déclarait seulement coupable du crime de lèse-majesté. Les deux capitaines des légions Herculéenne et Jovienne, Bonose et Maximi- lien, eurent le même sort, ainsi que deux soldats de la garde, Juventinus et Maximinus, condamnés par Julien comte de Syrie, oncle de l'empereur. Un cri général d'indignation s'éleva contre ces atrocités. L'Apostat crut devoir prendre l'initiative d'un désaveu officiel infligé à son oncle. Dans une audience solennelle, il lui adressa publiquement ces paroles : « Vous m'avez fait plus de tort à moi-même que vous n'en avez fait aux chrétiens. Vous leur avez procuré le titre de martyrs, et à moi celui de tyran. N'ai-je pas officiellement prescrit de ne les point mettre à mort pour cause de religion? Obéissez à cet ordre, et veillez à sa tricte exécution de la part de tous les fonctionnaires de l'empire.» Le comte Julien n'eut pas longtemps à pratiquer cette obéissance. Il mourut deux mois après, dans d'horribles tortures. Une maladie honteuse l'avait réduit à être vivant la proie des vers. «C'est pour avoir servi vos désirs que je suis dans cette lamentable situation, fit-il dire à l'empereur. Croyez-moi, faites rouvrir les églises d’Antioche. » L'Apostat lui transmit cette réponse ironique et barbare : « Vous n'avez à vous plaindre que de vous-même. Apparemment les dieux ont voulu vous punir de votre incrédulité. Quant à moi, je n'ai point fait fermer les églises; conséquemment je n'ai point non plus à les rouvrir. » Le comte de Syrie avait été
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précédé au tombeau, ainsi que nous l'avons dit, par le comte des sacrées largesses, ou trésorier impérial, Félix, lequel avait été emporté par un vomissement de sang, le soir même du martyre de saint Théodoret.
54. L'hypocrisie dans la cruauté et la duplicité dans la spoliation, tels étaient donc les deux caractères distinctifs de la persé- cution savamment organisée par l'empereur apostat. La soif de l'argent devait se dissimuler sous un honnête prétexte de zèle patriotique, et la haine contre les chrétiens se dérober à tous les regards sous l'honorable motif de dévouement à l'empereur. C'est ainsi qu'Apronianus, à Rome, martyrisait les patriciens Flavianus et Dafrosa sa femme, Bibiana et Demetria leurs filles. Les dépouilles de cette famille opulente allaient grossir le trésor impérial et se joindre à celles des deux frères Jean et Paul, anciens officiers supérieurs dans les armées impériales, retirés alors dans leur palais héréditaire du Cœlius, où ils furent simultanément décapités1. Il en fut de même du consulaire Gallicanus, de Pigmenius qui dirigeait alors l'église connue sous le vocable primitif de Pastor,
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1 La demeure des deux martyrs Jean et Paul fut quelque temps après convertie en une basilique, dont les substructions inférieures subsistent encore près de l'arc de Dolabella, avec un antique pavimentum de mosaïque, des peintures plus récentes du Pomarancio, des lions de porphyre, des colonnes de granit et la pierre sur laquelle fut tranchée la tête des saints frères. Cette église est devenue un titre cardinalice de l'ordre des prêtres, aujourd'hui porté par S. E. Msr Cosimo Corsi, archevêque de Pise. Les noms des SS. Jean et Paul, toujours fort célèbres dans l'Eglise romaine depuis le IVe siècle, ont été dès cette époque insérés dans le canon de la Messe, entre ceux de S. Chrysostome et des SS. Cosme et Damien. (Cf. Canon Missœ, Communicantes.) On trouve un office propre pour les deux martyrs SS. Jean et Paul dans les sacrameutaires de S. Gélase et de S. Grégoire, ainsi que dans l’ancienne liturgie romano-gallicane. En Angleterre leur fête était autrefois de celles qu'on appelait de troisième classe, où il y avait obligation d'entendre la messe avant le travail, ainsi que nous l'apprend une constitution d'un concile d'Oxford en 1222. (Cf. Bolland., Act. Sanct. Joann. et Paul., £6 junii; Uundinius, De SS. Joanne et Paulo, eorumque basitiea vetera monuments. Romce, 1737 iu-4°.) Il était juste que la persécution de Julien l'Apostat, l'une des plus terribles que l'Église ait eu à subir, demeurât à jamais représentée par les martyrs dans le livre d'or du canon de la Messe, ainsi que dans le catalogue officiel des soixante-dix princes de la hiérarchie sacrée.
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du prêtre Priscus, du clerc Priscillianus, de la matrone Benedicta, et de Gordien, ancien vice-préfet de Rome. Salluste, le confident de Julien, étendit la persécution dans les Gaules, dont le gouvernement lui avait été confié. Saint Eliphius, l'évêque Eucharius, son frère et leurs sœurs Liboria et Suzanna furent martyrisés à
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Voici les vers consacrés par le diacre Floras, de Lyon, à la gloire des martyrs saints Jean et Paul :
Joannis Pauhque dum sol aitulil orbi,
Qui rubni martyrii serta cruore gerunt.
Vnicus hos sanguis germano fœdere junxit,
Vnica mox fratres morsgue fidesque parit,
Qlim Romulei servantes mœnia regni
Barbaricos slrabant sœpe mucrone globos
Hune ovium Christi purissima septa tuenles,
Dcemonicas arcent vi precibusque minas,
lias morli addixit sacra pro lege tyrunnus
Contcmplor Christi Julianus rabidus ;
Unius ilte Dei cultum prius ore feicbal,
Donec ad culmen scandent imperii.
Ast ubi convaluit misera terrena potestas
ldolum vero prœtulii ille Deo.
Tum famulos Christi lanians, et sanguine paslus
Innocuo, horrendis savit ubique modis.
Verum ubi cœlesti prospexit Christus ab arce,
Audivitque pii sanguinis ille pnees ;
Cnnfestim misera cladem exiiiabilis horœ
Destinât, kostili hostis ut ense ruât.
Vnsiatâ Ecclesiâ, Persas in bella vocarat,
Ac multis septus millilus ibat atrox :
Cum subito arentes deserti ruris in agros
Vecenit, et cuneos perdit ubique suos.
Qnd neque victus erat, nec fons, nec fluminis unda,
Caumate sed nimio iota jacebat humus.
Dumque fremens montes, valles, camposgue peragratt
Sicubi vel modico siilla liquore fluat ;
Incidit adversas condigno errore phalange?,
Perfossusque atra cuspide pectus obit.
Sed rabidus semper et in ipsa morte rebellis,
Inf remit et summum hac w.e lacessit herum .
Sbibe nunc nostrum quem quœris, Christe, cruoremt
Algue avidus lethojam satiare meo.
Ille quidem taies j'usto sub judice pcenai
Sxsolv'.l, post hac tartara caca pètent.
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p150 PONTIFICAT DE SAIST LIBEKIUS {S^iRSoÔ;.
Leucu Tullorum (Toul) 1. Un tribun gaulois, Victricius, qui fut depuis évêque de Rothomagus (Rouen), confessa glorieusement alors le nom de Jésus-Christ. An milieu d'une cérémonie païenne, à laquelle les légions des Gaules étaient convoquées, il jeta publique- ment ses armes et se déclara chrétien. Arrêté aussitôt comme déserteur et traître, il subit la flagellation préalable et fut conduit au lieu du supplice. Mais au moment de saisir la hache pour faire tomber cette noble tête, le licteur fut soudain frappé de cécité. A la faveur du trouble causé par cet incident, Victricius, aidé par ses compagnons d'armes, réussit à s'échapper. Dieu réservait ce soldat chrétien pour le faire asseoir sur le trône des pontifes 2. L'église d'Afrique n'eut pas un meilleur sort. Dès le commence-
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At Domini lestes tacrato sanguine ioti,
Ve'tice laurigero sidéra eelsa pttunt
Quos Ingn pacifico vestil prœfulgida eullu,
Begaliquz ambit purpura clara peplo.
Hos ceu fructiferas florens puradis'is olivas
Irriguo vitœ jugiter amne regat.
Hi sunt ce'.emo candelabra fulgida tempio,
Progtnies tucis, et pietatis hanos.
Sidereo regni suolimi semper in auld
Adslantes populis qui pia vota ferunt.
Quorum propitius precibus nos respice, Chrirtc,
Et purga obscamum quidquid inesse vides.
(Florus, diacon. Lugdun., llymn, in Xnlnl. jp. Joanms
et Pauli; Pair, lat., loin. 0X1.X, col. S56-257.)
1. Cf. Rupertus abbas Tuitiensis (Tuitium, aujourd'hui Deutz ou Duytz, ville prussienne de la province Rhénane, sur la rive gauche dn Rhin, vis à vis de Cologne, dont elle peut être regardée comme le faubourg), Passio B. Eliphii; Ptr tut., tom. CLXX, col. 428. Ce précieux monument, conservé parmi les œuvres de l'abbé Rupert, est bien antérieur à ce dernier. D'après le texte de cette Passio, les saints martyrs de Toul eussent été interrogés par Julien en personne. Nous croyons avec Baronius que la mention de Julien, faite par l'hagiographe, est une erreur posthume introduite par quelque transcripteur ignorant qui aura cru devoir substituer le nom de l'empereur à celui de son lieutenant, pour mieux dramatiser ce sujet. (Cf. Barou., Annal., ad aun. 362, no. 277.) Il est certain en effet que, durant tout son séjour dans les Gaules, Julien dissimula soigneusement ses intentions ultérieures d'apostasie, et ne se démasqua enfin qu'après sa victoire sur Constance, alors qu'il marchait sur Byzance, c'est-à-dire à la période extrême de sa vie, pendant laquelle il n'eut plus jamais l'occasion de reparaître dans les Gaules.
2. Celle histoire d'une authenticité incontestable, nous a été conservée
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p151 CHAP. I. — EXPÉDITION DE JVUEX COSTkE LES fERSES.
ment de son règne, Julien s'était empressé de rendre un édit qui rappelait les évêques donatistes sur tous les sièges dont ils avaient été expulsés par Constantin le Grand et ses successeurs Constant et Constance. Ce privilège, payé largement à l'Apostat par les prélats hérétiques, fut le signal de violences inouïes et de cruautés sans nom. Saint Optat de Milève nous a retracé le tableau émouvant de ces horreurs. A Lemellum 1, à Carpos 2, à Tipasa 3, dans toutes les villes de la Mauritanie, les prêtres et les diacres catho-liques furent égorgés au pied des autels. On dépeçait en mille morceaux le corps tout vivant des martyrs; on dépouillait de leurs voiles les vierges du Seigneur ; on les livrait aux outrages de la soldatesque; on ouvrait les flancs des femmes enceintes pour arracher leur fruit aux entrailles maternelles. L'Eucharistie était livrée en pâture aux chiens. Les ampoules de verre renfermant le saint chrême, étaient jetées par les fenêtres des églises profanées. Les calices d'or et d'argent étaient fondus, réduits en lingots4, et passaient des mains des spoliateurs au fisc impérial, dont ils allaient grossir les ressources. L'odieux de cette persécution était assumé par les
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dans une admirable lettre adressée par S. Paulin de Nole, vers l'an 399, au vénérable confesseur Victricius, devenu évêque de Rouen (S. Paulin., Epistol. six ; Pair, lat., tom. LXI, col. 240-241).
1. Lemellum, cité de la Mauritanie setifienne. — 2. Carpos, ville de l'Afrique proconsulaire. — 3. Tipasa, ou Tapasa, ville de la Mauritanie césarienne.
4. Voici les paroles textuelles de S. Optat : « Ad castellum Lemellense... épistopis vestris juientibus et prœsenlibus, supra altare catholici diaconi occisi sunt Simihter et apud Carpos... In Mauritanie civitatibus, vobis intrantibus quassatio jidpuli fada est, rtwriui sunt in uieris matrum qui fuerant nascituri... Lacerati sunt viri, tracta; sunt matrones, infantes necati sunt, abacti sunt partus... Félix [episcopus Donatista) intra sua brimina et facinora nefanda, ab eo compressam cui initram [vélum virginitatis) ipse imposuerat, a quâ paulo ante pater vocabalur, ne- jnrie inecîtare minime dubitavit... » Les Donatistes prétendaient que les catholiques avaient perdu le privilège de consacrer validement. C'est ce qui explique les profanations auxquelles ils se livrèrent dans la Mauritanie. Le récit de S. Optât à ce sujet mérite d'être signalé à l'attention du lecteur : « Quod vobis levé videtur, facinus immane commissum est, ut omnia sacmsancfa vestri episcopi violarent. Jusserunt Eucharisliam canibus fundi, non sine siyno di- vinijuilicii, nam iidem canes accensi rabie ipsos dominas suos quasi latrones, sancti corporis nos, dente vindice, tanquam ignotos et inimicos laniaverunt. Ampullam (fiinque chrismatis perfenestramut frangèrent jactaverunt ; et cum casu'm adjuvaret '.ilijeclio, non de fuit manus angelica.quœ ampullam spiritali subvectione deducerei t vroitetu casum sentire non votuit ; Deo muniente, illœsa inter saxo, consedit. a
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Donatistes; la politique de Julien n'avait donc qu'à s'applaudir d'un résultat qui lui donnait tous les bénéfices de la spoliation, sans les risques de l'impopularité. Un détail archéologique, précieux pour l'histoire de l'église africaine, est noté ici par saint Optat. Il s'agit des xoimeteria chrétiens d'Afrique, dont les Donatistes revendiquaient la propriété exclusive. Déjà l'illustre archéologue romain M. de Rossi, avait exprimé l'idée qu'on devait retrouver des catacombes chrétiennes, creusées sur le modèle de celles de Rome, dans tous les lieux où la foi s'était implantée aux premiers siècles 1. Cette théorie a été amplement justifiée en ces derniers temps par la découverte des catacombes d'Alexandrie, et de l'île de Crête (Candie). Nous appelons sur ce sujet l'attention des savants qui explorent notre Afrique française. Les monuments se lient intimement à l'histoire, et notre époque aura dans la postérité l'honneur d'avoir rendu à ce grand principe toute son importance. Par la même raison, nous ne voulons point passer sous silence un autre fait qui se rattache à l'histoire monumentale de l'Évangile et que les plus anciens auteurs s'accordent à rapporter à cette période du règne de Julien l'Apostat.
53. « Ce prince, dit Sozomène, avait conçu pour le Christ une haine personnelle qui s'affirmait dans toutes les occasions avec une énergie sans égale. Il apprit que, dans l'ancienne Césarée de Phi-
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1 Voici les paroles de S. Optat : Quid referam etiam illam impietatem de ves- irâ confuratione venienlem? Quia ad hoc lasilicas invadere voluistis, ut vobis tolis cœmeteria vindicetis, non permitlenles sepeliri corpora calholica : ut ler- realis vivos, maie tractetia et morluos, neganies funeribus locum. Si inter viventes fuerat certamen, odia veslra vei mors aliéna compescat. lam lacet, cum quopaulo ante liligalas. Quid insultas funeri? Quid impetis sepulturam? Quid cum mortuis litigas? Perdidisti maliliœ fructum. Et si corpora non vis in unum quiescere, animas tamen in uno apud Deum non poteris separare. (S. Optai. Milev., De Schismate Donatistar., lib. VI, cap. vu; Patr. lat., tom. XI, col. 10S0.) — Ce que nous disons de l'Église d'Afrique au point de vue des catacombes chrétiennes, doit s'appliquer également à la France. Nous ne doutons pas que ces antiques monuments de la foi sur le sol des Gaules, aujourd'hui si profondément oubliés, n'existent encore, au moins par fragments, dans les entrailles du sol. La crypte de S. Denys l'Aréopagite, découverte en 1611, à Montmartre, en est la preuve. (Cf. S. Denys l'Aréop., premier évêrjue de Paris, p. 170 et
suiv.) Nous en dirons autant de la crypte récemment découverte de saint Audéol, au bourg de ce nom.
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lippe alors connue sous le nom de Panéas, on conservait la statue de Jésus-Christ érigée par la piété reconnaissante de l'hémorrhoïsse dont parle l'Évangile. Après sa guérison miraculeuse, cette femme avait voulu consacrer au sein de sa patrie le souvenir d'une puissance divine dont elle avait éprouvé la miséricorde. Julien fit détruire cette statue et la remplaça par la sienne. Mais quelques jours après, la statue impériale fut frappée par la foudre, qui en brisa tout le buste jusqu'à la poitrine. On peut encore aujourd'hui, dit Sozomène, voir à Panéas cette statue mutilée de Julien, témoignage irrécusable de la vengeance divine 1. » Malgré cette assertion précise et formelle d'un auteur contemporain, la critique officielle avait jusqu'à ce jour écarté de l'histoire un récit intéressant à tant de titres. S'il est vrai que l'hémorrhoïsse de l'Évangile, miraculeusement guérie par le Sauveur, ait élevé une statue à la mémoire de son bienfaiteur divin, il en résulte que l'histoire même de l'Évangile n'est pas, comme le rationalisme moderne l'affirme, un centon légendaire créé de toutes pièces par l'imagination des siècles subséquents. La cité de Panéas, rebaptisée de ce nom païen par Julien l'Apostat, antérieurement décorée du vocable impérial de Césarée, par l'adulation du tétrarque Philippe fils d'Hérode l'Iduméen, était la capitale de la tribu de Dan. L'hémorrhoïsse, originaire de cette ville, y aurait, d'après le récit de Sozomène, élevé une statue au Dieu Sauveur. Avant de répudier ce fait comme un apocryphe inadmissible, il eût fallu d'abord prendre la peine de l'examiner un peu plus sérieusement. Sozomène, disait-on, est un écrivain sans discernement et sans critique, dont le témoignage est nul de soi. Après une pareille assertion, dépourvue de toute espèce de preuves, on se croyait dispensé d'insister davantage. Un tel procédé n'est plus acceptable de nos jours ; on nous pardonnera donc de ne tenir aucun compte de cette fin de non-recevoir. Sozomène vivait en 439, avait vu la statue de Julien mutilée par la foudre. Un témoin contemporain qui a vu, pèse plus, dans la balance de l'histoire, que soixante critiques posthumes qui n'ont rien vu. Sozomène affirme
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1. Sozomen., Hist. eccles., lib. V, cap. sxi ; Patr. greec., tom. LXVH, col. 12S0.
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que l'hémorrhoïsse de Panéas avait érigé une statae au Christ son bienfaiteur. Sozomène n'avait pas vu cette statue primitive; mais Eusèbe de Césarée l'avait vue. Cette statue était l'un des monuments les plus fameux de la ville dont il était évêque. Voici comment Eusèbe de Césarée la décrit : « Puisque j'ai prononcé le nom de cette cité, dit-il, on ne trouvera pas hors de propos que je consigne ici un fait digne de fixer l'attention de la postérité. L'hémorrhoïsse guérie par le Sauveur était originaire de cette ville ; on y montre encore la maison qu'elle habitait. Sous le portique de cette demeure, une statue d'airain, placée sur un socle de pierre, représente l'hémorrhoïsse dans l'attitude d'une suppliante, fléchissant lss genoux et tendant les mains jointes vers une autre statue de même métal, représentant un homme vêtu d'un manteau et dont la main droite semble se diriger de son côté. À la base du monument, une plante d'espèce inconnue croît d'elle-même. On dit qu'aussitôt qu'elle atteint la frange du manteau, elle acquiert la propriété de guérir toutes les maladies. Les habitants de Césarée tiennent pour certain que cette statue a reproduit très-exactement les traits de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Ce monument conservé jusqu'à nos jours fut le premier objet qu'on me fit voir, à mon entrée dans la ville. Du reste il ne faudrait pas s'étonner que les Gentils, reconnaissants des bienfaits du Sauveur, eussent conservé avec tant de soin une de ses images. J'ai eu l'occasion de voir d'autres peintures parfaitement authentiques représentant non-seulement le Christ, mais les apôtres Pierre et Paul. On sait d'ailleurs que les anciens avaient la coutume de perpétuer l'image de tous les bienfaiteurs de l'humanité 1. » Ainsi parle Eusèbe, témoin ocu-
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1. Euseb.. C.tsar., Mit. frcîes., lib. VII, cap. xviu. Le lecteur nous saura gré de lui donner ici un texte fort curieux et presque inconnu, dont S. Jean Damascène se servit, en 730, dans sa lutte contre l'empereur iconoclaste Léon l’Isaurien. Le pieux docteur fit paraître successivemeut trois discours intitulés : De Sacris imaginibus, où il prouvait l'apostolicité. la légitimité et la haute convenance du culte des images. A la fin de chacun de ces discours, il joignit un appendice où il insérait intégralement, sous forme de pièces justificatives, les passages des écrivains apostoliques et des Pères de l'Église sur l’exemple et la doctrine desquels il s'appuyait. Or, parmi les pièces jus-
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p155 CHAP. I.. — expédition co:;ï?j: :.ks psnsns.
laire, qui écrivait un siècle et demi avant Sozomène, et dont la qualité d'évêque de Césarée suffirait seule à écarter tout soupçon
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tificatives du troisième discours, on lit la mention suivante : « Extrait de la Chronographie de Jean d'Antioche, dit Malala, au sujet de l'hémorrhoisse de l'Évangile, et de la statue élevée par cette femme au Christ Sauveur. — Après le baptême de Jésus-Christ, le nom de Jean-Baptiste devin célèbre. Hérode, le tétrarque, lui fit trancher la tête dans la capitale de la Trachonitide, Sébaste (Samarie), le VIII des calendes de juin, sous le consulat de Flaccus et Rufin. A la suite de ce crime, Hérode prit en dégoût la ville de Sébaste ; il quitta la Judée et vint se fixer à Panéade (Césarée). Une femme des plus opulentes de cette cité s'y trouvait alors; elle se nommait Bérénice (Véronique). C'était l'hémorrhoïsse dont l'Evangile raconte la gnérison miraculeuse. Elle souhaitait élever à Jésus-Christ une statue, mais n'osait le faire sans la permission du roi Hérode. Elle obtint une audience du prince, lui exposa son désir en y joignant une supplique conçue en ces termes : A l'auguste Hérode, tétrarque et législateur (Tesmodotè, - haut justicier) des Juifs et des Hellènes, roi du pays de la Trachonite, humble requête de Bérénice, habitant l'illustre ville de Panéade. La justice, la bonté, les plus éminentes vertus rehaussent l'éclat de votre diadème. Je le sais, et c'est dans cette persuasion que j'ose vous adresser ma prière, avec l'espoir que vous daignerez l'exaucer. Voici l'objet de ma requête : Dans mon adolescence, je fus prise d'une perte de sang, dont les médecins les plus habiles ne purent me guérir. Vainement j'eus recours à leur art, dépensant pour les consulter toute ma fortune, et ne trouvaut nulle part de remède efficace. A cette époque, j'entendis parler du Christ, dont on vantait les étonnants miracles; on disait qu'il ressuscitait les morts, rendait la vue aux aveugies, et chassait les démons du corps des possédés. J'allai à lui comme vers une divinité. Quand je le rencontrai, il était environné d'une foule immense: je n'osais pas lui déclarer la nature de mon mal, dans la crainte qu'une telle infirmité ne le révoltât *, et qu'au lieu d'attirer sa compassion elle n'éveillât son courroux, ce qui aurait pu me valoir une aggravation dans mon triste sort**. Je me disais donc à moi-même qu'il me suffirait de toucher la frange de son manteau et que je serais guérie. Dans cette pensée, je me glissai parmi la foule, je parvins à toucher le bord de sa robe, et lui volai ainsi ma guérison; car le flux de sang s'arrêta aussitôt ; j'étais guérie. Mais lui, qui avait lu dans mon cœur et qui savait tout, éleva la voix et dit : Qui m'a touché? Une vertu est sortie de moi. Pâle de frayeur, poussant un cri, je tombai à ses genoux, craignant toujours que la maladie ne me reprît avec une nouvelle
*. Poir comprendre le sentiment de l’hémorrhoïsse, il faut se rappeler que les prescriptions Mosaïques rangeaient son infirmité parmi les impuretés légales les plus odieuses. (Levit., ht, î-5 ; xy, 24-33-, xvm, 19; XX, 18.) Isaïe, Jérémie, tous les prophètes avaient emprunté ce terme de comparaison pour exprimer l'abomination la plus caractérisée. L'hémorrhoïsse craignait donc de révolter en Notre-Seigneur Jésus-Christ le sens Juif. — ** Elle raisonne comme si, pour la punir de son audace, Notre Seigneur eût été capable d'aggraver son mal au lieu de le guérir.
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d'ignorance ou de mauvaise foi. Le fait historique en question n'est donc point une légende apocryphe, mentionnée uniquement par
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violence *, et baignant la terre de mes larmes, je lui avouai ce que j'avais fait. Me regardant alors avec une bonté miséricordieuse, il confirma le bienfait de ma guérison par ces paroles : Ma fille, ayez confiance, votre foi vous a sauvée, allez en paix. — Auguste souverain, ayez pour moi une bienveillance semblable et accordez à ma supplication l’objet de ma requête. — Hérode lut ce placet. Le miracle ainsi attesté lui faisait éprouver une véritable émotion **. Il répondit à la suppliante: La guérison que vous avez obtenue mérite en effet d'être constatée par un monument de votre reconnaissance. Allez donc, et érigez à celui qui vous a sauvée la statue que vous projetez. — Après cette autorisation, Bérénice fit élever, au milieu de la ville de Panéade, une statue représentant Notre-Seigneur Jésus-Christ. Le métal était d'airain, mêlé d'argent et d'or. Aujourd'hui encore ce monument existe. Du milieu de la cité il a été transporté depuis longtemps dans un oratoire. Je l'ai vu moi-même, à mon passage dans cette ville. Quant aux détails historiques que je viens de citer, je les ai transcrits à Panéade même, dans la relation qui en fut faite par un Juif converti, nommé Bassus. Cette relation contenait encore beaucoup de documents intéressants sur tous les princes qui ont successivement régné en Judée. » (S. Joan. Damasc, De Sacr. imagin., Orat. ni; Append. Pair, gi'œc, tom. XCIV, col. 1370.) Tel est cet extrait inséré par Damascène dans ses pièces justificatives. En 1710, époque où Lequien donna l'édition définitive des œuvres de ce Père, on regardait encore la chronographie de Jean de Malala comme une collection faite par un auteur du VIIe siècle (675), et on ne lui attribuait aucune espèce de crédit. Comment, disait-on, Jean de Malala pouvait-il, au VIIe siècle, désigner sous le vocable païen de Panéade, une ville qui avait, depuis l'an 500, repris universellement son nom de Césarée ? Nous avons déjà dit (Cf. tom. IX de cette Histoire, pag. 76) que la science moderne a restitué les douze premiers livres de cette précieuse chronographie à leur véritable auteur, Nestorianus, écrivain ecclé- siastique d'Antioche, mort en 474. C'est donc Nestorinuus qui a inscrit au livre X de sa chronographie (Jean. Mal., Chronograph., lib. X ; Pair, grœc, tom. XCV11, col. 364), le curieux passage cité par S. Jean Damascène. C'est Nestorianus qui a vu « de ses yeux, » dans le courant du Ve siècle, le vestige du monument élevé au Christ par l'hémorrhoïsse de Panéas. C'est Nestorianus qui nous apprend que le monument primitif avait été depuis longtemps déplacé du milieu de la ville, circonstance qui s'accorde parfaitement avec la dévastation sacrilège ordonnée par Julien l'Apostat. Une fois de plus donc, la critique est forcée de s'incliner devant des traditions qu'elle avait trop orgueilleusement rayées de l'histoire et reléguées parmi les fables apocryphes.
* Cette fois, elle a réellement touché le Sauveur, et par ce contact a pu, dans le sens pharisaîque, lui avoir imprimé une souillure. Tel est l'objet persistant de sa terreur. —
•• On pent rapprocher cette impression éprouvée alors par Hérode de ces paroles de l'Évangile : Herodes erat cupiens ex multo tempore videre eum, eo quod audierat mutta de eo et tperabat âgnum aliquod videre ab eo fieri (Luc, zxiii, 8).
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p157 CHAP. I. — EXPÉDITION DE JULIEN CONTRE LES PERSES.
Sozoroene. Ajoutons que Rufin, autre écrivain contemporain dont on n'a jamais incriminé la crédulité, reproduisait dans sa traduction latine le récit d'Eusèbe de Gésarée, sans y relever la moindre inexactitude. Enfin Philostorge, après tous ces témoins, vient ap- porter lui-même une dernière et décisive attestation. « Les païens de Césarée, dit-il, profitèrent du règne de Julien pour briser la statue du Sauveur. Ils l'arrachèrent de sa base, et lui attachant une corde aux pieds, la traînèrent dans les rues de la ville. Après cette promenade ignominieuse, ils la brisèrent à coups de massue. Un des assistants réussit à s'approprier la tête, qu'il emporta dans sa demeure et conserva soigneusement. J'ai vu, de mes yeux, ce débris auguste, qui subsiste encore aujourd'hui à Césarée 1.» Tel est le témoignage de Philostorge. Il nous semble difficile, en présence de ces détails concordants, circonstanciés, unanimes, de rejeter comme apocryphe un récit qui intéresse à un si haut point l'archéologie sacrée, l'histoire évangélique et l'iconographie chrétienne.